dimanche 24 avril 2011

Billet N°101 -De l’apprentissage du commerce international à la micro-entreprise prospère…

Jeudi 31 Mars 2011


Par Olivier

Evidemment, je souhaitais que ce soit nos ados eux-mêmes qui vous racontent leurs deux premières expériences de business international !

Mais rien à faire, c’est encore moi qui m’y colle…

Petit retour en arrière.

En voyage, il est facile de saisir les opportunités d’éveiller l’intérêt des enfants pour les choses nouvelles. Les occasions ne manquent pas. Un soir, fin Mars, nous sommes à l’ancre dans la rivière de Kerikeri, au fond de la Baie des Iles, en Nouvelle-Zélande. Alternativement, le courant de marée tire la chaîne de mouillage de Jangada vers l’amont, puis vers l’aval. En pleine nuit, je suis réveillé par des petits chocs étranges contre les coques. Au fil du temps, depuis notre départ, j’ai inconsciemment développé, comme tous les skippers au long cours, une perception assez sensible à toute la gamme des sons du bateau et de son environnement. L’organisme humain, revenu à un état plus proche de la nature que celui qu’il connaît d’habitude, s’adapte merveilleusement vite. Un son inconnu, une sonorité anormale, me réveillent rapidement au fond de ma bannette.

Des Maoris cannibales ? Non, en principe, il n’y en a plus.

Je finis par découvrir, à la lueur de ma lampe frontale, un kayak jaune, très sale, recouvert de branches, rempli d’eau et de feuilles mortes, que le courant a placé en travers de l’étrave tribord et de la patte d’oie de mouillage. Je m’aperçois que son petit bout d’amarrage en polypropylène bleu, usé et brûlé par le soleil, a certainement ragué longtemps avant de finir par se rompre.

Je l’amarre à l’arrière de Jangada et vais me recoucher…

Le lendemain matin, Marin est le premier à se lever. Un peu inquiet, il vient me voir et me dit :

- Papa, il doit y avoir quelqu’un à bord, il y a un kayak amarré à l’arrière !

Je lui explique l’aventure de la nuit, et je vois un large sourire se dessiner sur son visage…

Au petit-déjeuner cependant, j’explique aux enfants que le kayak, sans doute délaissé depuis un bon moment par son propriétaire, a fini par rompre son amarre, et que ce cadeau du ciel n’en sera vraiment un qu’après une période de latence disons de 24 heures, pendant laquelle nous allons laisser notre trouvaille ostensiblement amarrée à l’arrière de Jangada, pour donner une chance à l’infortuné propriétaire de retrouver son bien. Après quoi, si personne ne s’est manifesté, on pourra considérer que le butin a changé de mains !

Le lendemain matin, les enfants foncent sur la plage la plus proche et procèdent à un grand nettoyage de l’engin, qui retrouve de sa superbe. C’est un très bon kayak Viking, à 2 places, très stable, et dans un premier temps, les enfants veulent absolument le garder, ce qui ne fait pas mes affaires… Car il est volumineux, et relativement lourd. Nous faisons un essai de mise à poste sur les bossoirs ; mais l’engin nous cache toute la vue à l’arrière. Or il est bien évident que la vue imprenable sur la mer, pendant ce voyage, constitue un élément essentiel de notre standing ! Nouvel essai sur le passavant central rigide, entre les trampolines, mais on ne voit plus la chaîne et l’ancre remonter dans le davier. Non, c’est non, on n’embarquera pas ce kayak, décidément trop encombrant. Et puis nous en avons déjà un, qui avait été choisi avec soin avant le départ pour son poids acceptable et sa compacité. Moment de déception chez nos ados…

J’indique alors aux enfants que le kayak leur appartient, et que s’ils réussissent à le vendre avant notre départ, ils se partageront alors l’argent de la vente à parts égales.

Ca les branche bien. Marin et Adélie retrouvent le sourire…

Et c’est ainsi que nos deux lascars vont effectuer leurs premiers pas dans le business international !

De retour au mouillage d’Opua, les enfants me demandent :

- Mais Papa, combien on peut vendre le kayak ?

- Ecoutez, il ne nous a pas coûté cher. D’une part il faut dire clairement à l’acheteur potentiel dans quelles circonstances nous l’avons trouvé, d’autre part le prix que vous allez en demander ne doit correspondre en rien à la valeur réelle du kayak, tout le monde doit faire une bonne affaire en quelque sorte, OK ? En plus, il n’a pas de pagaie. Moi, je vous conseille de le proposer à 100 NZ$, et si nécessaire, de le laisser partir à 90.

- Ouaah, tu te rends compte Marin, ça nous ferait 50 dollars chacun ! (27 euros environ). On va être « pétés de tunes » !

Dès le CNED terminé, les enfants avalent un déjeuner rapide, re-nettoient le kayak jaune, embarquent à bord de l’engin, et les voilà partis sillonner le plan d’eau d’Opua à la recherche d’un acheteur. Avec Barbara, nous observons à la jumelle les négociations qui se déroulent en anglais bien sûr, de bateau en bateau au mouillage. Nous redoutons un échec qui pourrait briser une vocation future, qui sait ? Mais le prix fixé volontairement très bas a tenu compte de cet objectif.

Une demi-heure plus tard, les enfants reviennent, enthousiastes et ravis.

- Papa, Maman, ca y est, on a vendu le kayak, il faut qu’on aille le livrer !

- Ah bon, super, mais à qui ?

- A un anglais de Manchester, là-bas, sur le monocoque blanc ! Il cherchait un kayak sur Trade Me (le principal site web kiwi de ventes privées) depuis ce matin !

- Ah bon, alors il est content ?

- Oui, il l’a bien regardé, on lui a expliqué comment on l’avait trouvé, et on l’a vendu 90 dollars ! Maintenant, il faut qu’on aille lui livrer avec l’annexe !

Un dernier coup d’éponge sur le kayak, et voilà Marin et Adélie partis avec l’annexe et l’engin en remorque. Opération livraison/ paiement.

Nous les voyons revenir hilares, livraison sans histoire, paiement cash. Ils exhibent les billets, ils sont heureux, et pensent déjà à ce qu’ils vont pouvoir s’acheter au general store.

- Papa et Maman, on est pétés de tunes !

- C’est bien les enfants, vous vous êtes bien débrouillés !

Mais le business ne va pas s’arrêter là.

Au mouillage de Kerikeri, le catamaran de Michel, Color Azul, était mouillé non loin de nous. Nous avons été chercher des coquillages ensemble, et le soir, Carmen, la vénézuelienne shangaïée par le skipper, apprend à Adélie et Marin à faire des bracelets. Elle leur a fait cadeau d’un peu de matériel, fils, perles et autres, et avec celui trouvé à bord, l’idée leur vient à l’esprit d’en fabriquer quelques uns et d’essayer de les vendre à Opua, à l’embarcadère du ferry de Russell.

Une tentative est faite l’après-midi même de la vente du kayak, et elle a bien marché ! Les 5 bracelets fabriqués ont tous été vendus, 4 dollars les petits, 5 dollars les grands.

En fin d’après-midi, les apprentis business man & woman sont à la tête d’un petit magot de 113 dollars !

Ils sont aux anges (un poil mercantiles, les anges), et décident dans la foulée de créer une micro-entreprise de business international. Barbara et moi sommes bombardés de questions, les idées fusent de toutes parts, il faut canaliser l’énergie.

- Papa, dis-donc, je pourrais peut-être vivre comme ça non, plus tard, quand je serai grande, on gagne pas mal d’argent, t’as vu ? me dit Adélie.

- Bien sur ma chérie, ce serait peut-être faisable, mais bon, tu ne vas peut-être pas fabriquer des bracelets et les vendre toute ta vie sur les quais. C’est bien pour te faire un peu d’argent de poche. Mais pour ton métier, plus tard, disons qu’on rêve de mieux pour toi, tu comprends ?

Je sens ma fille un peu déçue… En attendant, je propose mes services comme conseil juridique et fiscal, ce qui est accepté, jusqu’à un certain point cependant.

Je propose comme dénomination sociale de la micro-entreprise l’appellation « Pétés de Tunes Overseas Unlimited ». Objet social (à chaque fois, j’explique) très large. Et en principe licite. Accepté. D’emblée, j’indique aux enfants que les choses qui marchent et celles qui durent sont, quand c’est possible, les choses simples. Associés et co-gérants non salariés à parts égales tous les deux, partage (immédiat) des bénéfices à 50/50 après « Prélèvement de la réserve pour investissements et ré-assort », arbitrage par Papa ou Maman en cas de difficulté. Accepté. Je propose aussi de baptiser l’atelier du cockpit (atelier clandestin où ne travaillent que des enfants mineurs…) « Cash Machine ». Accepté.

Barbara suggère de tenir une petite comptabilité écrite, ce qui semble indispensable aux deux associés. Adopté à l’unanimité. La tenue en sera assurée par Adélie, Maman lui fait le canevas sur une feuille. J’interviens pour tenter de faire ajouter une colonne « Participation aux dépenses d’essence de l’annexe», mais je me fais renvoyer une première fois derrière ma ligne des 22 mètres. Du coup, je pars en live, je propose une colonne « TVA », une colonne « IS prélevé à la source », une colonne « Dotation aux amortissements », et en dernier ressort, j’essaie de sauver la mise avec une colonne « Rémunération et gratifications diverses du Conseil », mais les deux associés/ co-gérants cette fois me désapprouvent totalement, et je suis réduit momentanément au silence.

J’insiste néanmoins sur la nécessité absolue de prélever un pourcentage du chiffre d’affaire journalier pour le financement des investissements de ré-assortiment en petit matériel, essentiellement des fils colorés et des perles en bois peintes ou en plastique fluo. J’obtiens satisfaction. Cependant, la compta prendra finalement un trajet un poil plus nébuleux.

Ainsi, sur le livre des comptes, à la date du Mercredi 30 Mars, je lis :

CA = 76,80 NZ$ Investissements = 20,40 NZ$

Dépenses = 5,00 NZ$ Argent restant = 71,80 -20,40 = 51,40 NZ$

Bénéfice = 71,80 NZ$

soit pour Marin 25,70 NZ$ et pour Adélie 25,70 NZ$

Le 29 Mars, le CA était de 26,50 NZ$, le 31 Mars de 33,20 NZ$, le 1er Avril de 10 NZ$ et le 3 Avril de 15 NZ$.

La fabrication des bracelets avait lieu en général en début d’après-midi. Puis la commercialisation prenait aussitôt le relais. Nous voyions ainsi partir vers la marina d’Opua nos deux apprentis vendeurs de terrain, des dollars plein la tête. Ils se dirigeaient illico vers les files d’attente piétons ou voitures du ferry de Russell, juste devant le general store, s’assurant ainsi, auprès des touristes momentanément désoeuvrés et donc disponibles, un accès facile aux clients potentiels.

La répartition des tâches se faisait naturellement en fonction du tempérament de chacun. Adélie, qui n’a pas froid aux yeux, attaquait la conversation en anglais bien sûr, de préférence avec les grand-mères qu’elle avait identifiées comme le meilleur filon. Je corrigeais le tir en lui parlant de « segment de marché ». Marin, davantage en retrait, assurait l’intendance et la sécurité. Ils avaient tous deux été briefés par la patrouille (parentale) pour ressembler le moins possible à ces gamins des rues, souvent tenus par quelque mafia yougoslave, qui vous nettoient vite fait mal fait votre pare-brise au feu rouge.

Mais là, Barbara et moi nous disions, pour nous rassurer, qu’avec des enfants aussi charmants, le risque de la comparaison était vraiment minime !

- Would you like a bracelet ? demandait Adélie avec son plus joli sourire…

S’ensuivait une rapide discussion, où Marin intervenait plus techniquement, éventuellement une séquence choix du client, suivie alors d’un paiement cash sonnant et trébuchant.

Et ça ne marchait pas trop mal. Dès qu’un minimum de CA avait été réalisé, les deux associés envisageaient assez rapidement une petite réjouissance, qui s’inscrirait le soir à la rubrique « Dépenses » de la compta. En général, il s’agissait d’une glace, d’un soda ou de smarties…

Plus tard dans l’après-midi, nos deux ados rentraient à bord, et il suffisait de regarder leur mine pour avoir une idée assez précise du chiffre d’affaires réalisé.

Un dernier voyage en voiture à Whangarei permit à Adélie d’acquérir le nouveau matériel nécessaire à la confection des bracelets. Elle s’était munie des 35 NZ$ qui correspondaient à la « Réserve pour investissements et ré-assort », et elle passa une heure à choisir les éléments les mieux adaptés au business de la petite entreprise, le tout pour exactement 35 NZ$.



Le plus beau coup qu’ils aient réussi eût lieu en deux temps, lors d’une vente dite « flottante », une tournée de démarchage commercial effectuée en annexe sur la zone de mouillage.

