Ce genre d’histoire me passionne, je le confesse…
Non pas par intérêt pour le cannibalisme des indigènes de l’époque !
Les aventures vécues par les grands explorateurs de notre planète, principalement des marins, mais pas seulement, sont à mes yeux captivantes.
Je savais depuis des années que Marion-Dufresne avait été tué ici, en Nouvelle-Zélande, par les Maoris, mais j’ignorais tout des circonstances du drame. Puisque nous étions là, sur place, il me semblait naturel d’aller voir les lieux et d’essayer d’en savoir un peu plus sur les raisons du drame.
Alors, depuis que nous naviguons dans la Baie des Iles, je sais qu’un jour ou l’autre, nous allons jeter l’ancre dans une petite baie, dénommée Te Hue en maori. En anglais, elle s’appelle Assassination Cove : la Baie de l’Assassinat.
Jangada double la pointe de Whangaiwahine et pénètre dans la baie de Manawaora, qui abrite plusieurs criques différentes, dont Orokawa Bay au nord, Te Hue Bay au nord-est, et Clendon Cove, au sud.
Nous jetons l’ancre dans 4 mètres d’eau dans la minuscule anse de Te Hue : nous sommes à quelques dizaines de mètres à peine de l’endroit précis où, il y a quelques 239 ans, le massacre a eu lieu.
Bienvenue dans cet endroit aujourd’hui paisible, habité essentiellement par les descendants des tribus maoris de l’époque, dont le sang s’est largement mêlé depuis, avec celui des des descendants des colons. Ils n’ont pas oublié la tragédie, mais ils ont, à son sujet, quelques explications, et quelques convictions, qui ne leur laissent pas l’héritage de la culpabilité. Plutôt le sentiment d’un rendez-vous manqué, d’une incompréhension.
Au fond d’Assassination Cove, sur la rive, à l’enracinement d’un ponton de bois construit par « Baba » Smith, qui habite dans une case à quelques mètres de là, il y a un très vieux pohutukawa, cet arbre endémique qui aime pousser au bord des rivages néo-zélandais. Son tronc noueux et torturé, que les siècles ont fini par courber progressivement jusqu’à l’horizontale, a semble-t-il porté les corps sans vie de Marion-Dufresne et de ses compagnons tués avec lui à cet endroit précis, le 12 juin 1772.
A quelques mètres au-dessus du rivage, un peu en surplomb du vieil arbre, un bloc de béton porte une simple plaque commémorative. Il y est inscrit :
« In 1772 two French ships commanded by Marion du Fresne anchored near Moturua Island 4 May -12 July. In this cove Marion and two boats’ crews were killed.”
Le 27 Novembre 1769, James Cook, l’exceptionnel explorateur anglais, croise à bord de l’Endeavour à proximité du cap qu’il nomme Brett (en l’honneur de Sir Piercy), à l’entrée sud de la baie, qu’il appelle Bay of Islands. Il observe des villages maoris fortifiés sur les îles et sur le mainland, reçoit la visite de quelques canoës indigènes, mais ne s’attarde pas. Il fait voile vers le nord, mais des vents contraires le repoussent vers la Baie des Iles, où il jette l’ancre le 30 Novembre. Dès son arrivée, les Maoris sont nombreux à entourer le petit navire. L’équipage les compte par centaines. Le canot envoyé par Cook pour procéder aux sondages qui vont permettre à l’Endeavour d’aller mouiller dans la baie qui porte aujourd’hui son nom, sur la petite île de Motu Arohia, fait l’objet d’une tentative d’abordage, puis les Maoris essaient de s’emparer de son ancre, dont le métal les intéresse au plus haut point. Cook fait tirer au canon pour ramener l’ordre. Il débarque courageusement l’après-midi même sur Motu Arohia, avec deux canots montés par des hommes en armes. De nouvelles manœuvres agressives l’obligent à utiliser ses mousquets, toujours à blanc, ce qui ne suffit pas à ramener le calme chez les Maoris. Cook fait à nouveau tonner les canons de l’Endeavour, et cette opération impressionne immédiatement les indigènes, qui cessent alors leurs tentatives. Cook leur offre alors des clous de fer, et quelques outils métalliques, dont ils sont friands, en échange de vivres frais et d’eau douce. Mais Cook ne séjourne qu’une semaine dans la Baie des Iles. Le 6 Décembre, l’Endeavour appareille, heurte un récif, mais se dégage, et fait voile vers le North Cape, l’extrémité nord de la Nouvelle-Zélande. L’objectif principal de son expédition est de découvrir la Terra Australis Incognita, le continent austral - l’Antarctique – dont les savants et géographes de l’époque supputent l’existence.
