Par Olivier
Photos Willems et Mads (merci les gars !)L’Atlantique Sud est peut-être le seul océan à offrir au marin à la voile une incroyable régularité des conditions de navigation, dans la zone où soufflent les alizés de sud-est.
Entre les îles de Sainte-Hélène et de l’Ascension, distantes d’environ 700 milles, John Deere, notre spinnaker de vent arrière, est resté 4 jours et demi à poste à l’avant, nuit et jour, tractant seul le bateau avec 18 de nœuds de vent réel, par mer régulière et dans un confort maximal. Pas même un grain pour inquiéter le skipper et l’inciter à affaler la grande bulle amurée sur les deux étraves. Même pour la pêche à la traîne, le spi de vent arrière est assez commode : il suffit de manœuvrer la chaussette pour ralentir le bateau sans changer de cap. Quelques daurades coryphènes ont fait les frais de cette technique nouvelle adoptée à bord de Jangada.
Au matin du 15 Mars, l’île de l’Ascension apparaît dans les étraves dans un panache de nuages sombres. Le vent est un peu rentré dans la nuit, et nous avons renvoyé solent et grand-voile à 1 ris. Nous contournons l’île par le sud pour gagner Clarence Bay, une petite anse au fond de laquelle se trouve le village principal, Georgetown.
L’île de l’Ascension apparaît moins austère au niveau du relief que Sainte-Hélène. Les côtes sont plus basses, un peu plus accessibles, mais ce caillou volcanique qui ne compte pas moins de 44 cratères est globalement plus aride que son voisin du sud-est. Notable différence tout de même, on trouve à l’Ascension quelques belles plages de sable blanc, inexistantes à Sainte-Hélène. Les tortues marines (green turtles), elles, le savent depuis des millénaires…
Elles arrivent à l’Ascension en Décembre, le mois le plus chaud de l’année. En même temps que le swell, un phénomène de forte houle qui, chaque année à cette saison vient former d’énormes rouleaux qui s’écrasent avec fracas sur les côtes basses de l’île. Issus des fortes tempêtes hivernales de l’Atlantique Nord et de celles de l’océan sub-antarctique, ces trains de houle font l’objet à l’Ascension et Sainte-Hélène d’une surveillance satellitaire accrue ces dernières années, accompagnée de prévisions et d’alertes affichées sur le pier, et annoncées à l’antenne de la petite radio locale.
L’île est située à une centaine de km à l’ouest de la fracture médio-atlantique. Elle est le sommet d’un volcan sous-marin de 3200 mètres de hauteur et de 60 km de diamètre à sa base.
La dernière éruption volcanique à Ascension remonte à 7 siècles environ (Sisters Peak), aucun des cratères n’étant actuellement en activité. Le sol de l’île est constitué de coulées de laves basaltiques, de pierres et de cendres. Seul les pentes de Green Mountain sont recouvertes de végétation, qui devient luxuriante à son sommet, le plus souvent masqué dans les nuages. Il y existe un véritable micro-climat, venté et humide. La température y est inférieure de 5 à 10 °C à celle du littoral, alors que le taux d’humidité relative est de 100% la plupart du temps. Chaque saison pluvieuse fait gagner du terrain à la végétation de l’île, en grande partie apportée par l’homme depuis moins de 2 siècles.
Deux choses attirent l’œil lorsqu’on approche Ascension par la mer : le nombre d’antennes de toutes sortes installées sur l’île d’une part, des dizaines, et celui des poissons morts qui flottent à la surface des eaux au voisinage de l’île. A priori, il n’existe aucun rapport entre les deux phénomènes. Ces poissons sont des black fish essentiellement, dont la colonie est très développée à Ascension. J’ai questionné plus tard sur ce sujet un Conservation Officer de Georgetown, qui m’a indiqué que la véritable raison de cette mortalité, constatée depuis quelques années, n’était pas vraiment connue. Il a évoqué principalement l’élévation de la température de l’eau de mer, et dans une moindre mesure la possibilité de la présence de gaz volcaniques dissous dans l’eau de mer au voisinage de l’île. Je me suis posé la question des activités militaires pratiquées sur l’île (certaines sont très confidentielles), essentiellement par les Américains et à moindre degré par les Anglais, mais il s’agit surtout d’écoutes planétaires, d’espionnage, de suivi de trajectoires, et d’une base aérienne commune.