A bord d’un voilier de location se trouvait un certain Mike, un australien, quittant le bord le lendemain matin. Les bracelets lui plaisaient, mais il avait une idée précise de la couleur souhaitée pour le sien. Il fallait que le bracelet soit noir, tout noir. Il passa commande, une commande assortie de conditions.

Ce fut la première commande enregistrée par la société « Pétés de Tunes Overseas Unlimited ». Une commande à 5 NZ$. Il fallait que le bracelet soit livré avant 07H30 le lendemain matin, dans la jupe arrière de son bateau, parce qu’à 08H00, il quitterait le bord pour rejoindre Auckland et y prendre son avion pour l’Australie… Si les deux associés étaient capables de relever le challenge, il laisserait l’argent dans la jupe. Après une brève concertation entre co-gérants, le challenge fut relevé par les enfants, et Mike remercia d’avance les deux compères.

L’atelier « Cash Machine » fut exceptionnellement rouvert dans la soirée, le travail artisanal reprit, et quinze minutes plus tard, le bracelet noir était prêt. Il fut livré en annexe le soir même, et déposé avec un petit mot rédigé en anglais, dans la jupe du bateau de Mike, qui n’était pas là.

Le lendemain, vers 07H30, les deux associés, n’y tenant plus, retournèrent à son bateau.

L’équipage était parti, le bateau était fermé, mais un élégant petit sac de papier vert avait été déposé dans la jupe.

Dedans, il y avait non pas un billet de 5 NZ$, mais deux. Et aussi une tablette de chocolat.

Sur le petit sac, Mike avait écrit :

«Dear two children

Thank you for making my bracelet, it is perfect. Here is 10 NZ$.

5$ what you asked, and extra for the rushed job and delivery.

Mike, from Australia”

La journée commençait bien!

Olivier
Photo 2 - Une nuit, au mouillage de Kerikeri, un kayak abandonné, à la dérive, se met en travers des étraves. Il est top!
Photo 2 - Après un long nettoyage, l'engin est prêt à la vente, encore faut-il trouver le client! Allez, on part chercher!
Photo 3 - L'affaire est faite, la livraison effectuée, nos ados reviennent... pétés de tunes hors-taxes en dollars NZ!!!

Photo 4 - Ce joli sourire appartient à Carmen, la vénézuelienne, qui a tout appris de la fabrication des bracelets à nos deux apprentis pétés de tunes!

Photo 5 - Au travail dans Cash Machine, l'atelier de la micro-entreprise prospère... On ne devient pas pétés de tunes comme ça!

Photo 6 - Aprés le réassortiment à Whangarei, la micro-entreprise monte en gamme, les prix grimpent! Un classique...

Photo 7 - Le produit fini, après passage au contrôle qualité...

Photo 8 - Sans doute le meilleur moment dans la vie des pétés de tunes, celui où l'on compte les biffetons!
Photo 9 - Ouais, mais c'est pas tout ça, le soir, il faut faire la compta de la micro-entreprise prospère...

lundi 11 avril 2011

Traversée NZ - NC : n°6

MESSAGE N°6 – Traversée Nouvelle-Zélande-Nouvelle Calédonie
Lundi 11 Avril



Aïe ! Le vent nous a lâchés à 105 milles de l’arrivée… Râlant quand on se dit qu’on avait déjà ralenti exprès pour arriver à l’aube Lundi puisque ça ne le faisait pas Dimanche soir de toute façon ! Il a fallu se résigner à démarrer un moteur à la tombée du jour, et un petit zéphyr faiblard de l’arrière, ajouté à la risée Volvo, nous a vaguement déhalé à un petit 5 nœuds toute la nuit. Pas terrible comme arrivée. Mais bon, au lever du jour, l’Ile des Pins se dessinait sur la ligne d’horizon, légèrement à tribord. Nous avons renvoyé le spi pour couvrir les 20 derniers milles, et décidé de mettre les 2 lignes à l’eau pour tenter de prendre un poisson avant d’entrer dans le lagon. S’il est de bonne taille, la préparation se fait après l’arrivée au mouillage, dans les jupes, c’est plus commode. Et s’il est très gros, l’élaboration des conserves est, à l’ancre, nettement plus facile qu’en mer. Hors, après notre long séjour en Nouvelle-Zélande, nos stocks de conserves de poisson sont à zéro. Une prise effectuée juste avant l’arrivée assure aussi les premiers repas de l’escale avec du frais. Appréciable. Je mets la première ligne à l’eau, et je dis à Marin de changer le leurre de l’autre ligne, qui ne me plaît pas trop. On se met d’accord sur un leurre orange et vert fluo, qui nous va bien à tous les deux. 10 minutes plus tard, alerte générale à bord de Jangada : les 2 lignes dévirent en même temps, et le bruit des cliquets mobilisent l’équipage masculin. Le poisson de la ligne tribord se décroche vite, mais celui qui a mordu à bâbord à notre leurre super-fluo a l’air bien pris. Il est de bonne taille, car il emmène pratiquement nos 300 mètres de fil, malgré le frein. Marin n’arrive pas à reprendre de la ligne, le moulinet (révisé par Penn à Auckland) chauffe, et finalement on s’y met à deux. La bataille durera 15 minutes, l’animal est coriace, et il a tendance à sonder à la verticale. C’est un comportement typique des thons. On est obligé d’affaler le spi avec Adélie pendant que Marin fatigue le poisson, car même à 4 nœuds, la tension est trop forte. A l’approche du tableau arrière, il faut relâcher lorsque le thon sonde sous les safrans, puis reprendre, plusieurs fois, sans casser. Finalement, Marin lui décoche une flèche à l’arbalète, et le croc à thon vient à la rescousse. On passe un nœud coulant autour de la nageoire caudale, et on finit par hisser sur la jupe un magnifique thon albacore (thon jaune) qui doit peser quelques 35 kilos ! Nous virons à droite à l’Ilôt Infernal, et entrons dans le lagon de l’Ile des Pins. Un grand paquebot australien est à l’ancre dans la baie de Kuto, nous filons juste au sud dans la petite baie de Kanumera. La côte est arborée de pins colonaires.

Il est midi. L’ancre tombe dans l’eau claire.

Fin de la traversée qui nous aura pris exactement 5 jours, comme nous l’avions imaginé. Cet après-midi, méga séance de conserves en perspective !

A bientôt pour d’autres aventures…

Et merci à Louis pour les informations météo et la veille cyclonique, et à Vincent pour la mise en ligne ultra-rapide des messages journaliers.

Olivier

dimanche 10 avril 2011

Traversée NZ – NC : n°5

MESSAGE N°5 – Traversée Nouvelle-Zélande – Nouvelle-Calédonie Dimanche 10 Avril 2011 par Barbara


Première après midi depuis que nous avons quitté la Nouvelle-Zélande, que ce satané et tenace mal de mer latent me laisse un peu de répit. Première après midi aussi où les conditions météo sont plus calmes et permettent de sortir du carré sans se faire rincer. Aller s’aérer sur un flotteur à l’avant fait du bien. Première fois de la traversée enfin que je peux taper sur le clavier sans avoir le cœur qui se lève. Bon vous l’aurez compris, la haute mer n’est toujours pas mon truc, peut être accentué cette fois-ci encore plus, par la tristesse de quitter la Nouvelle Zélande.

Que ceux et celles qui m’envoient alors de gentils messages ne s’inquiètent pas de ne pas en recevoir en retour mais qu’ils soient remerciés du réconfort que m’apportent leurs quelques lignes.

Je reconnais facilement qu’en mer je ne suis pas un cadeau à transporter, mais qui a déjà eu un tant soit peu le mal des transports peut peut-être comprendre. Cela dit j’ai la chance d’avoir un excellent et expérimenté Captain à la barre du navire en qui j’ai toute confiance (je ne traverserais pas avec n’importe qui…) et deux adorables bambins dont l’humeur linéaire me laisse pantoise. Hier Adélie a cousu toute l’après midi, une pochette pour sa Nitendo DS et des mouchoirs aux initiales de la famille. Marin a terminé son deuxième livre, dont l’un sur un tout jeune pilote allemand (merci Delphine) qui l’a passionné.

Pour ma part j’arrive parfois heureusement aussi, bien calée, l’horizon bouché, à lire, et alors les heures passent plus agréablement et plus rapidement.

C’est plutôt vexant et culpabilisant ce mal être en mer, mais à mon corps défendant, vous ai-je dit que mon amie Rhian voulait écrire un livre de témoignages sur les femmes qui naviguaient. Elle a une jolie plume (anglaise), et est une fine analyste du genre humain. Bref elle trouve que manque cruellement un ouvrage sur ce que pense vraiment la gente féminine embarquée. Pas celles qui prennent leur pied à barrer, prendre des ris, faire les quarts, les « bénies »…, elles existent, mais elles restent une très faible minorité. En toute honnêteté j’ai du en rencontrer au maximum cinq depuis le début du voyage. Non, Rhian veut parler de celles qui ne se livrent qu’entre elles et encore au bout de quelque temps, lors d’une conversation sur un ponton, dans une laundry, ou la veille d’un appareillage. En grattant un peu, on se rend alors compte qu’on est bien plus nombreuses qu’on ne le pense à subir avec grand déplaisir ces traversées mais à continuer d’aimer pour autant le Voyage et surtout les escales !

Moi j’ai hâte que Rhian sorte son bouquin pour le lever de rideau sur un sujet un peu tabou entre voiliers, comme si c’était politiquement incorrect d’en causer…

Je pense aux prochaines qui partiront, pas à celles de la minorité qui kiffent la navigation hauturière, mais à toutes celles qui aiment voyager mais moins naviguer. Elles sauront alors qu’elles ne sont ni les premières ni les dernières et Fi au tabou !

Barbara

Traversée NZ – NC : n°4

MESSAGE N°4 – Traversée Nouvelle-Zélande – Nouvelle-Calédonie Dimanche 10 Avril 2011


A 12H00 locales, Opua se trouvait à 720 milles derrière, et l’Ile des Pins à 115 milles devant. Distance parcourue en 24 heures : 181 milles nautiques. Pour notre quatrième jour de mer, les conditions se sont un peu musclées : le vent, qui souffle désormais de l’ESE, est renforcé par la proximité d’une dépression se trouvant dans l’Est, au sud des Vanuatu. 22/25 nœuds et des creux de 3 mètres environ. Nous avons navigué toute l’après-midi d’hier avec un ris dans la GV et le solent.

Le vent ayant tendance à forcer avant la nuit, des lignes de grains sombres barrant l’horizon au vent, nous avons pris le deuxième ris juste avant l’obscurité. Dans la nuit, la mer est devenue chaotique, désordonnée, le vent est monté à 35 nœuds pendant 2 ou 3 heures. Grains de pluie, crachin. Visibilité quasi-nulle. Marin et moi avons arisé la GV au bas-ris (le troisième) dans une mer formée, puis nous avons fait route le reste de la nuit dans cette configuration, sans rien à l’avant.

Ce matin, les choses se sont un peu calmées, nous avons progressivement renvoyé de la toile jusqu’à sortir le gennaker en fin de matinée. Une hirondelle perdue en mer, probablement calédonienne, est venue se poser sur Jangada dans la matinée. Cette arche de Noë l’a sauvée. Elle s’est reposée, a voleté partout autour du pont, avant de finir par trouver un bon abri sous le roof du cockpit. Elle est même rentrée dans le carré par la fenêtre passe-plat de la cuisine, s’est cognée contre les vitres transparentes du roof, puis s’est cachée pour reprendre des forces. Et, à notre grande surprise, elle a quitté le bord 2 ou 3 heures plus tard, alors qu’il lui suffisait d’attendre demain matin à l’aurore pour gagner en quelques coups d’ailes les rivages accueillants de l’Ile des Pins, après une bonne nuit réparatrice passée sur l’arche… J’espère au moins qu’elle est partie dans la bonne direction pour retrouver la terre !

Elle avait déjà du voler dans les grains de pluie et de vent toute la nuit précédente… Bonne chance à toi, l’hirondelle !

Eh oui, nous avons mis le cap sur l’Ile des Pins. Les prévisions météo ne sont pas mauvaises pour les 3 jours qui viennent. Pas de dépression en vue dans le coin, et pas de cyclone en formation pour l’instant dans la Mer de Corail… Bob était peut-être pessimiste. Alors, une escale à l’Ile des Pins, c’était bien sûr dans nos cartons si la météo nous l’autorisait à l’arrivée. L’Ile des Pins est sur notre route, une trentaine de milles avant les passes sud de Nouméa.

Demain à l’aube, nous allons retrouver la magie de l’atterrissage, l’approche des passes coralliennes, les récifs à fleur d’eau, les alignements d’entrée, et l’ancre tombera dans la baie de Kuto, ou peut-être dans celle de Kanumera, dans une eau à 26°C environ.

A nouveau sous les tropiques !

Olivier

samedi 9 avril 2011

Traversée NZ – NC : n°3

MESSAGE N°3 – Traversée Nouvelle-Zélande – Nouvelle-Calédonie Samedi 9 Avril 2011.


