Par Olivier
Vous embarquez avec nous pour franchir le Détroit de Torrès ?
Autant le confesser tout de suite, je n’y ai pas fait d’images. Il n’y faisait pas beau, et nous l’avons franchi pour l’essentiel de nuit…
J’ai juste un regret pour le serpent, qui restera seulement une image incroyable dans ma mémoire, mais j’étais tellement surpris, et cela s’est passé tellement vite !
Un jour, il faut songer à quitter l’Océan Pacifique. Et pourtant, j’y reviendrais bien un jour, si Dieu me prête vie encore, pour pousser mes étraves un peu plus loin (mais pas les mêmes, 3 peut-être, ou alors 2 encore, mais plus légères, plus rapides) dans des coins comme je les aime, hors des sentiers trop battus. « J’aime l’Océan Pacifique, ça fait quelque chose de magique, y a rien à faire qu’à rêver… » comme disait la chanson des années 70 de Gilbert Montagné.
Pour l’heure, plus prosaïquement, nous sommes dans ce que j’appelle élégamment l’anus du Pacifique. Oui, oui. Cette région tout à l’ouest du grand océan, formant un entonnoir entre au nord les Iles Salomon et la Papouasie Nouvelle-Guinée, et au sud le Queensland australien, nous a donné maintes fois ces dernières semaines la preuve que s’y concentraient nuages, vents, orages et précipitations. Le soleil s’est fait rare depuis notre départ de Nouvelle-Zélande. Alors, pour poursuivre cette audacieuse métaphore, je veux bien que notre voilier soit assimilé à une petite perle du Pacifique qui aurait été ingurgitée par inadvertance et dont on attendrait l’expulsion salvatrice à la sortie … du détroit de Torrès !
Retour à la lumière, au ciel bleu, au soleil des tropiques, côté Mer d’Arafura. C’est notre objectif du moment, passer de l’Océan Pacifique à l’Océan Indien. Pour ce faire, il faut franchir une région maritime complexe sur le plan de la cartographie, une région qui inquiétait à ce point les grands navigateurs d’autrefois qu’ils avaient parfois du mal à trouver le sommeil des semaines avant d’y parvenir : le Détroit de Torrès. Sait-on que l’une des raisons, parmi d’autres, qui ont contribué à la mutinerie survenue à bord du Bounty aux Tonga (William Bligh contre Fletcher Christian, vous vous souvenez ?) a été la nervosité grandissante du Capitaine Bligh à l’approche du détroit, devant ce qu’il considérait comme le laisser-aller qui s’était insidieusement installé à bord du navire pendant les mois d’escale à Tahiti, une situation qu’il avait peine à reprendre en main, alors que le franchissement du Détroit de Torrès approchait, et se trouvait être le dernier mais aussi le plus sérieux obstacle à la réussite de la mission que lui avait confiée l’Amirauté britannique : ramener son chargement d’arbres à pain et autres plantes polynésiennes aux Caraïbes pour les y implanter, et fournir ainsi aux esclaves des plantations principalement jamaïcaines de l’empire une nourriture de base facile et abondante.
Et moi, modeste marin de l’an 2000, utilisant la cartographie électronique, la navigation par satellites, et navigant à bord d’un excellent voilier, je peux vous dire que tenter de franchir le Détroit de Torrès et ses multiples dangers, à la fin du XVIII ème siècle, en l’état de la cartographie connue et des instruments de navigation disponibles à l’époque, avec des voiliers lourds et peu manoeuvrants, c’était réellement une aventure. Y réussir était un exploit.