Le mouillage devant Long Beach est relativement agité, la houle contourne l’île sans difficulté et le vent descend le long des pentes de Green Mountain avant de prendre Clarence Bay en enfilade. Pas de bouée disponible pour les voiliers voyageurs, il faut mouiller à côté des barges de déchargement du gouvernement britannique et de celles de l’US Air Force, amarrées sur coffres. J’observe Pierhead, le débarcadère du petit port de Georgetown, aux jumelles, et je comprends vite que le débarquement va être délicat. A peine la manœuvre de mouillage terminée, les black fish sont à l’œuvre. Je m’étais laissé dire que c’était une caractéristique connue de l’escale à Ascension. Ces petits poissons voraces, en moyenne gros comme la main, convergent vers notre bateau par dizaines et se mettent à inspecter les carènes du nouvel arrivant que nous sommes. En quelques minutes, ils entreprennent de nettoyer les surfaces immergées de notre catamaran, en mangeant tous les organismes vivants, animaux ou végétaux, qui s’y sont accrochés, malgré le revêtement antifouling dont les 3 dernières couches appliquées remontent il est vrai aux travaux effectués en Nouvelle-Zélande. Les black fish de l’île de l’Ascension rappellent les piranhas d’Amazonie. Ce sont des nettoyeurs efficaces, qui agissent en bande. Question carénage, c’est aussi efficace et moins cher qu’un coup de karcher passé hors d’eau. Un peu plus tard, les enfants s’amuseront à provoquer des mouvements de foule violents chez les black fish de Clarence Bay, en leur jetant entre les jupes arrière les déchets organiques de la cuisine, qu’ils se disputeront bruyamment dans de grands tourbillons d’eau. Marin et Adélie leur sous-traiteront aussi leur corvée de vaisselle en trempant simplement les gamelles dans l’eau à l’arrière : en une minute, tout est propre. Les black fish sont tellement gourmands et imprudents qu’il suffit de relever une casserole trempée dans l’eau de mer pour en retrouver un ou deux prisonniers de l’ustensile. Et quand, pour une raison obscure, l’un d’entre eux dépérit et meurt, ses derniers instants sont abrégés par ses congénères pressés ; l’on assiste alors au dépeçage rapide de l’infortuné qui disparaît en quelques minutes dans les gueules affamées de ses semblables. C’est clair que le spectacle des black fish n’encourage guère l’équipage de Jangada à se baigner au mouillage. Plus tard, nous irons sur la petite plage splendide d’English Bay, et les black fish évolueront à quelques dizaines de centimètres de nous dans l’eau claire sans nous faire de nettoyage de peau… En réalité, les black fish sont immangeables, impropres à servir d’appât pour la pêche au gros, mais complètement inoffensifs pour l’homme. Les plus beaux specimens sont visibles à proximité du pier de Georgetown.
Nous allons faire les formalités d’entrée à la capitainerie et au poste de police de Georgetown, où la première chose que l’agent vérifie est la délivrance du permis d’escale délivré au voilier et à son équipage, à la suite d’une demande transmise au préalable depuis Sainte-Hélène, au moyen du fax de l’agence Cable & Wireless de Jamestown. C’est qu’il faut montrer patte blanche avant de pouvoir poser le pied sur l’île aux multiples grandes oreilles. Ceci dit, une fois les formalités effectuées, on vous laisse étonnamment tranquilles au milieu des installations militaires de l’US Air Force et de la Royal Air Force.