Opua est à 537 milles dans les tableaux arrière, et l’Ilôt Amédée (chenal passe sud de Nouméa) à 327 milles devant les étraves. Distance journalière parcourue : 168 milles, une baisse de régime attendue avec la rotation du vent par l’arrière et son affaiblissement prévu. Hier après-midi, le grand spi de vent arrière nous a tracte a une vitesse honnête, 6 à 7 nœuds tout au long de la journée. Il a travaillé seul sur le pont, c’était journée off pour la grand-voile. Quand le vent mollit en venant de l’arrière, les sourcils du Captain se froncent, le matériel souffre, la moyenne chute, les prévisions d’arrivée s’éloignent… Après-midi lecture dans le carré. Barbara a préparé un dîner crêpes, avec « complètes » aux œufs et fromage bien épaisses, puis crêpes dessert au sucre-citron et sirop d’érable. Ne manquaient que la bolée de cidre et le son de la cornemuse sur notre petit coin d’Océan Pacifique… Nous avons dîné avant le coucher du soleil, parce que juste après cette opulence joyeuse, il fallait rentrer John Deere (le grand spi vert !) dans son coffre avant la fin du jour, et renvoyer grand-voile et solent.

Pour la nuit, le jeu des couchettes musicales fut le même que la veille

: les girls en-bas à bâbord, avec le « Beige » (pour ceux qui connaissent, certains l’appellent même le « Putain de Beige » !!!) et Antarctica (le petit phoque). Tigrounet semble avoir un peu moins la cote en ce moment, mais rassurez-vous, la petite blonde du bord ne manque pas de doudous : l’étrave bâbord aurait un peu tendance à enfourner, me semble-t-il, une affirmation hydrostatique complètement réfutée par la zabitante de la cabine avant bâbord… Vous vous en contre-foutez complètement, et j’ai du mal à vous en vouloir, mais sachez tout de même que j’ai moins bien dormi que les nuits précédentes. Nous avons choisi avec Marin de partir pour cette nuit encore bâbord amures sur la gauche du plan d’eau, en prévoyant un empannage pour le lendemain matin. Nous avons donc navigué toute la nuit au plus proche du vent arrière, avec seulement une dizaine de degrés de sécurité, ce qui m’a obligé à me lever une bonne trentaine de fois dans la nuit pour corriger le cap au fur et à mesure que le vent poursuivait sa rotation, ou que des grains déviaient la trajectoire des zéphyrs de l’obscurité.… Au matin, l’empannage sauvage de la nuit avait été évité, mais j’avais connu des nuits plus sereines... Nous sommes revenus au pays des exocets, ils s’envolent aujourd’hui par nuées entières. Le premier suicidé avait été trouvé hier sur le passavant, il y en avait quatre nouveaux au lever du jour ce matin. J’avais été surpris de constater, il y a quelques semaines, du côté de Great Barrier Island, que certains grands exocets (poisson-volant) descendaient, emmitouflés, jusqu’aux eaux froides de Nouvelle-Zélande. La température de l’eau de mer dépasse désormais 24°C dans la piscine sous nos pieds.

Nous avons franchi la mi-parcours vers 22 heures hier soir, et pour l’instant, les prévisions de vent qui nous arrivent depuis Toulouse (merci Louis !) nous laissent toujours entrevoir une arrivée possible dans la journée de Lundi. La dépression située dans l’est semble y rester et même se combler, et pour l’heure, aucun grand méchant loup (cyclone, NDLR) n’a encore montré le bout de son museau dans la Mer de Corail… Cela fait nos petites affaires.

Seul regret : nous avons laissé cette nuit la petite île de Norfolk par le travers bâbord à une centaine de milles… Les précautions anti-cycloniques qui se sont imposées à nous pour cette traversée vers le Nord précoce en saison (nous sommes je crois cette année le premier voilier à remonter de Nouvelle-Zélande) nous ont dicté de supprimer sagement cette escale, qui nous aurait exposés 2 jours de plus au risque cyclonique. Tant pis pour Norfolk, le volcan basaltique émergé, longtemps bagne australien, la petite île autonome aujourd’hui associée à l’Australie, et ses quelques 2000 habitants, dont une bonne part descend des 194 émigrés de Pitcairn arrivés sur cette petite île le 8 Juin 1856 en provenance de l’île des réfugiés du « Bounty », de l’autre côté du Pacifique, sur laquelle le trop grand nombre de descendants des mutins devenait problématique à l’époque.

Bon week-end à tous !

Olivier

vendredi 8 avril 2011

Traversée NZ - NC : n°2

MESSAGE N°2 – Traversée Nouvelle-Zélande – Nouvelle-Calédonie
Vendredi 8 Avril 2011.


A 12H00 locales, cela fait 48 heures que nous avons appareillé d’Opua.

Je lis l’écran du GPS. Opua est maintenant à 369 milles dans le sillage, et le chenal Sud de Noumea à 496 milles devant. 369 milles en 2 jours de mer, ce n’est pas trop mal, presque 185 milles par 24 h00, c’est 15 milles de mieux que la moyenne journalière idéale que nous nous sommes assignés pour une traversée en 5 jours. Mais les conditions hier après-midi étaient particulièrement bonnes : vent portant de SW de 18 à

22 nœuds, mer peu formée ne ralentissant pas le bateau, vent apparent soufflant du travers bâbord, et longues glissades sur un océan redevenu parfaitement bleu, après les eaux vertes de la Baie des Iles. La vitesse, assez souvent entre 9 et 11 nœuds, a même parois atteint plus de 14 nœuds…(Dans ces cas-là, j’évite de croiser le regard de Barbara !) Il faut dire que nous avions grand-voile haute et gennaker, et que nous affichions au pilote le cap idéal pour aller vite, à quelques 15° à droite de la route directe. La rotation du vent du SW au SE étant prévue pour le lendemain, il sera alors temps de revenir sur la gauche du plan d’eau. Les éclaircies ont alterné avec les grains, et il a fallu plusieurs fois enrouler le gennaker et dérouler le solent, et vice versa. Un grand albatros, probablement venu des Iles Kermadec, est venu assister pendant quelques instants aux manœuvres de l’équipage de Jangada, avant de reprendre ses interminables boucles aériennes en quête de quelque nourriture. L’eau de mer est remontée à 22°C, plus que 6 à 7°C pour que je m’y sente à l’aise… C’est que je me suis fait tremper copieux en manoeuvrant à l’avant, un bain de mer encore un peu frais à mon goût ! Rinçage obligatoire du marin et de ses fringues à l’eau douce. Avec nos derniers dollars néo-zélandais, Barbara avait acheté au general store d’Opua, quelques minutes avant de larguer les amarres, une belle pizza au fromage, dont la cuisson hier soir a empli le carré de Jangada d’une senteur alléchante de ruelle d’Italie du Sud…Cette nuit, Adélie a encore tenu compagnie à sa Maman dans la cabine milieu bâbord, et Marin a dormi dans le carré à bâbord. J’ai retrouvé mon petit coin à tribord pour une autre longue nuit de 12 heures, entrecoupée de brèves rondes. J’ai eu du mal à capter la station radio Sailmail de Firefly, sur la côte australienne, et c’est seulement vers 02H00 du matin que les messages e-mails sont arrivés à bord, au compte-goutte. Mystère de la propagation des ondes radio-électriques au-dessus des océans. Le vent a commencé à tourner en mollissant vers 04H00 du matin, la grand-voile a commencé à battre dans les hauts, la vitesse a chuté à 4 nœuds… Le vent, comme prévu, a faibli, et la vitesse moyenne est en chute libre ! J’en ai profité pour démarrer un moteur, recharger les batteries, et faire de l’eau douce avec le déssalinisateur d’eau de mer. Quand c’est le moteur bâbord qui fonctionne, un échangeur installé sur son circuit d’échappement fabrique de l’eau chaude qui est stockée dans un ballon.

Au matin, c’est un vrai petit bonheur technologique de prendre, au beau milieu de l’océan, une douche chaude (presque) comme à la maison (enfin la vôtre, parce que la nôtre…) Après le petit-déjeuner, grandes manœuvres : le gennaker est retourné dans son coffre de pont, la grand-voile a été affalée, et John Deere, le grand spi vert de vent arrière a pris le relais. Mais la distance journalière de demain ne sera pas bonne. Vivement que le vent passe sur l’autre bord ! Le carré, dans la journée, se transforme en salon de lecture, les meilleures places y sont chères… Ainsi va la vie aux antipodes !

Olivier

mercredi 6 avril 2011

Traversee NZ – NC : N°1

MESSAGE N°1 – Traversee Nouvelle-Zelande – Nouvelle-Caledonie
Jeudi 7 Avril 2011.


En route directe, la distance qui separe Opua de Noumea est de 889 milles. Dans notre GPS de service, je programme l’atterrissage sur Norfolk Island, et celui sur l’Ile des Pins, mais ils ne devraient pas servir. Les abris anti-cyclone se trouvent a proximite de Noumea. Alors, le waypoint que nous allons utiliser, c’est celui de l’entree du chenal sud qui conduit au grand lagon caledonien. Les previsions meteo, autant qu’on peut s’y fier dans ces parages tres changeants, nous donnent du vent venant du travers babord pour les premieres 48 heures, puis une rotation par l’arriere jusqu’au travers tribord cette fois, pour la deuxieme moitie de la traversee. L’anticyclone de Tasmanie doit remonter sur le Northland. ce week-end. Mais deux phenomenes probables sont a surveiller. D’abord la naissance d’une depression au sud-est du Caillou en fin de semaine, qui va generer des vents forts mais elle doit en principe partir vivre sa vie vers le sud-est, donc sans trop nous concerner a priori. Ensuite, et c’est ce qui me preoccupe le plus, un eventuel cyclone qui prendrait naissance en Mer de Corail, au nord-ouest de la Nouvelle-Caledonie, et qui ferait ensuite route au sud-est, c'est-à-dire vers nous… Conclusion, a bord de Jangada, la consigne, c’est de manœuvrer autant que necessaire pour aller le plus vite possible sur l’eau, sans rien casser bien sur. L’objectif ideal serait d’entrer dans le chenal sud de Noumea Lundi 11 Avril a midi, apres 5 jours de mer. Alors, on croise les doigts pour avoir du vent, oui mais pas trop, et portant oui mais pas trop sur l’arriere, parce que la on ralentit… Vous l’avez compris, c’est une course contre la montre qui s’est engagee !

Premiere nuit en mer. Apres une pizza au four avalee au coucher du soleil, j’ai vu avec plaisir chacun de mes 3 valeureux equipiers gagner sa couchette en bas dans les coques. Adelie dormant avec Barbara sous la couette, pour se tenir chaud. Le moral du petit equipage, en ce debut de traversee, n’etait pas au top apres cette tres longue escale. Dans ces cas-la, je prefere savoir tout le monde en securite en bas, et de mon cote je m’installe pour ma nuit dans le carre a tribord. Je degage les coussins pour avoir ma longueur, je verifie que tout est clair et bien range partout, je me munis d’une serviette de bain pour essuyer mes pieds mouilles par les embruns du pont, et apres chaque ronde de veille je me couvre d’une petite couverture, en dormant par sequence d’une heure. Il n’y a pas un chat dans le quartier, le feu puissant qui clignote en tete de mat signale aux calmars que Jangada fait voile cap au 330. Poussez-vous ! Ce matin, tout le monde avait bien dormi. Deux petits calmars imprudents sur le pont, et des petites meduses aussi. A midi ce jour (nous avons 12 heures de decalage avec la France, en avance sur vous), Opua est a 187 milles dans le sillage, et le chenal de Noumea a 680 milles devant… Olivier

Traversee Nouvelle-Zelande/Nouvelle-Caledonie - N°0

MESSAGE N°0 – Traversee Nouvelle-Zelande/Nouvelle-Caledonie

Mercredi 6 Avril 2011 – Depart d’Opua pour le large.

En Nouvelle-Zelande, depuis une quinzaine de jours, c’est l’automne. La lumiere, les couleurs ont commence a changer. La temperature a chute, guere plus de 10°C le matin au lever du jour, tandis que l’eau de mer est a 19,6°C. Apres 5 mois et une semaine d’escale au pays du long nuage blanc, l’heure est a l’etude des cartes de prevision meteorologique.