Dix jours plus tard, sans qu’ils aient connaissance de leur présence réciproque dans les mêmes parages, le français Jean-François-Marie de Surville fait escale à bord du St Jean Baptiste, quelques dizaines de milles plus au nord, dans la baie qu’il nomme Baie Lauriston, aujourd’hui Doubtless Bay. Sans le savoir, et sans se voir, ils croisent à proximité l’un de l’autre, dans le mauvais temps, à proximité du North Cape.
Un peu plus de deux années passent, et le 1er Mai 1772, les Maoris de la Bay of Islands aperçoivent à nouveau deux vaisseaux croisant au large du Cap Brett.
Le destin de Marc-Joseph Marion-Dufresne est scellé…
Natif de Saint-Malo, issu d’une riche famille bretonne, Marion-Dufresne a 48 ans lorsqu’il arrive en vue des côtes néo-zélandaises. Embarqué au commerce dès l’âge de 17 ans, il naviguera aussi « à la course » comme corsaire du Roi. A 21 ans, il obtient son brevet de Capitaine par dérogation royale. En 1750, il entre en tant que Lieutenant, puis comme Second Capitaine, à la Compagnie des Indes. Nommé Capitaine en 1756, il y naviguera jusqu’en 1769, année où la société sera dissoute. L’année précédente, Bougainville avait ramené en France, depuis Tahiti, lors de son voyage autour du monde, un indigène tahitien : Aotourou (Aho-Turu), désormais connu à la cour du Roi et dans toute la capitale.
En 1770, Marion-Dufresne, qui est disponible, désoeuvré, et fortuné, propose au Roi de monter une expédition maritime qui aura pour but de rechercher pour le compte de la France cette même Terra Australis Incognita. Mais aussi de reconnaître la route maritime vers la Nouvelle-Zélande par le sud de l’Australie et la Mer de Tasman. Il propose également de ramener Aotourou sur son île, à Tahiti, comme s’y est engagé Bougainville. Sa proposition est acceptée, Aotourou rejoint l’Ile de France (aujourd’hui Ile Maurice) d’où doit partir l’expédition. Le Roi a prêté le Mascarin, qui sera commandé par Marion-Dufresne, secondé par Crozet, tandis que Du Clesmeur, secondé par Le Corre, embarque à bord du Marquis de Castries, dont Marion-Dufresne vient de faire l’acquisition. Le gouverneur de l’Ile de France aide à l’armement des navires, et l’expédition appareille de Port-Louis le 18 Octobre 1771, d’abord vers Madagascar et l’Afrique du Sud, avant de faire route vers l’est dans les mers australes.
Malheureusement, Aotourou ne reverra jamais son île : il meurt de la variole le 6 Novembre 1771, peu avant l’arrivée des navires à Madagascar.
Fin Décembre 1771, le 28 exactement, Marion-Dufresne et ses navires quittent Cape Town et cinglent vers le sud, à la recherche de terres australes, et du grand continent blanc, sensé équilibrer les grandes masses continentales de l’hémisphère nord. Le 13 janvier 1772, il découvre (re-découvre en réalité, car ces îles avaient été repérées une première fois en 1663, mais par la suite oubliées en raison d’un positionnement géographique (très) erroné, chose courante à l’époque) deux îles qu’il baptise Terre de l’Espérance, et Ile de la Caverne, que James Cook, lors d’un passage ultérieur rebaptisera Ile Marion et Ile du Prince Edouard. Ce jour-là, les îles, comme souvent dans ces parages, sont noyées dans des bancs de brume. Les deux navires entrent en collision. L’étrave du Mascarin démâte la misaine du Marquis de Castries, dont le beaupré a été brisé. Désormais, les deux navires, endommagés, ont besoin de réparations. Du 22 au 24 janvier 1772, l’expédition découvre un archipel sub-antarctique : les Iles Crozet, du nom du Second de Marion-Dufresne à bord du Mascarin. Julien-Marie Crozet. Sur l’île de la Possession, qui n’est habitée que par de nombreux animaux marins, Marion-Dufresne dépose une bouteille contenant un parchemin aux armes du Roi de France. Faisant route désormais vers l’est dans les cinquantièmes, l’expédition passe le 2 Février dans le nord de l’archipel des Kerguelen, qui n’ont pas encore été découvertes, croisant ainsi sur l’avant, à quelques dix jours près, la route d’un certain Kerguelen de Trémarec…
Quelle époque ! J’aurais aimé en être !
L’expédition touche la Tasmanie le 3 Mars 1772, mais n’y trouvant pas de bois adapté à la réparation des navires, elle fait route peu après vers la Nouvelle-Zélande.