Le débarquement au pier de Georgetown est à peu près aussi acrobatique qu’à celui de Jamestown. Le ressac vous y attend, toujours là quand vous vous présentez. J’en viens à m’étonner que les Royal Engineers de Sa Grâcieuse Majesté n’aient jamais été en mesure de trouver une solution moins acrobatique, que ce soit à Sainte-Hélène ou à l’Ascension. A leur décharge, il faut savoir que rien n’arrête la puissance du ressac constant qui fait le tour de ces îles perdues au milieu de l’océan. La houle océanique est capable de tout détruire. La petite jetée de Georgetown est néanmoins équipée d’une petite barge en aluminium solidaire d’un système de va-et-vient. Il suffit d’aborder cette barge avec l’annexe, qu’on y amarre après être monté dedans, puis d’actionner le va-et-vient qui vous rapproche progressivement des marches sculptées dans la paroi du quai. Votre dinghy reste ainsi en sécurité à quelques dizaines de mètres du pier, et vous abordez l’escalier avec la barge en aluminium, qui n’est pas à un choc près contre le béton. Ca ne vous évite pas forcément de vous mouiller, mais vous n’avez plus le souci de votre annexe et vous pouvez vous concentrer sur votre débarquement.
L’île de l’Ascension est un territoire britannique d’outre-mer rattaché à Sainte-Hélène, où réside le gouverneur, qui délègue ici un administrateur. Ce caillou volcanique au premier abord assez ingrat fut découvert en 1501 par l’explorateur portugais Juan da Nova Castella, qui la baptise Conception, mais choisit de ne pas ébruiter sa découverte. Deux ans plus tard, en 1503, il s’en fait déposséder par son compatriote Afonso de Albuquerque, futur vice-roi des Indes portugaises, qui croise à proximité un jour de l’Ascension bien sûr, et la nomme ainsi. Mais, peu propice au ravitaillement des navires de la Compagnie anglaise des Indes Orientales (en eau douce et autres denrées fraîches, tortues marines mises à part), l’île fut longtemps boudée par les capitaines des navires en route vers le sud de l’Afrique. En 1815, lors de l’arrivée de l’Empereur Napoléon en exil à Sainte-Hélène, l’Ascension était toujours inhabitée. Sauf par les oiseaux de mer et les crabes de terre. Ce constat n’apparut pas comme une donnée très sûre à l’amirauté britannique, qui redoutait de voir des partisans du « général Bonaparte » utiliser l’île comme base arrière pour monter une opération visant à libérer le célèbre prisonnier de Sainte-Hélène. L’amiral Cockburn, à peine arrivé en rade de Jamestown, envoya donc les deux bricks les plus rapides de l’escadre du Northumberland vers l’île de l’Ascension, avec mission d’en prendre possession au nom de la Couronne. Les HMS Zenobia et HMS Peruvian arrivèrent sur rade le 22 Octobre 1815, et à 17H30 ce jour-là, les deux capitaines débarquèrent, plantèrent l’Union Jack dans le sol basaltique de l’île aux environs de Long Beach, et prirent possession de l’île de l’Ascension au nom du roi George III. Ils y débarquèrent une petite garnison militaire, avec un peu de matériel, qui avait pour mission de s’assurer que l’île ne recevrait aucune visite inopportune pendant la détention de l’empereur français déchu à Sainte-Hélène, située à quelques 700 milles marins (environ 1300 km) de là. La mort prématurée de Napoléon en 1821 libéra