Depuis le 1er Avril, Jangada est au mouillage a Opua, au fond de la Baie des Iles, en stand-by meteo. Ce week-end du vent fort a souffle sur le Northland, nous en avons profite pour effectuer un dernier voyage de courses a Whangarei, a 80 km plus au sud, et nous y avons revu une derniere fois nos amis Andy et Rhian de Zephyrus, avec qui nous croisons nos sillages regulierement depuis notre rencontre aux Gambier, il y a quelques mois. Mardi, des rafales a 40 nœuds font deraper Jangada sur un fond de mauvaise vase. Nous finissons par prendre un coffre libre pour laisser passer le vent rageur. Et, tandis que Barbara fait une derniere ballade a pied avec Carmen la venezuelienne, que les enfants vendent les derniers bracelets qu’ils ont confectionnes a l’embarcadere du ferry de Russell, je passe plusieurs heures a consulter les sites meteo, grace au Wi-Fi que nous recevons au mouillage. Il semble qu’il y ait un creneau de passage de 5 a 6 jours, mais pas plus, pour gagner Noumea directement. On oublie les escales a Norfolk ou a l’Ile des Pins. La saison cyclonique, qui touche a sa fin, peut reserver en Avril un dernier cyclone, tardif, mais puissant, et dont il faut se mefier. Bob McDavitt, le gourou neo-zelandais de la meteo kiwie, consulte, dit qu’il existe un risque de cyclone mi-avril, d’abord sur la Mer de Corail, puis qui descendrait vers la Nouvelle-Caledonie… La Nina est remontee, l’eau de mer est chaude sur la Mer de Corail, et la Zone Intertropicale de Convergence est active dans le nord. Alors, on peut partir, mais il ne faut pas trainer en route… Voila les consignes. Mon frere Louis, notre routeur maison, est lui aussi sur la breche. Dans la nuit, on espere son feu vert, et si c’est bon, branle bas de combat a l’aube. Le vent est tombe dans la nuit de Mardi a Mercredi, les reponses meteo sont favorables pour 5/6 jours, il faut y aller. Dans une fenetre meteo, chaque heure perdue l’est betement. On se met a quai, on fait de l’eau, du gas-oil, les formalites de depart… Les amis viennent dire au revoir.

A 11H00 le 6 Avril, nous larguons les amarres, traversons la Baie des Iles vers le nord, envoyons la toile. C’est parti ! Le moral de l’equipage est mitige. Ce qui nous attend n’est pas vraiment une partie de plaisir. Et quelle belle et longue escale nous laissons derriere nous ! Un pays attachant, beau, ou il fait bon vivre… Le Captain

dimanche 3 avril 2011

Billet N°100 – Mouillage à Assassination Cove

Mars 2011 - Mouillage à Assassination Cove, Bay of Islands, Nouvelle-Zélande, à l’endroit-même où Marion-Dufresne et 26 de ses hommes perdirent la vie…avant d’être mangés par les Maoris … !!!


Ce genre d’histoire me passionne, je le confesse…

Non pas par intérêt pour le cannibalisme des indigènes de l’époque !

Les aventures vécues par les grands explorateurs de notre planète, principalement des marins, mais pas seulement, sont à mes yeux captivantes.

Je savais depuis des années que Marion-Dufresne avait été tué ici, en Nouvelle-Zélande, par les Maoris, mais j’ignorais tout des circonstances du drame. Puisque nous étions là, sur place, il me semblait naturel d’aller voir les lieux et d’essayer d’en savoir un peu plus sur les raisons du drame.

Alors, depuis que nous naviguons dans la Baie des Iles, je sais qu’un jour ou l’autre, nous allons jeter l’ancre dans une petite baie, dénommée Te Hue en maori. En anglais, elle s’appelle Assassination Cove : la Baie de l’Assassinat.

Jangada double la pointe de Whangaiwahine et pénètre dans la baie de Manawaora, qui abrite plusieurs criques différentes, dont Orokawa Bay au nord, Te Hue Bay au nord-est, et Clendon Cove, au sud.

Nous jetons l’ancre dans 4 mètres d’eau dans la minuscule anse de Te Hue : nous sommes à quelques dizaines de mètres à peine de l’endroit précis où, il y a quelques 239 ans, le massacre a eu lieu.

Bienvenue dans cet endroit aujourd’hui paisible, habité essentiellement par les descendants des tribus maoris de l’époque, dont le sang s’est largement mêlé depuis, avec celui des des descendants des colons. Ils n’ont pas oublié la tragédie, mais ils ont, à son sujet, quelques explications, et quelques convictions, qui ne leur laissent pas l’héritage de la culpabilité. Plutôt le sentiment d’un rendez-vous manqué, d’une incompréhension.

Au fond d’Assassination Cove, sur la rive, à l’enracinement d’un ponton de bois construit par « Baba » Smith, qui habite dans une case à quelques mètres de là, il y a un très vieux pohutukawa, cet arbre endémique qui aime pousser au bord des rivages néo-zélandais. Son tronc noueux et torturé, que les siècles ont fini par courber progressivement jusqu’à l’horizontale, a semble-t-il porté les corps sans vie de Marion-Dufresne et de ses compagnons tués avec lui à cet endroit précis, le 12 juin 1772.

A quelques mètres au-dessus du rivage, un peu en surplomb du vieil arbre, un bloc de béton porte une simple plaque commémorative. Il y est inscrit :

« In 1772 two French ships commanded by Marion du Fresne anchored near Moturua Island 4 May -12 July. In this cove Marion and two boats’ crews were killed.”

Le 27 Novembre 1769, James Cook, l’exceptionnel explorateur anglais, croise à bord de l’Endeavour à proximité du cap qu’il nomme Brett (en l’honneur de Sir Piercy), à l’entrée sud de la baie, qu’il appelle Bay of Islands. Il observe des villages maoris fortifiés sur les îles et sur le mainland, reçoit la visite de quelques canoës indigènes, mais ne s’attarde pas. Il fait voile vers le nord, mais des vents contraires le repoussent vers la Baie des Iles, où il jette l’ancre le 30 Novembre. Dès son arrivée, les Maoris sont nombreux à entourer le petit navire. L’équipage les compte par centaines. Le canot envoyé par Cook pour procéder aux sondages qui vont permettre à l’Endeavour d’aller mouiller dans la baie qui porte aujourd’hui son nom, sur la petite île de Motu Arohia, fait l’objet d’une tentative d’abordage, puis les Maoris essaient de s’emparer de son ancre, dont le métal les intéresse au plus haut point. Cook fait tirer au canon pour ramener l’ordre. Il débarque courageusement l’après-midi même sur Motu Arohia, avec deux canots montés par des hommes en armes. De nouvelles manœuvres agressives l’obligent à utiliser ses mousquets, toujours à blanc, ce qui ne suffit pas à ramener le calme chez les Maoris. Cook fait à nouveau tonner les canons de l’Endeavour, et cette opération impressionne immédiatement les indigènes, qui cessent alors leurs tentatives. Cook leur offre alors des clous de fer, et quelques outils métalliques, dont ils sont friands, en échange de vivres frais et d’eau douce. Mais Cook ne séjourne qu’une semaine dans la Baie des Iles. Le 6 Décembre, l’Endeavour appareille, heurte un récif, mais se dégage, et fait voile vers le North Cape, l’extrémité nord de la Nouvelle-Zélande. L’objectif principal de son expédition est de découvrir la Terra Australis Incognita, le continent austral - l’Antarctique – dont les savants et géographes de l’époque supputent l’existence.

Dix jours plus tard, sans qu’ils aient connaissance de leur présence réciproque dans les mêmes parages, le français Jean-François-Marie de Surville fait escale à bord du St Jean Baptiste, quelques dizaines de milles plus au nord, dans la baie qu’il nomme Baie Lauriston, aujourd’hui Doubtless Bay. Sans le savoir, et sans se voir, ils croisent à proximité l’un de l’autre, dans le mauvais temps, à proximité du North Cape.

Un peu plus de deux années passent, et le 1er Mai 1772, les Maoris de la Bay of Islands aperçoivent à nouveau deux vaisseaux croisant au large du Cap Brett.

Le destin de Marc-Joseph Marion-Dufresne est scellé…

Natif de Saint-Malo, issu d’une riche famille bretonne, Marion-Dufresne a 48 ans lorsqu’il arrive en vue des côtes néo-zélandaises. Embarqué au commerce dès l’âge de 17 ans, il naviguera aussi « à la course » comme corsaire du Roi. A 21 ans, il obtient son brevet de Capitaine par dérogation royale. En 1750, il entre en tant que Lieutenant, puis comme Second Capitaine, à la Compagnie des Indes. Nommé Capitaine en 1756, il y naviguera jusqu’en 1769, année où la société sera dissoute. L’année précédente, Bougainville avait ramené en France, depuis Tahiti, lors de son voyage autour du monde, un indigène tahitien : Aotourou (Aho-Turu), désormais connu à la cour du Roi et dans toute la capitale.

En 1770, Marion-Dufresne, qui est disponible, désoeuvré, et fortuné, propose au Roi de monter une expédition maritime qui aura pour but de rechercher pour le compte de la France cette même Terra Australis Incognita. Mais aussi de reconnaître la route maritime vers la Nouvelle-Zélande par le sud de l’Australie et la Mer de Tasman. Il propose également de ramener Aotourou sur son île, à Tahiti, comme s’y est engagé Bougainville. Sa proposition est acceptée, Aotourou rejoint l’Ile de France (aujourd’hui Ile Maurice) d’où doit partir l’expédition. Le Roi a prêté le Mascarin, qui sera commandé par Marion-Dufresne, secondé par Crozet, tandis que Du Clesmeur, secondé par Le Corre, embarque à bord du Marquis de Castries, dont Marion-Dufresne vient de faire l’acquisition. Le gouverneur de l’Ile de France aide à l’armement des navires, et l’expédition appareille de Port-Louis le 18 Octobre 1771, d’abord vers Madagascar et l’Afrique du Sud, avant de faire route vers l’est dans les mers australes.

Malheureusement, Aotourou ne reverra jamais son île : il meurt de la variole le 6 Novembre 1771, peu avant l’arrivée des navires à Madagascar.

Fin Décembre 1771, le 28 exactement, Marion-Dufresne et ses navires quittent Cape Town et cinglent vers le sud, à la recherche de terres australes, et du grand continent blanc, sensé équilibrer les grandes masses continentales de l’hémisphère nord. Le 13 janvier 1772, il découvre (re-découvre en réalité, car ces îles avaient été repérées une première fois en 1663, mais par la suite oubliées en raison d’un positionnement géographique (très) erroné, chose courante à l’époque) deux îles qu’il baptise Terre de l’Espérance, et Ile de la Caverne, que James Cook, lors d’un passage ultérieur rebaptisera Ile Marion et Ile du Prince Edouard. Ce jour-là, les îles, comme souvent dans ces parages, sont noyées dans des bancs de brume. Les deux navires entrent en collision. L’étrave du Mascarin démâte la misaine du Marquis de Castries, dont le beaupré a été brisé. Désormais, les deux navires, endommagés, ont besoin de réparations. Du 22 au 24 janvier 1772, l’expédition découvre un archipel sub-antarctique : les Iles Crozet, du nom du Second de Marion-Dufresne à bord du Mascarin. Julien-Marie Crozet. Sur l’île de la Possession, qui n’est habitée que par de nombreux animaux marins, Marion-Dufresne dépose une bouteille contenant un parchemin aux armes du Roi de France. Faisant route désormais vers l’est dans les cinquantièmes, l’expédition passe le 2 Février dans le nord de l’archipel des Kerguelen, qui n’ont pas encore été découvertes, croisant ainsi sur l’avant, à quelques dix jours près, la route d’un certain Kerguelen de Trémarec…

Quelle époque ! J’aurais aimé en être !

L’expédition touche la Tasmanie le 3 Mars 1772, mais n’y trouvant pas de bois adapté à la réparation des navires, elle fait route peu après vers la Nouvelle-Zélande.

Le 1er Mai 1772, au moment où les deux navires de l’expédition croisent au large de la Bay of Islands, Marion-Dufresne ignore que James Cook a fait escale à cet endroit un peu plus de 2 ans plus tôt. L’information n’était pas encore parvenue à l’Ile de France au moment de son appareillage. Il l’apprendra peu après. Mais la baie qui s’étend à l’ouest semble propice aux réparations dont les deux bateaux ont désormais grand besoin. Les collines environnantes sont couvertes d’arbres, et les équipages observent que l’endroit est habité par de nombreux indigènes qui pratiquent cultures et élevage. L’eau douce abonde. La présence de plusieurs îles à proximité de la côte sud de la baie offre plusieurs mouillages abrités assez facilement accessibles, et, pendant 3 jours, l’expédition tire des bords dans la baie en observant le comportement des indigènes Maoris, et en procédant à un repérage des lieux, et à des sondages..

Le 4 Mai, les navires s’approchent de Moturua Island, par le nord-est. Le Marquis de Castries manque de s’éventrer sur le récif de Whale Rock, qui brise dangereusement dans la baie sur la route d’approche vers le mouillage. L’Endeavour de Cook n’en était pas passé bien loin non plus. Deux chefs maoris et leurs sujets, qui ont rejoint le navire avec leurs canoës, grimpent à bord du Mascarin. Le chef de l’expédition observe que les armes à feu du bord ne sont pas étrangères aux Maoris, qui semblent en avoir peur, ce qui laisse penser à Marion-Dufresne que les indigènes ont eu la visite d’un explorateur avant lui. Il interrogera les Maoris et eut la confirmation du passage de Cook, un peu plus de deux ans auparavant. Les navires mouillent sous le vent de Moturua, et un commerce convivial s’établit aussitôt entre les navires de l’expédition et les natifs de la Baie des Iles. Les premiers contacts sont chaleureux et amicaux.