Le 1er Mai 1772, au moment où les deux navires de l’expédition croisent au large de la Bay of Islands, Marion-Dufresne ignore que James Cook a fait escale à cet endroit un peu plus de 2 ans plus tôt. L’information n’était pas encore parvenue à l’Ile de France au moment de son appareillage. Il l’apprendra peu après. Mais la baie qui s’étend à l’ouest semble propice aux réparations dont les deux bateaux ont désormais grand besoin. Les collines environnantes sont couvertes d’arbres, et les équipages observent que l’endroit est habité par de nombreux indigènes qui pratiquent cultures et élevage. L’eau douce abonde. La présence de plusieurs îles à proximité de la côte sud de la baie offre plusieurs mouillages abrités assez facilement accessibles, et, pendant 3 jours, l’expédition tire des bords dans la baie en observant le comportement des indigènes Maoris, et en procédant à un repérage des lieux, et à des sondages..
Le 4 Mai, les navires s’approchent de Moturua Island, par le nord-est. Le Marquis de Castries manque de s’éventrer sur le récif de Whale Rock, qui brise dangereusement dans la baie sur la route d’approche vers le mouillage. L’Endeavour de Cook n’en était pas passé bien loin non plus. Deux chefs maoris et leurs sujets, qui ont rejoint le navire avec leurs canoës, grimpent à bord du Mascarin. Le chef de l’expédition observe que les armes à feu du bord ne sont pas étrangères aux Maoris, qui semblent en avoir peur, ce qui laisse penser à Marion-Dufresne que les indigènes ont eu la visite d’un explorateur avant lui. Il interrogera les Maoris et eut la confirmation du passage de Cook, un peu plus de deux ans auparavant. Les navires mouillent sous le vent de Moturua, et un commerce convivial s’établit aussitôt entre les navires de l’expédition et les natifs de la Baie des Iles. Les premiers contacts sont chaleureux et amicaux.
Les équipages ont besoin d’eau douce et de vivres frais, et ils s’aperçoivent rapidement, comme le remarque le Lieutenant Roux du Mascarin, que contre un vieux clou rouillé, les Maoris vous donneraient tout ce que vous pourriez demander.
Il apparaît clairement à Marion-Dufresne que l’endroit est propice à pourvoir à l’ensemble de ses besoins : réparations des navires, installation d’un petit hôpital à terre pour soigner les malades des deux équipages, embarquement de vivres et d’eau fraîche, et établissement de relations profitables avec les indigènes maoris. Marion-Dufresne part explorer les environs avec Roux, à la recherche d’un mouillage de longue durée. Ils le trouvent au sud immédiat de l’île Urupukapuka, à environ 2 milles plus à l’est. L’endroit est baptisé Port-Marion, et le 11 Mai, les deux navires s’engagent dans le passage entre Moturua et Motuarohia pour gagner le mouillage de Port-Marion. L’expédition a plusieurs objectifs à mettre en œuvre simultanément. Le premier d’entre eux est d’installer à terre un petit camp pour soigner les malades, principalement du scorbut. Marion-Dufresne décide de faire installer ce camp sur Moturua, dans une petite baie nommée Waipao, sur la côte sud-ouest de la petite île, près d’une source d’eau douce. Une tente est dressée pour les malades, une autre pour servir de quartiers aux gardes, et une troisième, plus petite, pour les officiers. Il apparaît rapidement que les vivres existent localement en abondance, et que l’expédition peut s’en procurer facilement en échange de quelques outils et clous métalliques. Marion-Dufresne ordonne donc aussitôt le début des travaux de réparations sur les deux navires, en prévision de la route vers le Grand Sud. On procède à l’allègement des navires, et à l’abattage en carène qui permet d’intervenir sur les œuvres vives, pour le carénage, les réparations et le calfatage. Le 18 Mai, Marion-Dufresne envoie le grand canot du Mascarin doubler Tapeka Point pour atteindre le rivage dans le voisinage de Waitangi, au sud-ouest de la baie. On trouve des huîtres en abondance, des bulots, des coques et des moules, mais pas d’arbres appropriés pour confectionner de nouveaux espars de remplacement, après l’abordage qu’ont eu les deux navires dans les brumes de la Terre de l’Espérance (Ile Marion), quelques 4 mois plus tôt. Marion-Dufresne oriente alors les recherches au sud immédiat du mouillage de Port-Marion, où est établi le village du chef maori Te Kuri, de la tribu des Ngare Raumati. Les échanges apparaissent là encore cordiaux, ce qui, sans nul doute, contribuera ultérieurement à l’imprudence du chef de l’expédition, laquelle conduira à sa mort.
Les jours passent, des incidents mineurs interviennent. Rien d’alarmant, mais suffisamment pour faire penser au Lieutenant Roux que l’expédition n’est pas totalement hors de danger avec les Maoris.