l’Admiralty britannique de cette mission, et l’île, sur laquelle s’était développé un petit settlement, devint un sanatorium océanique, où allait essentiellement mourir les marins atteints de la fièvre jaune, souvent contractée en Afrique. Un petit cimetière datant de 1838 témoigne de cette époque. Un navire, le HMS Bonetta, dont l’équipage paya un lourd tribu à la maladie, vint cette année-la y débarquer ses morts, ses mourants, et ses malades. Les navires anglais engagés dans la lutte contre la traite des Noirs en Afrique Occidentale prirent peu à peu l’habitude de relâcher à Ascension, où la connaissance de l’île et les premières plantations aidant, ils trouvaient quelques fruits et légumes, un peu d’eau douce, et surtout d’innombrables tortues marines, dont l’embarquement sur les navires (jusqu’à ce que mort s’ensuive sous le coutelas des marins) commença à cette époque, malheureusement pour l’espèce. Les premières constructions de ce qui devint plus tard le petit village de Georgetown datent de cette époque. Deux canons furent débarqués et mis en batterie à proximité du pier d’aujourd’hui, et la petite garnison prit le nom de Fort Cockburn, avant de s’appeler Georgetown en 1830. Cette année-la, le lieutenant Brandreth des Royal Engineers dénombra la population de l’île de l’Ascension en ces termes : « 140 européens, principalement des Royal Marines, et 76 africains, soit environ 220 personnes, dont quelques rares femmes blanches, quelques femmes noires et quelques enfants ». Les main stores, ces grands magasins qui existent encore aujourd’hui sur le quai de Georgetown, ont été construits entre 1848 et 1852, avec de la pierre de lave de 3 pieds d’épaisseur. Elle ne faisait pas défaut. Ils servaient de magasins généraux (store sheds) et d’abris à bateaux (boat sheds) pour les barques qui étaient mises à l’eau et tirées au sec via un slipway. Des étangs (eau de mer) à tortues (turtles ponds) furent aménagés à proximité de Georgetown pour conserver vivantes les tortues capturées en attendant leur embarquement sur les navires.
En 1836, l’inévitable Charles Darwin, embarqué à bord du HMS Beagle, visita l’île en compagnie du Capitaine Fitzroy. Il la trouva très aride, largement dépourvue d’eau et recommanda à l’amirauté d’y acheminer des arbres par bateau, pour favoriser le développement d’un minimum de cultures et la fixation de l’eau de pluie. En 1843, J.D.Hooker, directeur des Royal Botanical Gardens de la reine Victoria, fit une visite dans l’île à la suite du rapport rédigé par Charles Darwin. Ses conseils, qui allaient dans le même sens que les recommandations de Darwin, furent suivis d’effet quelques années plus tard, à partir de 1850. De nombreux plants et graines sélectionnés par les meilleurs botanistes du royaume furent dés lors envoyés vers Ascension à bord des navires anglais, et c’est ainsi que le sommet de l’île est devenu Green Mountain. A quelques 859 mètres d’altitude, cette modeste montagne, plantée d’eucalyptus, de bananiers, de bambous et de pins de Norfolk amenés par bateau, retient aujourd’hui les nuages alizéens et fait tomber sur l’aride caillou volcanique quelques averses providentielles. Sur Ascension, la chlorophylle gagne chaque année progressivement du terrain. Merci Charles !