Les équipages ont besoin d’eau douce et de vivres frais, et ils s’aperçoivent rapidement, comme le remarque le Lieutenant Roux du Mascarin, que contre un vieux clou rouillé, les Maoris vous donneraient tout ce que vous pourriez demander.

Il apparaît clairement à Marion-Dufresne que l’endroit est propice à pourvoir à l’ensemble de ses besoins : réparations des navires, installation d’un petit hôpital à terre pour soigner les malades des deux équipages, embarquement de vivres et d’eau fraîche, et établissement de relations profitables avec les indigènes maoris. Marion-Dufresne part explorer les environs avec Roux, à la recherche d’un mouillage de longue durée. Ils le trouvent au sud immédiat de l’île Urupukapuka, à environ 2 milles plus à l’est. L’endroit est baptisé Port-Marion, et le 11 Mai, les deux navires s’engagent dans le passage entre Moturua et Motuarohia pour gagner le mouillage de Port-Marion. L’expédition a plusieurs objectifs à mettre en œuvre simultanément. Le premier d’entre eux est d’installer à terre un petit camp pour soigner les malades, principalement du scorbut. Marion-Dufresne décide de faire installer ce camp sur Moturua, dans une petite baie nommée Waipao, sur la côte sud-ouest de la petite île, près d’une source d’eau douce. Une tente est dressée pour les malades, une autre pour servir de quartiers aux gardes, et une troisième, plus petite, pour les officiers. Il apparaît rapidement que les vivres existent localement en abondance, et que l’expédition peut s’en procurer facilement en échange de quelques outils et clous métalliques. Marion-Dufresne ordonne donc aussitôt le début des travaux de réparations sur les deux navires, en prévision de la route vers le Grand Sud. On procède à l’allègement des navires, et à l’abattage en carène qui permet d’intervenir sur les œuvres vives, pour le carénage, les réparations et le calfatage. Le 18 Mai, Marion-Dufresne envoie le grand canot du Mascarin doubler Tapeka Point pour atteindre le rivage dans le voisinage de Waitangi, au sud-ouest de la baie. On trouve des huîtres en abondance, des bulots, des coques et des moules, mais pas d’arbres appropriés pour confectionner de nouveaux espars de remplacement, après l’abordage qu’ont eu les deux navires dans les brumes de la Terre de l’Espérance (Ile Marion), quelques 4 mois plus tôt. Marion-Dufresne oriente alors les recherches au sud immédiat du mouillage de Port-Marion, où est établi le village du chef maori Te Kuri, de la tribu des Ngare Raumati. Les échanges apparaissent là encore cordiaux, ce qui, sans nul doute, contribuera ultérieurement à l’imprudence du chef de l’expédition, laquelle conduira à sa mort.

Les jours passent, des incidents mineurs interviennent. Rien d’alarmant, mais suffisamment pour faire penser au Lieutenant Roux que l’expédition n’est pas totalement hors de danger avec les Maoris.

Un incident particulier se produit alors, dont il apparaîtra plus tard, et jusque dans le discours des descendants maoris d’aujourd’hui, qu’il a probablement contribué assez largement à la genèse des évènements qui suivront. Un jour, un serviteur noir de l’un des navires, qui, apparemment, avait décidé de déserter l’expédition pour rejoindre les Maoris, emprunte un petit canoë sur l’île de Moturua, où a été installé le petit hôpital, et entreprend, avec deux « négresses », de rejoindre le mainland. A mi-chemin, en danger de chavirer, il tue l’une des deux femmes noires, apparemment pour alléger l’esquif (… !!!), et la passe par-dessus bord. La deuxième préfère se jeter à l’eau (on la comprend… !!!) et réussit à nager jusqu’au rivage. Les officiers de l’expédition ne semblent pas prêter une attention excessive à cet incident, et pourtant, il se pourrait qu’il soit en partie à l’origine du massacre qui va suivre.

Pourtant, rien à ce stade des relations entre les explorateurs et les Maoris ne laisse entrevoir qu’une situation dangereuse pourrait se développer. Les Maoris informent même les marins qu’il existe, au sud de Manawaora Bay, dans l’anse aujourd’hui appelée Clendon Cove, des arbres parfaitement adaptés à la confection des espars des navires qui doivent être remplacés. Marion-Dufresne ordonne qu’un camp soit établi à cet endroit, et, à partir du 29 Mai, un détachement de charpentiers et de marins prépare les nouveaux espars dont les navires ont besoin avant de reprendre la mer. Le 6 Juin, les pièces de bois sont prêtes à être mises à l’eau et remorquées vers les navires. Pendant ces préparatifs, un nombre considérable de Maoris se rassemble sur les lieux, apparemment pour assister aux travaux de l’expédition. A cette occasion, un pardessus, un mousquet et une ancre de 300 livres sont dérobés par les indigènes. Informé, du Clesmeur, qui a la charge de l’opération, envoie aussitôt sur place 12 marins armés. A l’aube le lendemain matin, un chef maori local, Rawhi, est capturé par le détachement et détenu pour être interrogé. Il accuse du vol la tribu voisine, et est relâché par les hommes de du Clesmeur. Mais le mal est fait, la nouvelle de la séquestration se répand, les natifs prennent ce geste des membres de l’expédition comme une grave insulte à tous les Maoris. Dès lors, les indigènes de toute la Bay of Islands se rassemblent par groupe d’une centaine, et décident d’attendre un moment opportun pour venger l’offense subie. Il semble alors que les chefs de la tribu Ngapuhi, dont Rawhi était issu, aient convaincu tardivement Te Kuri, le chef de la tribu Ngare Raumati, qui commerçait jusque là en bonne entendeur avec les hommes de Marion-Dufresne, de se rallier à l’idée de vengeance. Le Lieutenant Roux, visitant à son tour le camp de Clendon Cove, fut informé du détail des récents évènements, et il en fut affecté. C’est lui qui avait assisté au plus grand nombre d’incidents survenus jusque là. Cependant Marion-Dufresne, confiant dans son prestige de chef de l’expédition, et dans ses bonnes relations avec Te Kuri, ne semble pas partager les craintes de son Lieutenant.

Du Clesmeur étant en charge du camp des charpentiers, Roux est néanmoins envoyé pour sécuriser le camp de l’hôpital, sur Moturua. Il y renforce la garde du campement, et dans les jours qui suivent ces dispositions, le comportement des Maoris ne le rassure nullement. La garde et l’armement des hommes ont été également renforcés au masts’camp, et Marion-Dufresne semble considérer que certains incidents mineurs sont inévitables, mais sans réelle gravité. D’ailleurs, quelques jours auparavant, le 4 Juin, les Maoris du chef Te Kuri lui ont fait l’honneur de lui décerner un titre honorifique de chef local, ce qui l’a renforcé dans l’idée (probablement juste à ce moment-là encore) que les indigènes lui vouaient respect et considération.

Mais le 12 Juin, Roux, sur Moturua Island, considère que la situation s’est suffisamment dégradée pour qu’il avertisse le chef local, Kotahi, que si ses sujets continuent à venir la nuit rôder autour du camp, il devra ouvrir le feu sur eux, et les tuer.

A bord du Mascarin, Crozet, le second de Marion-Dufresne, a observé la veille une chose étrange. Les Maoris, qui avaient pris l’habitude de visiter le navire en nombre, chaque jour depuis un mois, ne sont pas venus. Ils ne sont pas apparus de la journée. Mystère.

Le lendemain, Marion-Dufresne, satisfait de l’avancement des travaux accomplis par les équipages en regard des objectifs assignés pour l’escale, et nullement alarmé par les derniers incidents qui lui ont été rapportés, décide d’aller pêcher avec quelques uns de ses hommes à Orokawa Bay. Au programme : pêche au filet et collecte d’huîtres et de bulots, d’ailleurs encore abondants aujourd’hui. Le chef Te Kuri et une demi-douzaine de Maoris, qui se trouvaient aussi à bord du Mascarin, accompagnent les marins dans le canot. Outre Marion-Dufresne et les Maoris, sont présents 10 marins et deux jeunes officiers, Lehoux et de Vaudricourt.

Au soir, ces hommes ne rentrent pas à bord, la nuit tombe, et, à bord du Mascarin, on suppose que la partie de pêche s’est terminée au camp des charpentiers, où Marion-Dufresne et ses hommes auront passé la nuit…

Le lendemain matin, aucune inquiétude ne transparaît à bord des navires, à tel point que le Marquis de Castries envoie son grand canot avec 12 hommes pour collecter du bois de chauffage à Orokawa Bay.

Deux heures plus tard, un seul de ces hommes est encore en vie : il s’appelle Yves Thomas.

Il a échappé au massacre en s’enfuyant in extremis par le petit isthme (500 mètres de largeur environ) qui sépare l’intérieur de l’anse de l’ouvert de la Bay of Islands. De là, il a nagé jusqu’aux navires. Haletant et trempé, il raconte à du Clesmeur qu’il était en train de couper du bois à la hache quand un marin qui était avec lui et lui-même ont été sauvagement attaqués par plusieurs Maoris. Thomas s’est battu et avant de réussir à fuir, il a été témoin du massacre de ses autres compagnons par plusieurs centaines de Maoris, surgis du bush.

Il apparaissait dès lors clairement que, si Marion-Dufresne et les 12 hommes qui l’accompagnaient la veille n’avaient pas encore été tués, ils étaient pour le moins en grand danger.

De plus, plusieurs signes d’une grande agitation étaient visibles au camp de l’hôpital, laissant supposer au Lieutenant Roux l’imminence d’une attaque.

Du Clesmeur envoya aussitôt un détachement armé supplémentaire sur Moturua, et un autre canot monté par des marins en armes partit en direction du camp des charpentiers. En passant par Orokawa, ce canot aperçut l’embarcation utilisée la veille par Marion-Dufresne, tirée sur la petite plage de l’anse de Te Hue. Par prudence, le canot poursuivit sa route jusqu’au camp des charpentiers de Clendon Cove.

Il le trouve entouré par près de 500 Maoris, qui se retirent à l’approche des hommes en armes, en vociférant que Marion est mort.

Crozet est à quelque distance de là, supervisant la mise à l’eau des espars. Avisé de la gravité de la situation, il rassemble aussitôt ses hommes et décide de marcher vers l’endroit où le canot de Marion-Dufresne a été vu, tiré sur la plage, dans l’anse de Te Hue, à environ 5 km de là. Les Maoris n’attaquent pas la petite colonne, pendant sa progression le long du rivage, mais ils la suivent à distance, continuant à clamer que Marion est mort, et qu’il a été mangé. Arrivé au canot, Crozet, pressentant la mort du chef de l’expédition et de ses compagnons, semble avoir montré une réelle détermination et un grand courage envers les Maoris : il indique à leurs chefs, sur un ton qui ne souffre pas de réplique et n’appelle aucune négociation, qu’il tuera sans sommation le premier homme qui franchira une marque qu’il leur indique sur le sol. Il demande également aux chefs indigènes de faire asseoir les Maoris présents, qui se comptent désormais au nombre d’un millier. Ce qu’ils finissent par faire. Les hommes préparent l’embarcation, la mettent à l’eau, s’entassent dedans, mais au moment où Crozet donne l’ordre de quitter la plage, certains des Maoris se lèvent et décident de la suivre. Crozet fait ouvrir le feu de ses mousquets, ce qui arrête immédiatement les indigènes. Le canot surchargé peut alors rejoindre les navires.

Dans le même temps, sur Moturua, Roux a été informé par un chef maori affligé que Marion-Dufresne a été tué. Un canot arrive également des navires et confirme les mauvaises nouvelles.

Roux estime qu’il faut prendre les devants sur Moturua, son campement est menacé et il décide de passer à l’attaque. Il arme 26 hommes avec des mousquets, des pistolets et des coutelas, et marche résolument sur le village fortifié des indigènes, auquel il met le feu, obligeant les Maoris à en sortir. Le Lieutenant Roux, très déterminé, ne va pas faire dans la dentelle : ses hommes tuent 250 indigènes, tandis que 200 autres parviennent à s’enfuir avec les canoës, démoralisés par l’efficacité meurtrière des armes à feu utilisées par les marins.

Mais pour les explorateurs, il n’existe désormais plus d’autre alternative que de tenter de terminer au plus vite les travaux indispensables aux navires avant l’appareillage, d’embarquer en vivres ce qui sera possible de trouver sur Moturua désertée par les Maoris, et de lever l’ancre.

La Baie des Iles, qui avait semblé si hospitalière aux marins de Marion-Dufresne, est devenue hostile.

Quelques trois semaines après la mort de Marion, du Clesmeur et Crozet reviennent en force à Orokawa et Te Hue, lourdement armés. Mais Te Kuri et ses indigènes ont déjà quitté les lieux. Les marins découvrent des restes humains et des habits qui ont appartenus aux membres de l’expédition, qui ne laissent subsister aucun doute sur leur sort. Devant les preuves du destin tragique de leur chef et de ses compagnons d’infortune, tués et mangés par les Maoris, les marins incendient le village pour le détruire.