Messieurs, je mets bas devant vous mon chapeau de farmer néo-zélandais…
Pendant l’attente à Port-Moresby, j’ai passé du temps à étudier les parages du détroit, et j’ai programmé pour cette occasion exceptionnelle dans mes deux récepteurs de navigation par satellites (l’un ne servant jamais, mais étant là en secours) une liste d’une bonne vingtaine de waypoints (points de passage), qui jalonnent les tronçons de route que nous devrons suivre dans le détroit pour rejoindre la Mer d’Arafura. J’ai aussi pris la précaution, avant notre appareillage de Port-Moresby, de prendre contact avec le service des douanes australiennes, pas corrompu, lui, mais particulièrement exigeant et strict quant au respect de sa réglementation pour les voiliers souhaitant faire escale au pays des kangaroos. Parmi ces exigences draconiennes, celle de signaler au minimum 4 jours à l’avance son intention d’escaler en Nouvelle-Hollande avant de pénétrer dans les eaux territoriales, en envoyant préalablement un « Small vessel report » bourré d’infos sur le pedigree du bateau et de son équipage. Pour avoir négligé cette consigne, certains skippers ont connu les tribunaux aussies et la prison attenante, en sus d’une forte amende. Les moyens techniques et humains que déploie ce pays pour protéger ses frontières nord de l’immigration clandestine et de la drogue sont incroyables. Dans les 12 heures suivant mon message e-mail, le centre australien des customs me répond en accusant réception. Dès lors ils connaissent notre existence, savent que nous n’avons pas l’intention de nous arrêter sur le territoire australien en principe, mais il me semble que si jamais nous sommes obligés de le faire, en cas d’avarie par exemple, il sera probablement possible de négocier la réduction du délai de prévenance.
Pour mieux comprendre la problématique du Détroit de Torrès, sans avoir la carte détaillée sous les yeux (un joyau d’hydrographie !), peut-être faut-il savoir que 81 milles marins (1 mille marin = 1,852 km) séparent dans l’axe nord/sud le Cap York, extrême nord du mainland australien, de la pointe sud de la Papouasie Nouvelle-Guinée au droit du détroit. Mais ce détroit est truffé de hauts-fonds affleurants, de récifs coralliens, d’îles et d’îlots posés çà et là au gré des caprices du Great Barrier Reef, la Grande Barrière de Corail australienne qui pousse jusque là son fabuleux empire de vie sous-marine. C’est ainsi que selon un axe est/ouest cette fois, les formations coralliennes occupent pas moins de 180 milles de large, formant une barrière infranchissable à la navigation, à l’exception, en venant de l’est, de deux passages étroits qui se rejoignent à quelques milles au nord du Cap York, côté australien. Les eaux y sont peu profondes, les minima étant compris entre 10 et 15 mètres, ce qui limite naturellement la taille des navires de commerce qui empruntent le détroit.
En venant de Port-Moresby, Jangada va emprunter le Great North East Channel. A l’inverse, les bateaux en provenance du Queensland australien empruntent le Great South East Channel, un chenal long de plus de 400 milles qui serpente entre les formations coralliennes à l’intérieur de la Grande Barrière jusqu’à la latitude de la ville de Cairns. Ces deux chenaux se rejoignent au nord du Cap York pour poursuivre leur route à l’ouest par Prince of Wales Channel, lequel conduit aux eaux libres de la Mer d’Arafura en une quinzaine de milles.
A cette géographie très particulière des lieux s’ajoutent deux critères qui compliquent encore la donne : le courant sud-équatorial de l’Océan Pacifique pousse ses eaux vers l’ouest dans le détroit, ce qui crée un flux principal portant à l’ouest, d’une part ; et d’autre part, le courant de marée, alternatif lui, vient s’ajouter ou se retrancher au courant sud-équatorial. On observe ainsi à certains endroits du Détroit de Torrès des courants supérieurs à 10 nœuds, mais disons que dans la partie utile du détroit, les courants de 2 à 5 nœuds sont fréquents. En ce qui concerne l’état de la mer, il est bien sûr directement lié à la direction et à la force du vent soufflant sur le détroit, mais aussi à la combinaison des courants, variable d’heure en heure, sachant que le vent soufflant à l’inverse du courant lève vite une mer hachée, cassante, et potentiellement dangereuse. Le nombre incroyable de récifs qui encombrent l’endroit a tout de même un avantage : la mer y est cassée assez systématiquement, et le creux des vagues s’en trouve réduit. Par temps maniable, on navigue donc en eaux relativement calmes, malgré une augmentation fréquente de la force du vent aux parages de Torrès.