Mais c’est en 1899 que l’île de l’Ascension va rencontrer la vocation qu’on lui connaît aujourd’hui : une île dédiée aux transmissions, à l’écoute planétaire (civile et militaire), au suivi des trajectoires (fusées, missiles), et aux opérations stratégiques. Cette année-là, l’Eastern Telegraph Company débarque à Georgetown et s’installe sur l’île toujours gérée par l’Amirauté britannique. Elle vient y installer l’une des plus importantes stations-relais de son réseau intercontinental de câbles sous-marins. Les câbles, en provenance de Sainte-Hélène, Cape Town, Buenos-Aires, Rio de Janeiro ou bien encore du Sierra Leone, arrivent tous dans la petite baie de Comfortless Cove, située immédiatement au nord de Clarence Bay. Cette anse s’appelait à l’origine Comfort Cove, mais un observateur probablement réaliste, et en tout cas autorisé, décida un jour, sans doute après avoir été victime du mal de mer lors d’une opération sur un câble récalcitrant, d’ajouter le suffixe –less au nom de baptême de la petite baie. Le minuscule hameau de Georgetown s’agrandit des bureaux de la Eastern Telegraph Company, qui devint en 1928 la Marconi Wireless Telegraph Company, ancêtre de la société Cable & Wireless (1934) qui existe toujours aujourd’hui. L’Amirauté britannique se défit de la gouvernance de l’île en 1922, année ou l’Ascension fût administrativement rattachée à Sainte-Hélène. En 1923, une société britannique, l’English Bay Company, commença l’exploitation du guano à English Bay. L’engrais était surtout prélevé sur l’îlot de Boatswain Bird Island, au nord-est, où nichent des milliers d’oiseaux de mer. Jusqu’en 1964, c’est la compagnie anglaise Cable & Wireless qui assura la gestion de l’île de l’Ascension par délégation. Le deuxième conflit mondial donna à ce caillou perdu ses heures les plus glorieuses, si l’on peut dire, avec également, plus tard (1982) la « Guerre des Malouines ». En accord avec les Britanniques, les Américains construisirent « Wideawake » (sterne fuligineuse), la base aérienne de l’île de l’Ascension, toujours en service aujourd’hui. Les travaux commencent en Mars 1942, le premier avion se pose en Juillet. Entre 1942 et 1945, plus de 25 000 appareils de l’US Air Force ont transité par Wideawake Field. A cette époque, chose incroyable, plus de 4000 militaires résidaient sur Ascension. Mais, dès la fin de la guerre, c’est l’hémorragie : les militaires essentiellement américains s’en vont, et en 1947, l’île ne compte plus que 170 habitants désoeuvrés… Les Américains reviendront en 1956, à la suite d’un accord avec les Anglais les autorisant à exploiter des installations de contrôle de trajectoires de fusées et missiles. En 1964, la piste de Wideawake est allongée pour permettre l’atterrissage des plus gros avions militaires américains et celui, en secours si nécessaire, de la navette spatiale. Wideawake Airfield est ainsi devenue la deuxième plus longue piste du monde. L’excédent de macadam a servi à l’entretien du réseau routier de l’île. La même année, la BBC installe son principal relais de retransmission radiophonique en ondes courtes, qui arrose tout l’Atlantique Sud (Afrique, Amérique du Sud). Toujours en service aujourd’hui dans le nord-ouest de l’île, son parc d’antennes gigantesques est impressionnant. C’est également dans ce secteur d’English Bay que sont installées la centrale électrique et la station de déssalinisation qui alimentent l’île. De 1967 à 1990, une station d’observation de satellites est exploitée pour le compte de la NASA, suivie par l’ESA (Agence Spatiale Européenne), qui installe à Hannay’s Beach sa propre station de suivi de trajectoires (fusées Ariane et satellites associés). C’est sur les scories et les cendres volcaniques de l’île de l’Ascension, que la NASA a testé, à la fin des années 60, le petit véhicule de transport lunaire utilisé par les astronautes américains qui allèrent sur la Lune.
Les projecteurs de l’actualité occidentale se sont braqués vers l’île de l’Ascension en 1982, quand la flotte et l’aviation britannique sont parties guerroyer contre le régime nationaliste des généraux argentins qui s’étaient mis en tête d’annexer l’archipel des Malvinas (Falklands, ou Malouines), au nez et à la barbe de l’intraitable Margaret Thatcher. Depuis, la Royal Air Force conserve à Ascension un contingent de quelques dizaines d’hommes qui ont pour mission d’assurer le ravitaillement des avions militaires britanniques assurant deux fois par semaine la liaison (civile et militaire) entre la Grande-Bretagne (base aérienne de Brize Norton) et Port-Stanley, aux îles Falklands.