Le 12 Juillet, un mois après le massacre, le Mascarin et le Marquis de Castries, réparés et approvisionnés, sont prêts à reprendre la mer. La plupart des malades ont recouvré la santé après leur séjour sur Moturua. Du Clesmeur a pris le commandement de l’expédition, et Crozet celui du Mascarin. Pour les marins français, la Bay of Islands de Cook devient la Baie de la Tricherie. Quelques minutes avant l’appareillage, une cérémonie a lieu sur Moturua. Crozet rend hommage à son chef et à ses compagnons, et proclame que la Nouvelle-Zélande est une possession de la France. Une bouteille contenant un parchemin aux armes du Roi de France est enterrée à proximité de Waipao Bay, à 4 pieds sous terre, à 57 pas au-dessus du niveau des plus hautes marées d’équinoxe et à 10 pas de la rive gauche du petit rusiseau qui coule dans la mer à cet endroit.

Le 14 Juillet, les deux navires quittent la Baie des Iles, laissant derrière eux leur chef, 2 officiers et 24 marins.

Il est hautement probable que la bouteille cachée par l’expédition a été déterrée par les Maoris, immédiatement revenus sur leur île, dans les jours, peut-être même dans les heures qui ont suivi l’appareillage des deux navires.

Peu d’évènements, dans l’histoire de la Nouvelle-zélande, ont donné lieu à autant de conjectures sur les véritables motifs qui ont conduit les Maoris à massacrer Marion-Dufresne et ses hommes, en 1772.

Evidemment, à bord de Jangada, rien ne nous qualifie pour privilégier une hypothèse plutôt qu’une autre. Mais rien ne nous empêche non plus de nous faire notre propre idée.

J’ai déjà eu l’occasion de venir repérer le coin avec Tomana mon beau père, lorsque nous séjournions à Opua, dans la maison de Frank – appelée « Captain’s retreat » - Frank le commandant de cruise ships.

Je retrouve « Baba », volubile et intelligent, de son vrai nom Smith. « Baba » est un « demi » comme on dit dans le Pacifique : son père était anglais, sa mère maorie. Sa femme, maorie, a toujours vécu à Assassination Cove, que les locaux préfèrent appeler Te Hue. Elle descend directement, dit-il, des familles maories qui ont côtoyé les marins français de Marion-Dufresne, avant et pendant le drame. « Baba » a pris sa retraite ici et il y vit paisiblement, loin de l’agitation d’Auckland qu’il a connue, dans une case sans prétention, à quelques mètres de la plage. Il a construit un petit wharf de bois, qui s’avance de quelques dizaines de mètres dans la petite baie. Les bateaux de passage qui ont besoin d’eau douce peuvent s’amarrer quelques instants au ponton, à marée haute uniquement, pour remplir leurs réservoirs. « Baba » a installé juste derrière sa case une réserve d’eau de plusieurs milliers de litres, qu’une petite pompe alimentée par des panneaux solaires remplit régulièrement à partir de la nappe phréatique accessible sous sa maison. Une simple honesty box placée sur le ponton à proximité du tuyau récolte les quelques dollars laissés par les rares usagers.

J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer à « Baba » qui nous sommes, une petite famille de marins français venus de notre lointain pays pour visiter le sien. Le courant est passé, et je dis à « Baba » que je m’intéresse aux vraies raisons qui ont conduit les Maoris à massacrer Marion-Dufresne et ses hommes le 12 Juin 1772.

Nous parlons librement, je sais que les miens et moi-même courrons aujourd’hui peu de risques de subir, au même endroit, le même sort…

J’évoque d’abord ce qui est connu pour être une erreur historique : le fait, pour les hommes de l’expédition, d’avoir abattu et travaillé des kauris , ces arbres endémiques à l’Ile Nord de la Nouvelle-Zélande, très rectilignes et dont le bois présente toutes les qualités nécessaires à la réalisation des mâtures de navires. Certains grands kauris sont considérés comme des dieux de la forêt dans la culture maorie, et de ce fait, ils sont frappés de tapu (tabou). Mais en l’occurrence, ce n’est pas un motif du massacre, car ce sont les Maoris eux-mêmes qui ont proposé aux marins de les guider vers la baie de Clendon Cove, et de leur indiquer les kauris qu’ils pouvaient abattre pour leur usage. Ils ont même été aidés par les indigènes dans cette tâche. « Baba » réfute d’emblée cette hypothèse.

Il écarte aussi radicalement le sujet de la pêche. Marion-Dufresne et les 12 hommes débarqués avec lui pour pêcher au filet et ramasser des coquillages le 12 Juin ont été invités à le faire par le chef Te-Kuri et ses hommes, dont le village était établi sur place. Aujourd’hui encore, les Maoris ramassent fréquemment les coquillages du bord de mer, et, sur la petite plage d’Assassination Cove, j’ai pu voir quelques filets de pêche sécher sur des rondins de bois. Si vous demandez l’autorisation aux Maoris de collecter des coquillages pour votre propre usage, la plupart du temps ils vous la donnent : c’est ainsi que nous avons pu ramasser des bassines entières de délicieuses coques dans la Baie des Iles, du côté de l’embouchure de la rivière de Kerikeri. Mais il est également vrai qu’ils n’apprécient pas la collecte sauvage, sur des terres de bord de mer qu’ils considèrent comme leurs. Marion-Dufresne ayant été dûment invité et accompagné par Te-Kuri pour cette partie de pêche, ce motif potentiel du massacre est peu probable.

On ne peut pas retenir non plus le petit commerce, le troc, qui s’était instauré entre les équipages des deux navires et les Maoris. Chacun y trouvait a priori son compte. Les navires recevaient des vivres et de l’eau en abondance, tandis que les indigènes repartaient avec des clous et quelques objets métalliques (hachettes, haches, faucilles), qui leur étaient distribués au compte-goutte, mais auxquels ils attachaient un très grand intérêt.

On a aussi évoqué la violation éventuelle d’un autre tapu - sans trop savoir lequel - qui aurait blessé les croyances des Maoris. Je n’y crois guère, considérant que l’expédition française séjournait depuis plus d’un mois dans la Baie des Iles lorsque le drame s’est produit. D’innombrables visites et contacts avaient eu lieu entre les Maoris et les membres d’équipage des deux navires, et il est difficile d’imaginer qu’au cours de ces nombreuses discussions, ces tapus et autres interdictions n’aient pas été mentionnées par les indigènes.

Il reste ce qu’on peut probablement considérer comme les vrais motifs de l’assassinat.

En premier lieu desquels la malheureuse décision des explorateurs de capturer le chef Rawhi et de le séquestrer jusqu’à ce qu’il parle. D’après la coutume orale maorie des environs de la Baie des Iles, cette séquestration d’un chef local par l’expédition française a été considérée comme une grave offense des explorateurs à la population indigène et à ses chefs. C’est compréhensible.

Un deuxième motif probable du massacre a vraisemblablement été la peur des Maoris de voir les Français s’installer sur leurs terres dans un avenir plus ou moins proche et de s’assurer ainsi de leur suprématie sur les indigènes, au moyen de leurs armes à feu (mousquets et pistolets). Les natifs avaient déjà eu l’occasion de constater la redoutable efficacité de ces armes au moment du passage de Cook et lors de quelques parties de chasse et autres incidents liés aux quelques larcins commis par les indigènes. Mais c’est encore les canons des deux navires qui impressionnaient le plus les Maoris. Les tirs effectués depuis les navires, y compris à blanc, avaient la capacité de stopper immédiatement toute velléïté belliqueuse des Maoris.

Mais ce que j’ai appris de plus intéressant dans mes conversations avec « Baba » constitue la dernière raison plausible qui aurait emporté la décision maorie de profiter d’une occasion favorable pour tuer Marion-Dufresne, le grand chef de l’expédition française.. Elle me paraît digne d’intérêt, et « Baba. » aurait tendance à lui donner une bonne place. Il faut se rappeler que le Mascarin et le Marquis de Castries venaient de l’Ile de France (Maurice). Ils n’avaient pas appareillé d’un port de la côte atlantique française, comme c’était le cas de la plupart des vaisseaux d’exploration du Roi. Leurs équipages n’étaient pas seulement composés de marins bretons, normands, charentais ou basques. Les navires de Marion-Dufresne, armés à l’Ile de France, où sévissait encore l’esclavage, avaient à leurs bords un certain nombre de serviteurs noirs, des deux sexes. On ignore combien, mais c’est un fait. Le statut de ces serviteurs n’était certes pas, à bord des navires, celui de véritables esclaves. C’eût été trop dangereux pour le reste de l’équipage, et vraisemblablement impossible à gérer dans la durée, du point de vue de leurs conditions d’existence à bord et de la nécessaire cohabitation avec les autres membres d’équipage. Les serviteurs noirs, qui avaient néanmoins probablement à bord leurs propres quartiers, devaient donc être sensiblement mieux traités que les esclaves à terre, à la même époque. Et pour autant, il est peu probable qu’ils aient bénéficié à bord de conditions très enviables… « Baba » m’explique que la désertion du serviteur noir qui était intervenue pendant le séjour des Français à partir de l’île de Moturua a assez certainement joué un rôle capital dans la décision de massacrer les explorateurs. On peut sans grand risque de se tromper supposer que ce Noir, ayant décidé de fuir l’expédition dans l’espoir d’être accepté par la population maorie et celui de jouir d’une vie meilleure à terre dans cette nouvelle contrée, a largement raconté à ses nouveaux hôtes le traitement que les Blancs réservaient aux Noirs sur son île natale. La femme noire réchappée de justesse des mains meurtrières de son compagnon de négritude à bord du canoë en péril en a probablement fait autant. Partant de là, on peut concevoir que cet incident qui n’avait pas particulièrement retenu l’attention des officiers des navires, ait pu finalement entraîner, les jours passant et l’information se répandant progressivement entre les différentes tribus implantées autour de la baie, une méfiance viscérale de la part des Maoris relativement aux véritables intentions des Européens, et finalement la peur qu’ils soient eux-mêmes asservis par la force des armes lors de l’arrivée de nouveaux navires venus d’au-delà des mers.

Enfin, bien entendu, le massacre du 12 Juin 1772 n’aurait pu avoir lieu sans la trahison de Te Kuri, le chef de la tribu établie dans la baie d’Orokawa et dans celle, attenante, de Te Hue. Mais il est assez probable que ce chef, qui s’entendait bien avec Marion-Dufresne (et commerçait fructueusement avec ses navires), et qui lui avait donné de nombreux signes de sa considération, a vraisemblablement été quelque peu contraint à la trahison dans la journée du 12 Juin, par les autres tribus de la baie, dont les guerriers s’étaient rassemblés en masse à proximité de son village pendant qu’il se trouvait à bord du Mascarin. Il aurait alors cédé devant la pression de la coalition des autres chefs maoris, décidés à venger l’offense faite à l’un des leurs, et à empêcher les explorateurs de les dominer et de les asservir.

A l’époque bien sur, la vie humaine n’avait pas le même prix que celui qu’elle acquît plus tard, et d’autre part le cannibalisme des Maoris était une tradition ancestrale qui ne les choquait nullement, et qu’ils pratiquaient volontiers, quand l’occasion se présentait.

On notera par ailleurs que Cook, qui n’avait aucun serviteur de couleur à bord de l’Endeavour lors de son passage un peu plus de deux années plus tôt, n’hésitait pas à se servir des armes à feu dont il disposait pour imposer aux indigènes le respect et la sécurité de ses hommes. Mais un détail m’a toujours frappé : Cook s’efforçait de toujours rester à vue de son navire lors de ses premières sorties à terre, et le code des signaux dont il usait avec son bord, lorsqu’il se trouvait sur le rivage avec un détachement de ses hommes, était parfaitement rodé et toujours suivi depuis le navire par un effet immédiat (en général une salve de canon !) qui étonnait toujours les indigènes, et forçait leur respect, et bien souvent, leur docilité..

Malgré sa prudence, et la disposition des armes dont ses hommes ne se séparaient jamais, Cook fut lui aussi tué et mangé par les indigènes d’Hawaï quelques années plus tard, dans des conditions assez similaires à celles que connût ici l’infortuné Marion-Dufresne…

Allez, on va chercher des moules sur les roches d’Orokawa Bay pour le dîner.

Olivier

Jangada double le Cap Brett, à l'entrée sud de la Bay of Islands.
Les environs de Port-Marion, où mouillèrent les navires de Marion-Dufresne en 1772.
Jangada au mouillage de Te Hue, Assassination Cove, la baie du massacre!
- On ne se baigne plus guère, l'eau est froide, 20°C!