Un incident particulier se produit alors, dont il apparaîtra plus tard, et jusque dans le discours des descendants maoris d’aujourd’hui, qu’il a probablement contribué assez largement à la genèse des évènements qui suivront. Un jour, un serviteur noir de l’un des navires, qui, apparemment, avait décidé de déserter l’expédition pour rejoindre les Maoris, emprunte un petit canoë sur l’île de Moturua, où a été installé le petit hôpital, et entreprend, avec deux « négresses », de rejoindre le mainland. A mi-chemin, en danger de chavirer, il tue l’une des deux femmes noires, apparemment pour alléger l’esquif (… !!!), et la passe par-dessus bord. La deuxième préfère se jeter à l’eau (on la comprend… !!!) et réussit à nager jusqu’au rivage. Les officiers de l’expédition ne semblent pas prêter une attention excessive à cet incident, et pourtant, il se pourrait qu’il soit en partie à l’origine du massacre qui va suivre.
Pourtant, rien à ce stade des relations entre les explorateurs et les Maoris ne laisse entrevoir qu’une situation dangereuse pourrait se développer. Les Maoris informent même les marins qu’il existe, au sud de Manawaora Bay, dans l’anse aujourd’hui appelée Clendon Cove, des arbres parfaitement adaptés à la confection des espars des navires qui doivent être remplacés. Marion-Dufresne ordonne qu’un camp soit établi à cet endroit, et, à partir du 29 Mai, un détachement de charpentiers et de marins prépare les nouveaux espars dont les navires ont besoin avant de reprendre la mer. Le 6 Juin, les pièces de bois sont prêtes à être mises à l’eau et remorquées vers les navires. Pendant ces préparatifs, un nombre considérable de Maoris se rassemble sur les lieux, apparemment pour assister aux travaux de l’expédition. A cette occasion, un pardessus, un mousquet et une ancre de 300 livres sont dérobés par les indigènes. Informé, du Clesmeur, qui a la charge de l’opération, envoie aussitôt sur place 12 marins armés. A l’aube le lendemain matin, un chef maori local, Rawhi, est capturé par le détachement et détenu pour être interrogé. Il accuse du vol la tribu voisine, et est relâché par les hommes de du Clesmeur. Mais le mal est fait, la nouvelle de la séquestration se répand, les natifs prennent ce geste des membres de l’expédition comme une grave insulte à tous les Maoris. Dès lors, les indigènes de toute la Bay of Islands se rassemblent par groupe d’une centaine, et décident d’attendre un moment opportun pour venger l’offense subie. Il semble alors que les chefs de la tribu Ngapuhi, dont Rawhi était issu, aient convaincu tardivement Te Kuri, le chef de la tribu Ngare Raumati, qui commerçait jusque là en bonne entendeur avec les hommes de Marion-Dufresne, de se rallier à l’idée de vengeance. Le Lieutenant Roux, visitant à son tour le camp de Clendon Cove, fut informé du détail des récents évènements, et il en fut affecté. C’est lui qui avait assisté au plus grand nombre d’incidents survenus jusque là. Cependant Marion-Dufresne, confiant dans son prestige de chef de l’expédition, et dans ses bonnes relations avec Te Kuri, ne semble pas partager les craintes de son Lieutenant.
Du Clesmeur étant en charge du camp des charpentiers, Roux est néanmoins envoyé pour sécuriser le camp de l’hôpital, sur Moturua. Il y renforce la garde du campement, et dans les jours qui suivent ces dispositions, le comportement des Maoris ne le rassure nullement. La garde et l’armement des hommes ont été également renforcés au masts’camp, et Marion-Dufresne semble considérer que certains incidents mineurs sont inévitables, mais sans réelle gravité. D’ailleurs, quelques jours auparavant, le 4 Juin, les Maoris du chef Te Kuri lui ont fait l’honneur de lui décerner un titre honorifique de chef local, ce qui l’a renforcé dans l’idée (probablement juste à ce moment-là encore) que les indigènes lui vouaient respect et considération.
Mais le 12 Juin, Roux, sur Moturua Island, considère que la situation s’est suffisamment dégradée pour qu’il avertisse le chef local, Kotahi, que si ses sujets continuent à venir la nuit rôder autour du camp, il devra ouvrir le feu sur eux, et les tuer.
A bord du Mascarin, Crozet, le second de Marion-Dufresne, a observé la veille une chose étrange. Les Maoris, qui avaient pris l’habitude de visiter le navire en nombre, chaque jour depuis un mois, ne sont pas venus. Ils ne sont pas apparus de la journée. Mystère.