Même si désormais l’intérêt stratégique d’entretenir à grands frais une base militaire en plein milieu de l’Océan Atlantique Sud se discute, les Anglais ne semblent pas avoir fait une mauvaise affaire avec l’île de l’Ascension. Comme dans l’Océan Indien, aux Chagos (Diego Garcia), ils ont peu de monde sur place, et louent le porte-avions immobile de l’Ascension aux Américains, au prix fort, se réservant le droit de l’utiliser dès que la nécessité s’en ferait sentir…
L’Ascension est un endroit étrange. Personne n’y habite. Chaque personne qu’on y rencontre n’est qu’un résident temporaire. On ne trouve que 4 petits villages sur l’île, mais il est bien difficile de leur trouver une âme. Georgetown est la capitale, en réalité un tout petit hameau. Le seul guichet de banque ressemble à une caisse d’entrée de cinéma. Une seule personne peut s’y glisser à la fois. Le poste de police compte 6 agents, et la prison, où il n’y a jamais personne, est un bungalow. L’église St Mary, construite à l’échelle ½ par les Royal Marines de la reine Victoria, est étonnamment jolie dans ce décor de lave et de scories. Elle fut consacrée par le premier évêque de Sainte-Hélène, en 1861. Quant au golf de Georgetown, il se dit qu’il figure dans le livre Guiness des records, en tant que plus mauvais terrain du monde. Les greens sont faits de sable et de poussière, n’y cherchez pas le moindre brin d’herbe ! Georgetown n’a qu’une épicerie, et nous avons eu la chance de pouvoir y acheter, mais à prix d’or, quelques légumes et quelques fruits tout justes débarqués du RMS St-Helena, le navire ravitailleur britannique qui touche l’île de l’Ascension toutes les 3 semaines environ, en fin de rotation, avant de mettre à nouveau le cap vers Sainte-Hélène et Cape Town. A Ascension, la plupart des employés locaux sont originaires de Sainte-Hélène. Two Boats Village (qui tient son nom curieux, pour un village de l’intérieur, du transport de deux vieilles barques de pêche depuis le rivage jusqu’à ce lieu-dit, situé au pied de Green Mountain, lesquelles, retournées, servirent d’abri contre le soleil aux employés de la BBC depuis peu installés là, au milieu des années 60) est un hameau résidentiel, tandis que Traveller’s Hill est la base de la Royal Air Force, alors que Cat Hill reçoit les installations de l’US Air Force. Inutile de chercher sur l’île de l’Ascension la moindre trace d’activité économique : pas d’agriculture, pas de pêche industrielle, pas la moindre manufacture. La piste de Wideawake n’est pas ouverte à la navigation aérienne civile. Les rares touristes qui visitent l’île y arrivent soit par le navire ravitailleur RMS St Helena, en provenance de Cape Town et Jamestown, soit par les avions militaires américains (liaison aérienne hebdomadaire avec la base de Patrick en Floride, via Antigua) ou anglais.
L’US Air Force, outre la base aérienne de Cat Hill (Wideawake est louée aux anglais depuis 1956), exploite également une station d’observation de satellites, un centre de contrôle du système de positionnement GPS, et certainement d’autres équipements sensibles dont personne n’a daigné me parler… L’essentiel de la maintenance du parc d’équipements américains est sous-traité par l’US Air Force à la société Raytheon. La Royal Air Force procède de même avec trois sociétés anglaises spécialisées, Turner, Serco et Eurest Defence Services. La compagnie maritime danoise Maersk, géant mondial du transport maritime, s’est vue affréter à demeure un petit tanker de 70 000 tonnes de port en lourd, le Maersk Ascension, stationné en permanence sur rade de Clarence Bay. Il était exceptionnellement absent pendant notre escale, pour cause de carénage. Ce petit pétrolier sert de réservoir à carburant, lui-même étant avitaillé par d’autres navires détournés vers Ascension régulièrement. L’île elle-même est peu consommatrice d’énergie, mais cette réserve de carburants est bien entendu stratégique. D’autres sociétés hyper-spécialisées, sous contrat avec l’US Army, sont très discrètement présentes sur l’île. Leurs installations sont gardées et interdites d’accès. Elles participent aux missions d’écoutes et d’observations en tous genres qui utilisent la plateforme immobile de l’Ascension, ce porte-avions anglo-américain ancré en plein Atlantique. L’île de l’Ascension détient à coup sûr le record mondial du nombre d’antennes, paraboles, et radômes géants installés au km2. Certains sont d’ailleurs relativement esthétiques.