Le wharf de Baba, à Assassination Cove.
Le monument à la mémoire de Marion-Dufresne et de ses hommes tués ici même, le 12 Juin 1772.
La plaque commémorative du massacre...
Au bout du petit wharf, un arbre couché par les années, les siècles même, un pohutukawa...
Ses racines sont noueuses, torturées...

Dans la mémoire maorie de la baie de Te Hue, ce vieil arbre...
... a porté les corps inertes des explorateurs français, avant le festin des Maoris...

Billet N°99 Deep Water Cove, Bay of Islands (NZ). Il faut abandonner le tramail, histoire d’une prise de conscience écologique…

Mardi15 Mars 2011 -
Par Olivier

Lorsque j’étais enfant, nous pêchions, avec mon père et mes frères, l’été, sur le Lot, à quelques kilomètres de chez nous, en aval de Clairac, juste en amont du confluent avec la Garonne.

Mon père, par ailleurs ingénieur agronome - aujourd’hui heureux retraité de 86 ans - (il dirigeait non loin de là un domaine expérimental de l’INRA, l’Institut National de la Recherche Agronomique), y avait une barque, amarrée à un saule, et un permis de « pêche aux engins ». Oh, il ne s’agissait pas de chalut pélagique, ni de senne tournante océanique. Seulement une ou deux nasses, une ligne de fond, et un tramail d’une vingtaine de mètres de longueur.

L’engin le plus productif était la ligne de fond, d’une trentaine d’hameçons, disposés tous les 3 mètres. Tendue en travers de la rivière, en oblique, elle devait mesurer une centaine de mètres de longueur. Pour aller la poser, le soir avant le coucher du soleil, il fallait d’abord capturer, à l’aide d’une bêche et d’un bon coup de talon, une trentaine de gros vers de terre, dont les anguilles raffolaient. Nous posions aussi les nasses, non loin de la rive, amarrées à une branche basse, de façon peu voyante pour qu’elles ne soient pas visitées avant notre retour par quelque pêcheur indélicat. Le tramail, un filet d’environ 1,20 mètre de hauteur plombé à sa partie inférieure et muni de petits flotteurs à sa partie supérieure, constitué de 3 mailles juxtaposées (les 2 mailles extérieures mesurant 10 cm de côté, et la maille centrale peut-être 5 cm), était, lui, posé en général dans les herbiers de cette rivière dont le débit était plutôt calme et régulier. C’est ainsi que pendant des années, le congélateur de notre maison a toujours été garni de réserves conséquentes de poissons d’eau douce et de délicieuses anguilles que nous adorions faire cuire au barbecue. Le tramail, de temps à autre, nous ramenait une belle carpe, que notre mère cuisinait avec une succulente sauce au whisky.

J’avais par la suite prolongé quelque peu mon expérience de la pêche au tramail à bord du « Bel-EspoirII », le trois-mâts du Père Jaouen, à bord duquel j’avais eu la chance d’effectuer mon service militaire. Nous allions le poser parfois dans quelques rochers bretons, et Michel Jaouen ne laissait alors à personne d’autre le soin de confectionner avec nos maigres captures une délicieuse soupe de poisson générale dont lui seul avait le secret. J’en salive encore.

Alors, lorsque j’ai établi la liste du matériel d’armement qu’il nous fallait embarquer à bord de Jangada pour ce tour du monde, je me suis souvenu de nos vacances d’été sur le Lot, et des soupes du Père Jaouen, et j’y ai naturellement inscrit un tramail de 25 mètres, dont j’ai finalement fait l’acquisition quelques jours avant notre appareillage, auprès de la Coopérative Maritime de La Rochelle. J’avais aussi pensé à un casier, susceptible de mettre au menu de temps à autre crabes, cigales ou langoustes. Mais un casier est vraiment trop encombrant à bord pour l’usage que l’on en fait. J’avais bien trouvé une version pliable, mais elle était proposée au prix de l’or en lingot, et j’avais renoncé.

Nous voilà partis pour notre voyage actuel avec notre tramail, mais force est de reconnaître qu’il a très peu servi, et lorsque ce fut le cas, rarement à bon escient d’un point de vue écologique, je dois le reconnaître.

Il aurait pu par contre, et de peu s’en est-il fallu, nous amener pas mal d’ennuis avec les autorités des pays visités où nous avons décidé de l’utiliser.

Bien que j’hésitai toujours à aller le poser, ne sachant jamais si son usage était autorisé, toléré, ou strictement interdit, et par ailleurs s’il ne serait pas éventuellement mal vu par les autochtones, je fus parfois tenté, lors de longues périodes passées au mouillage qui ne permettaient donc pas la pêche à la traîne au large - notre principale source de protéines - de le laisser opérer pour la nuit à l’ouvert de quelque petite qui me semblait propice..

L’une des dernières expériences qui nous avait laissé un souvenir un peu chaud, à Marin et à moi, ainsi que quelques jolis trous dans le maillage du filet, remontait aux Tuamotus, il y a quelques mois. Nous y avions retrouvé, dans l’atoll d’Amanu, au petit matin, pas moins de 7 jeunes requins étranglés, certains déjà en partie dévorés par des congénères affamés et peu scrupuleux, et aucun poisson comestible… Certes les requins des atolls des Tuamotus ne sont pas en danger, ils sont des milliers dans chaque atoll, il n’empêche que je n’étais pas très fier de ce coup de filet, sans doute exceptionnel pour nos souvenirs, mais tout autant inutile et destructeur. Nous avions passé plusieurs heures à remettre de l’ordre dans le tramail, les cadavres des requins avaient certes nourri les représentants de leurs propres espèces, mais j’avais rangé le filet dans sa caisse pour un bon moment, ma conscience écologique ayant subi une atteinte non négligeable.

C’est que, comme tous les filets, le tramail a un gros défaut : il n’est pas sélectif. Il prend dans ses mailles tout et n’importe quoi, et engendre inévitablement un gaspillage de la vie animale.

Au matin du 14 Mars, poussés par une brise d’est nous doublons le Cap Brett qui marque au sud l’entrée de la Baie des Iles, sur la côte est du Northland néo-zélandais. Nous devons y passer une quinzaine de jours, avant de nous préparer pour reprendre le large vers la Nouvelle-Calédonie. J’ai repéré à quelques milles à l’intérieur de la baie une anse bien protégée de la houle, Deep Water Cove. Nous passons à proximité de l’épave du Canterbury, balisée par 3 bouées, que les plongeurs sous-marins venus d’Opua viennent explorer tous les matins. Puis nous mouillons dans une vingtaine de mètres d’eau, dans cette baie tranquille et sauvage.

A droite, j’aperçois un petit torrent d’eau douce qui dévale des rochers après avoir traversé la forêt. Dans l’après-midi, Marin et moi visitons les environs en annexe. Grottes marines et roches à fleur d’eau. Marin, qui utilise désormais la combinaison de Barbara (parti de La Rochelle petit garçon, c’est aujourd’hui un vrai jeune homme, qui a largement dépassé Barbara en taille…), plonge au-dessus de l’épave, mais l’eau, qui tire sur le vert bouteille, est chargée de plancton. La visibilité ne dépasse pas 3 à 4 mètres. Nous ne pouvons pas utiliser nos bouteilles de plongée, vides depuis notre arrivée en Nouvelle-Zélande: nous n’avons pas pu les faire recharger. Les raccords ne sont pas les mêmes, mais ce problème était surmontable. Ce qui l’est moins, c’est que la réglementation locale interdit strictement à tout professionnel kiwi de recharger une bouteille qui n’a pas été testée auparavant selon une norme connue en Nouvelle-Zélande. Et la norme gravée sur nos bouteilles est inconnue ici, donc, pas de remplissage. Et nous n’avons rencontré aucun bateau équipé d’un compresseur compatible.

Il y a un autre voilier au mouillage, néo-zélandais, et un petit bateau de pêche-promenade local, avec un couple assez âgé à bord, ancré à proximité de la petite plage de galets, au fond de l’anse. Je repars faire le tour de la crique en kayak, peu avant le coucher du soleil. En passant à proximité de la plage, je salue les néo-zélandais sur leur petit bateau à moteur bardé de cannes à pêche. Curieusement, car c’est vraiment rare dans ce pays foncièrement accueillant, ils ne me répondent pas : ils ne doivent pas aimer les étrangers, ou bien peut-être ont-ils vu notre pavillon français, et nous tiennent-ils rigueur de nos essais nucléaires passés dans le Pacifique, ou de la triste affaire du Rainbow Warrior ? Pourtant, nous avons eu largement l’occasion depuis le début de notre séjour en Nouvelle-Zélande, de nous rendre compte que les kiwis font le plus souvent une nette distinction entre les ressortissants français qui visitent leur pays et notre gouvernement, pas toujours bien inspiré, de quelque bord qu’il soit. L’affaire du Rainbow Warrior en particulier est généralement considérée comme une décision navrante de nos dirigeants de l’époque. Au fond, nul doute que les kiwis apprécient la France et les Français, notre façon de vivre, notre gastronomie, notre goût pour les belles choses (mode, parfums, cosmétique) et les belles pierres, notre technologie, notre histoire, et même notre équipe de rugby à quinze, dont ils ont appris à se méfier.

La plupart des néo-zélandais savent ne pas oublier qu’ils ont tous été des émigrants, dans les dernières décennies. Une seule autre fois, sur un sentier de randonnée, nous avions croisé un couple de kiwis, également âgé, qui se plaignait ouvertement d’une cohabitation qu’il jugeait difficile avec la population maorie dans certains quartiers d’Auckland. La très grande majorité des kiwis est d’un naturel ouvert et tolérant.

Je rentre à bord et propose à Marin d’aller poser le tramail à une centaine de mètres du bateau, devant une petite crique rocheuse. La nuit tombe. Nous embarquons le filet, les flotteurs, et les ceintures de plombs utilisées en plongée pour nous lester, qui serviront de poids mort à chaque extrémité inférieure du filet. Nous amarrons une extrémité du tramail autour d’une roche pointue légèrement au-dessus de la surface, puis tendons le filet, avec de gros flotteurs rouges, en travers de l’étroite petite crique, tout en laissant un passage vers la sortie.

Pour moi, l’animal doit toujours avoir une chance de s’en sortir indemne.

Pour être discrets, nous ne traînons pas. Une fois ce travail fait, nous vérifions la bonne position de l’ensemble, avant de regagner notre bord. Marin s’aperçoit alors qu’il y a déjà 2 ou 3 poissons de bonne taille empêtrés dans les mailles. Nous hésitons un instant à remonter le filet immédiatement, mais un regard vers le petit bateau kiwi à moteur m’en dissuade : on nous y observe à la jumelle ! Merde ! Ce n’est pas l’idéal.

Décidément, avec le tramail, c’est toujours le stress ! Nous décidons de rentrer à bord, et je dis à Marin qu’il faudra impérativement aller relever le filet demain matin, avant le jour, pour éviter le zèle inquisiteur de notre voisin de mouillage, à l’évidence peu sympathique.

Nous dînons, puis je rejoins ma cabine pour ma lecture du soir. En bateau au mouillage, en voyage, on apprend vite à se caler sur la lumière du jour, par commodité naturelle aussi bien que pour économiser la consommation électrique, qu’il faut compenser exclusivement avec les moyens du bord. Au moment de m’endormir, je veux régler l’alarme de mon réveil, mais je m’aperçois qu’il est resté dans la cabine de Marin, qui l’a utilisé récemment pour aller faire du surf au lever du jour, à Sandy Bay. Il ne me l’a pas ramené, et j’ai la flemme d’aller le chercher. Je me dis que je me réveillerai au petit jour, comme d’habitude, et que nous en avons pour 10 minutes à relever le tramail. Et je m’endors.

Malheureusement, lorsque j’émerge le lendemain matin, il fait déjà grand jour, et je constate qu’un petit motor-yacht équipé pour la pêche est venu mouiller dans l’anse pendant la nuit. J’aperçois 4 ou 5 gaillards sur la plage arrière. Si l’usage du tramail est interdit ici, ce n’est sûrement pas le moment d’aller relever le filet. Nous attendons qu’il veuille bien appareiller, en espérant que le petit bateau de pêche-promenade va en faire autant. Il ne restera plus que le voilier, et avec lui, on se sent des atomes crochus plus naturellement. Il faut attendre au moins 1 heure, puis le motor-yacht finit par lever l’ancre. Quelques minutes plus tard, le pêche-promenade en fait autant, mais à notre grande surprise, il ne met pas le cap immédiatement vers la sortie de la baie : il se dirige lentement vers les flotteurs rouges de notre filet !

C’est pas vrai !

Nous le voyons alors, à travers le hublot panoramique du roof, s’approcher du filet, tourner autour, nous regarder, hésiter, je me demande même s’il ne prend pas des photos, puis, toujours aussi lentement, il se dirige enfin vers l’ouvert de la baie.