Le lendemain, Marion-Dufresne, satisfait de l’avancement des travaux accomplis par les équipages en regard des objectifs assignés pour l’escale, et nullement alarmé par les derniers incidents qui lui ont été rapportés, décide d’aller pêcher avec quelques uns de ses hommes à Orokawa Bay. Au programme : pêche au filet et collecte d’huîtres et de bulots, d’ailleurs encore abondants aujourd’hui. Le chef Te Kuri et une demi-douzaine de Maoris, qui se trouvaient aussi à bord du Mascarin, accompagnent les marins dans le canot. Outre Marion-Dufresne et les Maoris, sont présents 10 marins et deux jeunes officiers, Lehoux et de Vaudricourt.
Au soir, ces hommes ne rentrent pas à bord, la nuit tombe, et, à bord du Mascarin, on suppose que la partie de pêche s’est terminée au camp des charpentiers, où Marion-Dufresne et ses hommes auront passé la nuit…
Le lendemain matin, aucune inquiétude ne transparaît à bord des navires, à tel point que le Marquis de Castries envoie son grand canot avec 12 hommes pour collecter du bois de chauffage à Orokawa Bay.
Deux heures plus tard, un seul de ces hommes est encore en vie : il s’appelle Yves Thomas.
Il a échappé au massacre en s’enfuyant in extremis par le petit isthme (500 mètres de largeur environ) qui sépare l’intérieur de l’anse de l’ouvert de la Bay of Islands. De là, il a nagé jusqu’aux navires. Haletant et trempé, il raconte à du Clesmeur qu’il était en train de couper du bois à la hache quand un marin qui était avec lui et lui-même ont été sauvagement attaqués par plusieurs Maoris. Thomas s’est battu et avant de réussir à fuir, il a été témoin du massacre de ses autres compagnons par plusieurs centaines de Maoris, surgis du bush.
Il apparaissait dès lors clairement que, si Marion-Dufresne et les 12 hommes qui l’accompagnaient la veille n’avaient pas encore été tués, ils étaient pour le moins en grand danger.
De plus, plusieurs signes d’une grande agitation étaient visibles au camp de l’hôpital, laissant supposer au Lieutenant Roux l’imminence d’une attaque.
Du Clesmeur envoya aussitôt un détachement armé supplémentaire sur Moturua, et un autre canot monté par des marins en armes partit en direction du camp des charpentiers. En passant par Orokawa, ce canot aperçut l’embarcation utilisée la veille par Marion-Dufresne, tirée sur la petite plage de l’anse de Te Hue. Par prudence, le canot poursuivit sa route jusqu’au camp des charpentiers de Clendon Cove.
Il le trouve entouré par près de 500 Maoris, qui se retirent à l’approche des hommes en armes, en vociférant que Marion est mort.
Crozet est à quelque distance de là, supervisant la mise à l’eau des espars. Avisé de la gravité de la situation, il rassemble aussitôt ses hommes et décide de marcher vers l’endroit où le canot de Marion-Dufresne a été vu, tiré sur la plage, dans l’anse de Te Hue, à environ 5 km de là. Les Maoris n’attaquent pas la petite colonne, pendant sa progression le long du rivage, mais ils la suivent à distance, continuant à clamer que Marion est mort, et qu’il a été mangé. Arrivé au canot, Crozet, pressentant la mort du chef de l’expédition et de ses compagnons, semble avoir montré une réelle détermination et un grand courage envers les Maoris : il indique à leurs chefs, sur un ton qui ne souffre pas de réplique et n’appelle aucune négociation, qu’il tuera sans sommation le premier homme qui franchira une marque qu’il leur indique sur le sol. Il demande également aux chefs indigènes de faire asseoir les Maoris présents, qui se comptent désormais au nombre d’un millier. Ce qu’ils finissent par faire. Les hommes préparent l’embarcation, la mettent à l’eau, s’entassent dedans, mais au moment où Crozet donne l’ordre de quitter la plage, certains des Maoris se lèvent et décident de la suivre. Crozet fait ouvrir le feu de ses mousquets, ce qui arrête immédiatement les indigènes. Le canot surchargé peut alors rejoindre les navires.
Dans le même temps, sur Moturua, Roux a été informé par un chef maori affligé que Marion-Dufresne a été tué. Un canot arrive également des navires et confirme les mauvaises nouvelles.
Roux estime qu’il faut prendre les devants sur Moturua, son campement est menacé et il décide de passer à l’attaque. Il arme 26 hommes avec des mousquets, des pistolets et des coutelas, et marche résolument sur le village fortifié des indigènes, auquel il met le feu, obligeant les Maoris à en sortir. Le Lieutenant Roux, très déterminé, ne va pas faire dans la dentelle : ses hommes tuent 250 indigènes, tandis que 200 autres parviennent à s’enfuir avec les canoës, démoralisés par l’efficacité meurtrière des armes à feu utilisées par les marins.