Judith Schalansky raconte, dans l’Atlas des Iles Abandonnées :
« Les antennes épient les continents, auscultent le monde, l’univers, l’espace infini. Un pays décourageant de lave refroidie, aussi accueillant que la Lune. Personne ne vit sur l’île de l’Ascension, on ne fait qu’y travailler. Nul ne peut y demeurer… Le 22 janvier 1960, en Floride, on lance la fusée Atlas dans l’espace. Elle réintègre l’atmosphère juste devant l’île de l’Ascension. Richard Aria, un technicien de Cable & Wireless, scrute le ciel au-dessus de Red Hill. Rien. Il ne voit que le Grand Chariot qui se présente à l’envers, ici. Une demi-heure s’écoule, toujours rien. Soudain, deux éclairs verts illuminent le ciel. La voilà ! Dans une débauche de couleurs chatoyantes, la fusée file vers la terre, plongeant toute l’île dans une lumière verte, jaune, rouge, orange, puis verte de nouveau ; elle descend, elle descend, et finit par s’éteindre. Des morceaux de son tronc pleuvent sur le sol : des blocs rouge vif, incandescents, et l’avant s’abîme dans la mer, où il se consume dans un dégradé de rouges phosphorescents qui passent du corail clair au grenat sombre. Puis l’obscurité s’installe, déchirée soudain par un grondement long et sourd qui monte de l’eau, suivi d’une explosion assourdissante, un coup de tonnerre qui dure au moins une minute et demie. Enfin, le silence revient. Et brusquement, une voix américaine retentit dans la nuit : « Vous allez voir, vous, les Russes ! » La conquête de l’espace commence sur l’île de l’Ascension. »
Quant à la société britannique Cable & Wireless, son réseau de câbles sous-marins est tombé en désuétude, mais elle entretient toujours le service local de téléphonie qui relie Sainte-Hélène, Ascension, Tristan da Cunha et les Falklands au reste du monde, par satellites bien sûr. A coup sûr l’un des plus chers du monde !
Ascension abrite de nos jours, hors période d’opérations militaires d’envergure, environ 1100 habitants, dont 700 sont des « Saints », originaires de Sainte-Hélène, qui trouvent ici un travail plus rémunérateur que sur leur île natale. Ils y vivent relativement aisément, car de nombreuses structures d’assistance prennent en charge les différents aspects de la vie insulaire sur Ascension : transport, cantine, école, soins médicaux, blanchisserie, et même loisirs. Pas de chômage ni de pauvreté, personne ne peur résider à Ascension sans un contrat de travail. Ni vol ni agression sur l’île, la police n’est pas surchargée d’enquêtes ! Le seul danger pourrait être l’abus d’alcool, les prix des boissons étant largement détaxés par rapport à ceux de la métropole anglaise.
Nous avons essayé d’acheter quelques denrées typiquement américaines au magasin de l’US Air Force à Cat Hill, mais l’entrée nous en a été refusée. On n’a probablement pas perdu grand-chose… Comme d’habitude, les militaires américains de la base de Cat Hill vivent en autarcie complète, sous transfusion alimentaire et technique permanente avec les Etats-Unis. Ils déssalent leur propre eau, disposent de leur propre centrale électrique, et sont ravitaillés par leurs propres avions et leurs propres navires. Même les barges de débarquement sont marquées US Air Force ! A Ascension, on roule à gauche évidemment sur de petites routes goudronnées, qui totalisent une soixantaine de km. Pas de feux de signalisation ni d’embouteillages, les seuls dangers sont les ânes et les moutons, qui traversent la chaussée sans prévenir ! Descendants de ceux importés jadis, ils sont parmi les plus heureux de leur engeance : la plupart sont retournés à une totale liberté !