Jangada quitte le lagon de Port-Moresby, ses raskols et ses douaniers véreux, le 27 Juin en fin d’après-midi. Le vent est encore soutenu, 25 nœuds, et les moteurs peinent à nous hisser jusqu’à Basilisk Pass, dans l’axe du vent. Avant d’abattre vers le goulet, nous envoyons la grand-voile à 2 ris, et dès que nous laissons porter, le speedomètre grimpe à 9/10 nœuds. La mer est encore formée, le pont se fait rincer, puis les récifs de tribord parés, nous mettons le cap sur notre premier waypoint, à quelques 135 milles dans l’ouest. Le ciel est bas, chargé de gros nuages sombres qui roulent rapidement sur une mer grise à la tombée du jour. Mon petit équipage montre assez peu d’enthousiasme à ce départ en fanfare, mais pour ma part, j’apprécie d’en finir rapidement avec ce coin obscur du Pacifique. Le premier danger à parer avant d’entrer dans Torrès, ceux sont les Portlock Reefs, à laisser à une dizaine de milles au sud de la route. Par un temps pareil, la mer doit y briser de façon absolument grandiose, mais je préfèrerais voir ce spectacle d’un bon hélico à double turbine, plutôt que depuis le pont de Jangada. Lorsqu’on passe nord/sud de Portlock Reefs, les fonds océaniques passent brutalement de 1200 mètres à moins de 100 mètres. Ce sont les marches en dur au bord de la grande piscine océanique. Je regarde avec amusement l’écran de notre sondeur capter cette remontée vertigineuse. Nous sommes encore à 65 milles de Bramble Cay, qui marque l’entrée nord-est du Détroit de Torrès. La nuit a été mouvementée, mais on a bien marché. Un jour toujours gris se lève sur une mer qui ne l’est pas moins. Nous sommes le 28 Juin. 35 milles plus loin, nous laissons East Cay à bâbord. Au sud de ce récif existe une entrée secondaire au Great North East Channel, Pandora Passage, qui conduit à Flinders Entrance. (La Pandora était le navire britannique envoyé par l’Amirauté pour pourchasser et ramener en Angleterre ceux des mutins du Bounty revenus à Tahiti, mais ce navire allait être drossé peu après sur les récifs…). Jangada file bon train et vers 15H30, dans un vent qui a molli à 20 nœuds, nous approchons de Bramble Cay, qui porte un phare qu’on ne voit pas avec cette mauvaise visibilité. Nous sommes dans Bligh Entrance, le début du Détroit de Torrès. Eh oui, encore ce satané William Bligh, non pas parce qu’il emprunta ce passage avec sa chaloupe de rescapés de Tofua (vous vous souvenez de la grotte ?) sur la route de Timor, puisqu’il passa par la côte est-australienne au sud, mais parce qu’il l’emprunta bel et bien lors de son deuxième voyage dans le Pacifique, au cours duquel, chose que l’on sait rarement, il s’acquittât, et cette fois sans mutinerie, de sa mission originale à Tahiti. A partir de Bligh Entrance, le franchissement NE/SW du Détroit de Torrès représente en ligne droite une route de 133 milles au milieu des récifs selon un cap moyen au 233, entre Bramble Cay et la bouée de dégagement de Harrison Rock à la sortie de Prince of Wales Channel, à l’ouvert de la Mer d’Arafura. Dans la réalité, le franchissement du détroit représente exactement 141 milles de navigation au milieu des hauts-fonds. Au sud de Bligh Entrance existe une vaste zone de récifs d’où émergent principalement Darnley Island et Campbell Island. Le premier segment de route court au 236 pour 27 milles jusqu’à Stephens Islet à bâbord. Les fonds ne sont plus que d’une quarantaine de mètres. Le segment suivant court au 224 pour 29 milles jusque par le travers d’Arden Islet à bâbord. A l’ouest, l’étendue immense de Warrior Reefs. Au milieu de ce segment existe un premier mouillage possible sous le vent de Dalrymple Island à tribord du chenal, utilisable par ceux qui préfèrent éviter de naviguer de nuit dans ce dédale de formations coralliennes ourlées de sympathiques courants. En ce qui nous concerne, et malgré l’absence de radar (en panne depuis des lunes), notre choix, à partir du moment où nous avons eu l’assurance que la cartographie électronique était fiable et bien calée par rapport à la réalité, a été, avec 2 GPS programmés à l’identique à la table à cartes, et un temps globalement maniable, de faire route sans s’arrêter ni tenir compte de la lumière du jour. Troisième segment au 209 pour 15 milles, obligeant à serrer le vent SE de plus en plus, mais en conservant une bonne vitesse, jusqu’à Dove Islet à tribord. Les fonds sont alors inférieurs à une vingtaine de mètres. Segment suivant 14 milles au 213, avec un léger répit au niveau du cap. La route laisse Coconut Island et Richardson Reef à bâbord, jusqu’au droit de Vin Islet du même bord. Le segment suivant, au 260 pour 10 milles, implique un bon virage à droite entre Bet Reef au nord et Sue