Mais pour les explorateurs, il n’existe désormais plus d’autre alternative que de tenter de terminer au plus vite les travaux indispensables aux navires avant l’appareillage, d’embarquer en vivres ce qui sera possible de trouver sur Moturua désertée par les Maoris, et de lever l’ancre.
La Baie des Iles, qui avait semblé si hospitalière aux marins de Marion-Dufresne, est devenue hostile.
Quelques trois semaines après la mort de Marion, du Clesmeur et Crozet reviennent en force à Orokawa et Te Hue, lourdement armés. Mais Te Kuri et ses indigènes ont déjà quitté les lieux. Les marins découvrent des restes humains et des habits qui ont appartenus aux membres de l’expédition, qui ne laissent subsister aucun doute sur leur sort. Devant les preuves du destin tragique de leur chef et de ses compagnons d’infortune, tués et mangés par les Maoris, les marins incendient le village pour le détruire.
Le 12 Juillet, un mois après le massacre, le Mascarin et le Marquis de Castries, réparés et approvisionnés, sont prêts à reprendre la mer. La plupart des malades ont recouvré la santé après leur séjour sur Moturua. Du Clesmeur a pris le commandement de l’expédition, et Crozet celui du Mascarin. Pour les marins français, la Bay of Islands de Cook devient la Baie de la Tricherie. Quelques minutes avant l’appareillage, une cérémonie a lieu sur Moturua. Crozet rend hommage à son chef et à ses compagnons, et proclame que la Nouvelle-Zélande est une possession de la France. Une bouteille contenant un parchemin aux armes du Roi de France est enterrée à proximité de Waipao Bay, à 4 pieds sous terre, à 57 pas au-dessus du niveau des plus hautes marées d’équinoxe et à 10 pas de la rive gauche du petit rusiseau qui coule dans la mer à cet endroit.
Le 14 Juillet, les deux navires quittent la Baie des Iles, laissant derrière eux leur chef, 2 officiers et 24 marins.
Il est hautement probable que la bouteille cachée par l’expédition a été déterrée par les Maoris, immédiatement revenus sur leur île, dans les jours, peut-être même dans les heures qui ont suivi l’appareillage des deux navires.
Peu d’évènements, dans l’histoire de la Nouvelle-zélande, ont donné lieu à autant de conjectures sur les véritables motifs qui ont conduit les Maoris à massacrer Marion-Dufresne et ses hommes, en 1772.
Evidemment, à bord de Jangada, rien ne nous qualifie pour privilégier une hypothèse plutôt qu’une autre. Mais rien ne nous empêche non plus de nous faire notre propre idée.
J’ai déjà eu l’occasion de venir repérer le coin avec Tomana mon beau père, lorsque nous séjournions à Opua, dans la maison de Frank – appelée « Captain’s retreat » - Frank le commandant de cruise ships.
Je retrouve « Baba », volubile et intelligent, de son vrai nom Smith. « Baba » est un « demi » comme on dit dans le Pacifique : son père était anglais, sa mère maorie. Sa femme, maorie, a toujours vécu à Assassination Cove, que les locaux préfèrent appeler Te Hue. Elle descend directement, dit-il, des familles maories qui ont côtoyé les marins français de Marion-Dufresne, avant et pendant le drame. « Baba » a pris sa retraite ici et il y vit paisiblement, loin de l’agitation d’Auckland qu’il a connue, dans une case sans prétention, à quelques mètres de la plage. Il a construit un petit wharf de bois, qui s’avance de quelques dizaines de mètres dans la petite baie. Les bateaux de passage qui ont besoin d’eau douce peuvent s’amarrer quelques instants au ponton, à marée haute uniquement, pour remplir leurs réservoirs. « Baba » a installé juste derrière sa case une réserve d’eau de plusieurs milliers de litres, qu’une petite pompe alimentée par des panneaux solaires remplit régulièrement à partir de la nappe phréatique accessible sous sa maison. Une simple honesty box placée sur le ponton à proximité du tuyau récolte les quelques dollars laissés par les rares usagers.
J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer à « Baba » qui nous sommes, une petite famille de marins français venus de notre lointain pays pour visiter le sien. Le courant est passé, et je dis à « Baba » que je m’intéresse aux vraies raisons qui ont conduit les Maoris à massacrer Marion-Dufresne et ses hommes le 12 Juin 1772.