Mais il prend vraiment son temps, s’arrête, remet en avant au ralenti, s’arrête. Ce manège ne m’inspire guère. Quand enfin il est à environ un demi-mille de nous, j’indique à Marin que le moment est venu. Nous sautons dans l’annexe et nous dirigeons l’air de rien vers le filet. Nous avons décidé d’enlever les flotteurs, de le rassembler rapidement dans l’eau, de passer un bout autour, de le détacher de la roche, et de le ramener à notre catamaran en le remorquant, c’est plus discret. Nous apercevons une multitude de poissons dans les mailles, et 2 raies de bonne taille encore vivantes. Outre le fait qu’elles font du dégât dans le filet, les raies sont dangereuses pour l’annexe et pour nos mains. Leur dard ne demande qu’à percer le flotteur pneumatique, ou à se planter dans nos chairs… Visiblement, le tramail ne doit pas être autorisé ici, et avec Marin, nous décidons d’effectuer l’enlèvement des poissons et le nettoyage du filet à l’abri des regards, entre les deux coques du catamaran, sous les trampolines. Nous attachons une extrémité du filet à la poutre transversale avant, et commençons notre laborieux travail, pas si sereins que cela, car je ne peux m’empêcher de penser que le type du pêche-promenade a tout à fait le profil, plutôt que de venir nous indiquer qu’il est formellement interdit d’utiliser un filet dans le coin, d’informer directement les autorités néo-zélandaises…

Alors nous nous dépêchons, mais nous en avons bien pour une heure à remettre de l’ordre dans tout ce bazar. Et les raies ne nous facilitent pas la tâche, continuant à faire des nœuds supplémentaires…

Soudain, mon attention est attirée par un bruit de moteurs, d’abord lointain, mais qui se rapproche indubitablement. Nous ne voyons pas l’entrée de la baie, planqués que nous sommes entre les deux coques de Jangada. J’espère un instant qu’il s’agit d’un bateau de plongée sous-marine qui va stopper au-dessus de l’épave du Canterbury, mais je dois me rendre à l’évidence auditive. Ce bateau est muni de moteurs hors-bord puissants et il entre à pleine vitesse dans la baie… !!! Marin me fait la même réflexion ! Je lui demande de larguer fissa l’extrémité attachée du filet, et m’arrange pour que celui-çi coule à 2ou 3 mètres sous la flottaison, en-dessous de l’annexe. Je ne le retiens plus que par un bout discret, la main quasiment dans l’eau. Le bateau approche, nous l’entendons ralentir à quelques dizaines de mètres, mais c’est clair qu’il vient directement vers nous ! Je dis à Marin de faire semblant de retendre les nœuds d’attache des garcettes du trampoline sans se laisser distraire, et de me laisser faire. Encore quelques secondes angoissantes, puis je vois apparaître l’étrave d’un énorme Zodiac Commando de couleur noire, monté par au moins 8 personnes en uniforme ! Je lâche immédiatement le bout, le filet descend vers le fond, lesté par nos deux ceintures de plomb de plongée qui sont restées à poste…

Pendant qu’une femme, qui semble commander la patrouille, s’adresse à moi en anglais, j’imagine le matériel qui arrive au fond, 20 mètres plus bas, sur la vase dure de Deep Water Cove ! Je ne lâche pas ma garcette de trampoline, faisant semblant de poursuivre consciencieusement mon travail.

- « Good morning, Sir. We are from New-Zealand Ministry of Fisheries…

- Hi. We are French. So, please, if possible, speak slowly!

- OK, alor vous parlé francais!

- Yes, nous parlons français.

- Hum, we are searching a net in the bay. Have you seen a net?

- A net? A fishing net?

- Yes, a fishing net !

En stoppant quelques mètres avant notre voilier, le gros pneumatique propulsé par deux moteurs de 250 CV chacun a généré quelques vagues, qui arrivent avec retard sous la nacelle, menaçant de nous rétrécir au niveau des vertèbres cervicales… Je dis à Marin de se courber et fais de même, d’un air un peu contrarié par ce manque de courtoisie du pilote, toujours debout aux commandes, aux ordres, dans son uniforme bleu marine… Je sens que je peux renverser l’avantage, à condition d’avoir de l’aplomb jusqu’au bout. Huit paires d’yeux m’observent attentivement, c’est pas le moment de flancher ! Barbara et Adélie sont dans le carré, finissant de dresser un tableau probablement en apparence à peu près honnête de nos activités du moment, en réalité totalement illicites…

- No, we haven’t seen any net! We just arrived yesterday at night!

- So, you aren’t using a net for fishing? What are you using to fish?

- Ho, we are using only two fishing rods, but only for fishing in open sea!

- OK, OK!

S’ensuit un bref conciliabule à voix basse, à la suite duquel je me dis que mes visiteurs vont vraisemblablement nous demander à inspecter notre voilier. Mais non, finalement, ils n’insistent pas, et nous saluent avec courtoisie. Peut-être n’ont-ils pas le droit de monter à bord des voiliers sous pavillon étranger, je ne sais. Marin et moi leur rendons leur salut, incrédules, et voyons le pilote actionner ses deux commandes d’embrayage. Le gros Zodiac disparaît à notre vue dans un remous d’eau copieusement brassée. Il se dirige vers l’autre voilier au mouillage : pourvu que ses pacifiques occupants n’aient rien vu de nos activités désormais et à l’évidence clairement répréhensibles !

Marin et moi continuons à retendre nos garcettes où aucun mou n’est à reprendre, tout en jetant un œil de temps à autre vers le nouveau théâtre des opérations de contrôle. Nous constatons que les choses ont l’air de se passer dans la bonne humeur, et néanmoins 2 contrôleurs des pêches montent à bord du voilier kiwi. Dix minutes plus tard, le Zodiac Commando repart vers la sortie de la baie, et prend la direction du Cap Brett !

Nous laissons tomber nos emplois fictifs, et regagnons notre bord. Je tape sur l’épaule de Marin, et je lui dis : « Ouahhh, on a eu chaud !!! » Il me regarde en souriant, et je le sens se détendre. Barbara a déjà commencé à rectifier le tir sur le plan de la morale, je la laisse faire le job qui s’impose naturellement, et me contente de dire qu’on était sans doute bons pour suivre le Zodiac jusqu’à Opua, passer la journée dans les bureaux des autorités, se faire verbaliser en bonne et due forme, et s’en sortir avec une belle amende…

Et je conclus que la pêche au tramail sur Jangada, on a encore donné, et cette fois, c’est bel et bien terminé ! Trop stressant !

Seul regret : que le filet soit au fond de l’eau, avec les deux raies vivantes mais prises au piège, et qui vont crever lentement… La mer n’est pas une poubelle.

Et je rappelle à Marin qu’on y a aussi laissé nos deux ceintures de plomb : il avait oublié ce détail, et accuse le coup, car il adore plonger.

Barbara voudrait rester dans l’anse de Deep Water Cove, mais je me méfie d’un retour éventuel de notre ami le mal léché, accompagné du gros Zodiac Commando…

Nous levons l’ancre et quittons la baie pour des cieux moins coupables. Je prends deux repères visuels croisés au moment de l’appareillage.

J’explique aux enfants que le filet, c’est finalement un mauvais moyen de pêcher, d’un point de vue écologique. Son manque systématique de sélectivité des captures occasionne à la faune locale des dommages qui, s’ils restent certes limités quantitativement au niveau d’un tramail de 25 mètres de longueur, provoquent néanmoins un gaspillage inutile de la vie animale. Je leur parle des ravages causés par les filets dérivants utilisés au large dans certaines régions du monde, et aussi tout simplement de ceux causés aux fonds marins par les chaluts. Sans compter les rejets à la mer, mais trop tard, d’une majorité des prises effectuées par les chalutiers, non recherchées et non consommables. Allez, exit le tramail, on se contentera de la pêche à la traîne, qui suffit amplement à subvenir à nos besoins en protéines !

Comme je viens de terminer le livre du scientifique Hubert Reeves intitulé « Je n’aurai pas le temps… », je lis aux enfants un passage de circonstance au sujet de la biodiversité et de la préservation de la vie, dont je partage complètement la teneur :

« Voyons notre Terre. Elle seule, dans le système solaire, héberge la vie. Elle foisonne de milliers d’espèces animales et végétales. Le contraste est grand avec les autres planètes, dont le sol est sec, aride et désertique. Nul ne sait comment la vie est apparue sur la Terre il y a un peu moins de 4 milliards d’année. Mais nous connaissons les facteurs qui en assurent la pérennité : l’alimentation, les sources d’énergie, et la reproduction qui permet à la lignée de durer… Cette organisation est fondamentale pour que la vie continue sur la Terre.

Force est de reconnaître que nous lui devons la nôtre !

Vu sous cet angle, sauver la biodiversité, c’est aussi manifester notre reconnaissance à cette logistique pour le fait d’exister aujourd’hui, ici et maintenant.

Un élément complémentaire vient s’y ajouter, dont nous découvrons progressivement l’importance : l’interdépendance des espèces vivantes. Dans ce réseau qui profite à tous, chaque lignée vient s’inscrire comme un maillon indispensable. L’érosion de la biodiversité à laquelle nous assistons, l’extinction par l’activité humaine d’un nombre sans cesse croissant de familles animales ou végétales, appauvrissent et fragilisent tout l’écosystème, dont nous sommes nous aussi un élément.

En cherchant à préserver toutes les formes de vie, c’est également nous-mêmes que nous préservons. »

Allez, c’est décidé, on ne pêchera plus au tramail à bord de Jangada…

Les enfants en ont bien compris la raison, Barbara n’aimait pas ce filet, et moi je me sens soulagé de l’inquiétude latente systématique qu’il provoquait lorsque je l’utilisais.

Epilogue : 48 heures plus tard, nous reviendrons à Deep Water Cove, pour tenter de récupérer notre matériel. Non pas tant le tramail, dont je préférerais cependant faire cadeau à un père de famille d’une île des Vanuatu qui saura probablement mieux l’utiliser que moi, et plus respectueusement de la nature, plutôt que de le laisser au fond de cette baie, mais surtout pour nos ceintures de plomb, dont nous avons régulièrement besoin. Je me dis aussi qu’un jour ou l’autre, l’ancre d’un bateau crochera le filet et remontera l’ensemble jusqu’au davier d’un équipage qui sera pour le moins surpris de sa trouvaille…

En arrivant dans la baie, je retrouve mes repères, et mouille au plus près de notre position précédente. Pendant que le CNED fait rage dans le carré, je mets l’annexe à l’eau, grée le grappin, et entreprend de ratisser le fond, à tout de même 20 mètres plus bas, ce qui nous laisse très peu de chance de réussite. J’effectue un premier trait, moteur au ralenti, avec le grappin en remorque, cordage tenu à la main pour tenter de sentir une éventuelle croche. Tout cela me paraît bien aléatoire, mais pour convaincre Barbara de l’intérêt de revenir tenter notre chance, je lui ai rappelé qu’il y a quelques mois de cela, en Casamance, dans le village de Nioumoune, notre copain diola avait réussi à ramener sur la rive ses lunettes de soleil auxquelles elle tenait particulièrement, malencontreusement tombées dans la vase au fond du bolong ; en utilisant avec un incroyable doigté et une infinie patience un simple filet de pêche à une maille. Alors, il faut essayer.

Ce premier trait d’une cinquantaine de mètres est à peine commencé que je sens tout à coup dans le cordage une résistance nette mais souple, qui ne peut se confondre avec une croche dans un rocher par exemple, plus brutale. Je remonte doucement le grappin, je n’ose croire au miracle, et en même temps la résistance que je sens au bout du cordage ne peut être que celle du filet lesté ! Bientôt la masse verdâtre du tramail en vrac apparaît à quelques mètres sous l’annexe, et la première chose que j’aperçois est l’une des deux raies, toujours vivante… Je ne suis pas très fier de sa situation. Mais c’est incroyable, j’ai croché dans le filet du premier coup !

Je n’en reviens pas. Hélas cette chance invraisemblable va me faire commettre une erreur. Je n’ose pas sortir le filet de l’eau pour l’embarquer dans l’annexe, car il y a 3 bateaux au mouillage dans la baie. Alors je me dirige doucement vers Jangada, persuadé que le grappin a bien croché dans les mailles. J’appelle Marin à la rescousse, lui demande d’attraper le bout que je lui lance, et de l’amarrer à un taquet sur le pont. Au moment où je transfère la tension du cordage depuis l’annexe vers le bateau, un peu de mou se crée et cela suffit à laisser le filet repartir vers les profondeurs… !

Je suis blême. Nous passerons plusieurs heures avec Marin à essayer de le récupérer à nouveau, et nous n’y parviendrons jamais.

Nos voisins de mouillage observeront notre étonnant manège autour de Jangada sans vraiment en comprendre la raison.

On ne peut pas gagner toujours sur tous les tableaux…

Olivier

La Baie des Iles, Northland, New Zealand.

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Jangada croise bord sur bord un célèbre voilier...
... qui s'appelle Lion New Zealand (Course autour du Monde)
Visiteurs au mouillage...


- Le matin, le CNED fait rage à bord!
Et l'après-midi, c'est la récré!