Reef au sud, par Vigilant Channel. C’est ce passage étroit entre deux récifs, tout de même balisés d’un phare chacun, qui m’inquiétera le plus, m’obligeant à croire pendant 1 heure environ à l’infaillibilité et à la précision de la navigation moderne, heureusement favorablement éprouvée au cours des heures précédentes. Pour ajouter à mon insomnie totale de cette nuit du 28 au 29 Juin, les fonds ne sont plus que de 10 à 15 mètres à cet endroit. Deuxième mouillage possible sous le vent de l’île Sue, par fonds inférieurs à 10 mètres, sur une langue de corail qui déborde cette île à l’ouest. Puis 10 milles au 200 jusqu’à Harvay Rocks à tribord, pour le segment le plus serré du détroit par rapport au vent : je démarrerai le moteur tribord en appoint sur ce parcours. C’est le moment que choisira, dans l’obscurité totale, la poulie de bosse du 2ème ris pour exploser ! Je retrouverai au matin l’axe principal d’accroche de la poulie aux sangles de chute en morceaux épars sur le pont, mais la poulie, elle, restera dans les fonds tourmentés du Détroit de Torrès, comme un souvenir intemporel de notre passage en ces lieux. S’ensuivit une manœuvre acrobatique d’urgence du Captain pour fixer, lampe frontale en action, une poulie neuve et repasser la bosse, afin de poursuivre la route au plus tôt sans laisser place à une dérive dangereuse. Le dernier segment de Great North East Channel, au 239 pour 17 milles, rejoint l’île double de Twin Island à tribord. Le chenal se faufile alors entre Twin Island et East Strait Island, par des fonds de 15 à 20 mètres, et opère 5 milles plus loin dans le 258 la jonction avec Great South East Channel, provenant de la Grande Barrière de Corail. Vers 06H00 du matin, nous franchissons la longitude du Cap York, 142°32’ Est. Près de 456 jours après être entrés dans l’Océan Pacifique à Balboa, à la sortie du Canal de Panama (c’était le 30 Mars 2010), nous laissons derrière nous cet immense étendue d’eau qui nous laissera tant d’images inoubliables. 15 mois se sont écoulés. Nous entrons dans l’Océan Indien. Un couple de bouées vert/rouge, que je découvrirai dans la lueur pâle de l’aurore, une moque de café noir à la main, marque le début de Prince of Wales Channel, long de 14 milles pour 4 segments orientés en moyenne au 256. Ce chenal passe au nord immédiat de Wednesday, Hammond et la fameuse Thursday Island. Un no man’s land douanier, une zone à réglementation particulière où certains voiliers choisissent d’effectuer leurs formalités d’entrée en Australie, avant, en général, de poursuivre leur route sur Darwin. Pour notre part, nous avons considéré à bord de Jangada que passer quelques jours dans la grande ville du nord du pays ne nous apprendrait pas grand-chose sur l’Australie, un pays suffisamment grand pour préférer le visiter un jour, peut-être, en Land-Rover, par les pistes de l’intérieur. Un nouveau jour se lève sur l’extrême nord de l’Australie. Fatigué par cette nuit sans sommeil passé devant les écrans de ma table à cartes, mais aussi à manœuvrer et même à réparer, je regarde avec Marin défiler ces côtes arides des Northern Territories australiens. Pas âme qui vive, le courant nous emmène à une vitesse de 10 nœuds vers la sortie du détroit. J’aperçois enfin la bouée d’Harrison Rock, oblique dans la veine de courant : la fin de nos peines. Il est 08H00 du matin, nous naviguons en Mer d’Arafura, une mer étonnamment peu profonde, 10 à 15 mètres au début, pour seulement une cinquantaine quelques 300 milles plus à l’ouest, au nord du Cap Wessel qui ferme le golfe de Carpentaria. Il faut encore parer quelques hauts-fonds, puis passer à proximité de Booby Island, avant de naviguer à nouveau en eaux libres vers Kupang, notre port d’entrée en Indonésie, quelques 1100 milles plus loin… Kupang, au Timor Occidental (aujourd’hui province indonésienne), où se rendait l’incontournable William Bligh, sans doute mauvais capitaine mais certainement bon marin, avec sa chaloupe non pontée de 21 pieds et 9 pouces, et ses 18 hommes d’équipage restés loyalistes, une traversée de plus de 3600 milles marins effectuée en 48 jours depuis Tofua aux Tonga, qui le vit arriver à destination, lui, ses hommes et son petit canot, en très mauvais état, mais sans perte de vie humaine, le 15 Juin 1789… A l’issue, il faut lui rendre un juste hommage sur ce plan, d’un des plus grands exploits maritimes de tous les temps…
Dès les premières heures de la journée du 29 Juin, moins de 48 heures après notre départ de Port-Moresby, le ciel se dégage sur la Mer d’Arafura. Nous doublons Booby Island sous un ciel immensément bleu, tandis que Jangada glisse sur des eaux d’un vert-bleu étincelant : nous sommes dans l’Océan Indien !