Nous parlons librement, je sais que les miens et moi-même courrons aujourd’hui peu de risques de subir, au même endroit, le même sort…
J’évoque d’abord ce qui est connu pour être une erreur historique : le fait, pour les hommes de l’expédition, d’avoir abattu et travaillé des kauris , ces arbres endémiques à l’Ile Nord de la Nouvelle-Zélande, très rectilignes et dont le bois présente toutes les qualités nécessaires à la réalisation des mâtures de navires. Certains grands kauris sont considérés comme des dieux de la forêt dans la culture maorie, et de ce fait, ils sont frappés de tapu (tabou). Mais en l’occurrence, ce n’est pas un motif du massacre, car ce sont les Maoris eux-mêmes qui ont proposé aux marins de les guider vers la baie de Clendon Cove, et de leur indiquer les kauris qu’ils pouvaient abattre pour leur usage. Ils ont même été aidés par les indigènes dans cette tâche. « Baba » réfute d’emblée cette hypothèse.
Il écarte aussi radicalement le sujet de la pêche. Marion-Dufresne et les 12 hommes débarqués avec lui pour pêcher au filet et ramasser des coquillages le 12 Juin ont été invités à le faire par le chef Te-Kuri et ses hommes, dont le village était établi sur place. Aujourd’hui encore, les Maoris ramassent fréquemment les coquillages du bord de mer, et, sur la petite plage d’Assassination Cove, j’ai pu voir quelques filets de pêche sécher sur des rondins de bois. Si vous demandez l’autorisation aux Maoris de collecter des coquillages pour votre propre usage, la plupart du temps ils vous la donnent : c’est ainsi que nous avons pu ramasser des bassines entières de délicieuses coques dans la Baie des Iles, du côté de l’embouchure de la rivière de Kerikeri. Mais il est également vrai qu’ils n’apprécient pas la collecte sauvage, sur des terres de bord de mer qu’ils considèrent comme leurs. Marion-Dufresne ayant été dûment invité et accompagné par Te-Kuri pour cette partie de pêche, ce motif potentiel du massacre est peu probable.
On ne peut pas retenir non plus le petit commerce, le troc, qui s’était instauré entre les équipages des deux navires et les Maoris. Chacun y trouvait a priori son compte. Les navires recevaient des vivres et de l’eau en abondance, tandis que les indigènes repartaient avec des clous et quelques objets métalliques (hachettes, haches, faucilles), qui leur étaient distribués au compte-goutte, mais auxquels ils attachaient un très grand intérêt.
On a aussi évoqué la violation éventuelle d’un autre tapu - sans trop savoir lequel - qui aurait blessé les croyances des Maoris. Je n’y crois guère, considérant que l’expédition française séjournait depuis plus d’un mois dans la Baie des Iles lorsque le drame s’est produit. D’innombrables visites et contacts avaient eu lieu entre les Maoris et les membres d’équipage des deux navires, et il est difficile d’imaginer qu’au cours de ces nombreuses discussions, ces tapus et autres interdictions n’aient pas été mentionnées par les indigènes.
Il reste ce qu’on peut probablement considérer comme les vrais motifs de l’assassinat.
En premier lieu desquels la malheureuse décision des explorateurs de capturer le chef Rawhi et de le séquestrer jusqu’à ce qu’il parle. D’après la coutume orale maorie des environs de la Baie des Iles, cette séquestration d’un chef local par l’expédition française a été considérée comme une grave offense des explorateurs à la population indigène et à ses chefs. C’est compréhensible.
Un deuxième motif probable du massacre a vraisemblablement été la peur des Maoris de voir les Français s’installer sur leurs terres dans un avenir plus ou moins proche et de s’assurer ainsi de leur suprématie sur les indigènes, au moyen de leurs armes à feu (mousquets et pistolets). Les natifs avaient déjà eu l’occasion de constater la redoutable efficacité de ces armes au moment du passage de Cook et lors de quelques parties de chasse et autres incidents liés aux quelques larcins commis par les indigènes. Mais c’est encore les canons des deux navires qui impressionnaient le plus les Maoris. Les tirs effectués depuis les navires, y compris à blanc, avaient la capacité de stopper immédiatement toute velléïté belliqueuse des Maoris.
Mais ce que j’ai appris de plus intéressant dans mes conversations avec « Baba » constitue la dernière raison plausible qui aurait emporté la décision maorie de profiter d’une occasion favorable pour tuer Marion-Dufresne, le grand chef de l’expédition française.. Elle me paraît digne d’intérêt, et « Baba. » aurait tendance à lui donner une bonne place. Il faut se rappeler que le Mascarin et le Marquis de Castries venaient de l’Ile de France (Maurice). Ils n’avaient pas appareillé d’un port de la côte atlantique française, comme c’était le cas de la plupart des vaisseaux d’exploration du Roi. Leurs équipages n’étaient pas seulement composés de marins bretons, normands, charentais ou basques. Les navires de Marion-Dufresne, armés à l’Ile de France, où sévissait encore l’esclavage, avaient à leurs bords un certain nombre de serviteurs noirs, des deux sexes. On ignore combien, mais c’est un fait. Le statut de ces serviteurs n’était certes pas, à bord des navires, celui de véritables esclaves. C’eût été trop dangereux pour le reste de l’équipage, et vraisemblablement impossible à gérer dans la durée, du point de vue de leurs conditions d’existence à bord et de la nécessaire cohabitation avec les autres membres d’équipage. Les serviteurs noirs, qui avaient néanmoins probablement à bord leurs propres quartiers, devaient donc être sensiblement mieux traités que les esclaves à terre, à la même époque. Et pour autant, il est peu probable qu’ils aient bénéficié à bord de conditions très enviables… « Baba » m’explique que la désertion du serviteur noir qui était intervenue pendant le séjour des Français à partir de l’île de Moturua a assez certainement joué un rôle capital dans la décision de massacrer les explorateurs. On peut sans grand risque de se tromper supposer que ce Noir, ayant décidé de fuir l’expédition dans l’espoir d’être accepté par la population maorie et celui de jouir d’une vie meilleure à terre dans cette nouvelle contrée, a largement raconté à ses nouveaux hôtes le traitement que les Blancs réservaient aux Noirs sur son île natale. La femme noire réchappée de justesse des mains meurtrières de son compagnon de négritude à bord du canoë en péril en a probablement fait autant. Partant de là, on peut concevoir que cet incident qui n’avait pas particulièrement retenu l’attention des officiers des navires, ait pu finalement entraîner, les jours passant et l’information se répandant progressivement entre les différentes tribus implantées autour de la baie, une méfiance viscérale de la part des Maoris relativement aux véritables intentions des Européens, et finalement la peur qu’ils soient eux-mêmes asservis par la force des armes lors de l’arrivée de nouveaux navires venus d’au-delà des mers.
Enfin, bien entendu, le massacre du 12 Juin 1772 n’aurait pu avoir lieu sans la trahison de Te Kuri, le chef de la tribu établie dans la baie d’Orokawa et dans celle, attenante, de Te Hue. Mais il est assez probable que ce chef, qui s’entendait bien avec Marion-Dufresne (et commerçait fructueusement avec ses navires), et qui lui avait donné de nombreux signes de sa considération, a vraisemblablement été quelque peu contraint à la trahison dans la journée du 12 Juin, par les autres tribus de la baie, dont les guerriers s’étaient rassemblés en masse à proximité de son village pendant qu’il se trouvait à bord du Mascarin. Il aurait alors cédé devant la pression de la coalition des autres chefs maoris, décidés à venger l’offense faite à l’un des leurs, et à empêcher les explorateurs de les dominer et de les asservir.
A l’époque bien sur, la vie humaine n’avait pas le même prix que celui qu’elle acquît plus tard, et d’autre part le cannibalisme des Maoris était une tradition ancestrale qui ne les choquait nullement, et qu’ils pratiquaient volontiers, quand l’occasion se présentait.
On notera par ailleurs que Cook, qui n’avait aucun serviteur de couleur à bord de l’Endeavour lors de son passage un peu plus de deux années plus tôt, n’hésitait pas à se servir des armes à feu dont il disposait pour imposer aux indigènes le respect et la sécurité de ses hommes. Mais un détail m’a toujours frappé : Cook s’efforçait de toujours rester à vue de son navire lors de ses premières sorties à terre, et le code des signaux dont il usait avec son bord, lorsqu’il se trouvait sur le rivage avec un détachement de ses hommes, était parfaitement rodé et toujours suivi depuis le navire par un effet immédiat (en général une salve de canon !) qui étonnait toujours les indigènes, et forçait leur respect, et bien souvent, leur docilité..
Malgré sa prudence, et la disposition des armes dont ses hommes ne se séparaient jamais, Cook fut lui aussi tué et mangé par les indigènes d’Hawaï quelques années plus tard, dans des conditions assez similaires à celles que connût ici l’infortuné Marion-Dufresne…
Allez, on va chercher des moules sur les roches d’Orokawa Bay pour le dîner.
Olivier
Jangada double le Cap Brett, à l'entrée sud de la Bay of Islands.
Les environs de Port-Marion, où mouillèrent les navires de Marion-Dufresne en 1772.
Jangada au mouillage de Te Hue, Assassination Cove, la baie du massacre!
- On ne se baigne plus guère, l'eau est froide, 20°C!
Le wharf de Baba, à Assassination Cove.
Le monument à la mémoire de Marion-Dufresne et de ses hommes tués ici même, le 12 Juin 1772.
La plaque commémorative du massacre...
Au bout du petit wharf, un arbre couché par les années, les siècles même, un pohutukawa...
Ses racines sont noueuses, torturées...
... a porté les corps inertes des explorateurs français, avant le festin des Maoris...