Les jours qui suivront seront parmi les plus agréables à la mer que nous ayions connus depuis le départ de La Rochelle. Vent portant de 15 à 20 nœuds, grand beau temps, spinnaker de vent arrière, pêche à la bonite, et ti-punch (avec du rhum ambré papou !) au coucher du soleil pour le Captain. Un noddi brun viendra passer une nuit sur le garde-corps bâbord. Il a du se perdre au large du Golfe de Carpentaria. Il sentira la terre le lendemain matin à proximité des îles Wessel, et nous quittera au blanchiment de l’aube.
De temps à autre, les jours suivants, le bi-moteur blanc et rouge des douanes australiennes, certainement bourré d’électronique, nous survolera à basse altitude, nous posant invariablement à chaque fois les mêmes questions en VHF : nom du bateau, pavillon, port d’immatriculation, port de départ, port de destination, nombre de personnes à bord, présence éventuelle de passagers clandestins…
Mais à bord de Jangada, un souvenir particulier de notre passage du Détroit de Torrès restera gravé à jamais dans ma mémoire.
Davantage que cette nuit sans sommeil, davantage que les heures passées à observer sur l’écran de mon ordinateur le spectacle incroyable de la carte marine du détroit.
Nous venons de doubler Bramble Cay, et filons à une dizaine de nœuds, cap au sud-ouest. Il est 17h00 environ, le 28 Juin, la lumière du jour décline sous le poids des nuages sombres. Soudain, mon regard, désormais habitué à scruter sans effort le moindre recoin de mer dans notre horizon, est attiré par une forme inhabituelle à la surface de l’eau, à quelques dizaines de mètres devant les étraves. Une forme étrange, lovée en spirale, de couleur beige clair uniforme, occupant peut-être 1,10 à 1,20 mètre de diamètre, flotte à la surface, droit dans la trajectoire de Jangada. Elle est immobile, mais le bateau s’en rapproche rapidement. Au-dessus se dresse, peut-être d’une cinquantaine de centimètres, ce qui semble être une tête oscillante. Je pense à un serpent, mais là, en pleine eau ! Nous nous rapprochons très vite, je crie « Venez-voir ! » à Barbara et aux enfants. La barre à roue mécanique est débrayée, comme toujours au large pour économiser le travail du pilote automatique. Avant que ce qui me semble bien être un serpent ne disparaisse sous la nacelle, j’acquière la certitude que c’en est un. Il a vu le voilier arriver sur lui, mais il est trop tard pour choisir la fuite, alors il a adopté une position d’attaque, là, à la surface de l’eau ! Nous lui passons dessus dans un fracas de vagues et de gerbes d’eau, et je ne verrai pas sa détente. Probablement a-t-il choisi de lancer sa gueule ouverte vers l’un des flotteurs, mais cela s’est passé sous la nacelle, hors de notre vue. A cet endroit, le bateau n’offre aucune prise à la morsure. Quand il réapparaît entre les deux flotteurs à l’arrière, il s’est étiré de tout son long, et nage, furieux, vers nous, comme s’il voulait nous rattraper ! Il mesure au moins 4 mètres de long, et le diamètre de son corps devait atteindre une quinzaine de centimètres…
Très vite, il disparaît dans les vagues chahutées du sillage, tentant de nous poursuivre…
C’était le serpent du détroit, une image à jamais gravée dans ma mémoire…