Sur l’île de l’Ascension, le visiteur ne doit pas se fier qu’à son premier regard. Les paysages de l’île sont arides, désertiques, souvent désolés. Mais pas seulement. Avec un peu de temps, et de bonnes chaussures de randonnée, l’île, qui ne manque pas de jolis sentiers, va s’ouvrir davantage et dévoiler quelques jardins secrets dont on ne soupçonne pas l’existence de prime abord. Certes la vie dans les quatre villages s’écoule au ralenti. Les rues sont désertes, le passant est rare. Mais les contacts avec la population, surtout celle des Saints, sont toujours courtois et agréables. Pas une voiture ne vous croise sans que son chauffeur ne vous salue d’un geste de la main. Le soir, la population se retrouve essentiellement dans les clubs, où il y a toujours un grand écran de télévision allumé, du bruit, et de la bière.
Nous louons une voiture au seul petit hôtel de Georgetown, et partons à la découverte de l’ïle. Nous prenons la route du sud, qui passe par la base américaine de Cat Hill. Pas de militaires en faction, de gros 4x4 Ford ou Dodge sur les parkings, des hommes à casquettes, des bâtiments clairs fonctionnels mais sans aucun charme, un restaurant self-service… la base vit au ralenti en ce moment. Pas d’alerte en vue. Comme elle est installée au sud-ouest de l’île, à proximité de la mer, sur des terrains volcaniques arides, pas un arbre n’y pousse. Pas un massif de fleurs, pas un brin d’herbe alentour. Le soleil et la chaleur doivent y être accablants, mais les Américains sont connus pour adorer l’air conditionné… On y circule librement, sauf aux abords de la piste, dont l’enceinte, qui renferme tous les bâtiments sensibles, est d’accès évidemment interdit. Wideawake Airfield, orientée au sud-est, face aux alizés, semble interminable. De l’autre côté, entre la piste et la mer, sur un terrain militaire inaccessible, de nombreux radômes qu’on ne peut approcher. Activités confidentielles…
Nous suivons l’ancienne route de la NASA, aujourd’hui inutilisée, mais encore en bon état, qui mène dans le sud-est de l’île. Elle serpente sur les flancs sud de Green Mountain, d’abord parmi les coulées de lave et les amas de scories, puis au milieu d’une végétation rabougrie qui a réussi à survivre sur d’anciennes coulées basaltiques. Lorsque NASA Road se termine, on découvre de vieux bâtiments désaffectés, que l’agence spatiale américaine a abandonnés il y a plus de 20 ans. Certains sont utilisés par les scouts de l’Ascension. A proximité, Devil’s Ashpit est une gorge étroite et profonde envahie par l’humidité. NASA Road ne sert plus qu’aux rares visiteurs et aux randonneurs. Au retour, nous rencontrons un crabe de terre, une des seules espèces indigènes de l’île. Ils affectionnent les contreforts sud de Green Mountain. Celui-la a entrepris de traverser NASA Road juste devant la voiture. Je vais le taquiner un peu. Il est d’un bel orangé, d’autres sont rouges. Il file dans les arbustes se cacher dans un trou de lave. Bien que vivant et se nourrissant à terre, le land crab retourne à la mer pour y pondre ses œufs.
Nous passons par Traveller’s Hill, la modeste base anglaise de la RAF. En réalité, les Anglais entretiennent très peu de moyens militaires sur Ascension, mais j’imagine qu’en cas de besoin, l’accord anglo-américain leur permettrait de très rapidement monter en puissance, comme ce fut le cas lors du conflit des Malouines. Le petit village britannique est néanmoins beaucoup plus agréable que la base américaine. Installé à quelques dizaines de mètres d’altitude un peu à l’intérieur de l’île, il y fait plus frais qu’à Cat Hill. Les hibiscus, les flamboyants et les jacarandas fleurissent entre les bungalows améliorés des militaires de la RAF. Nous achetons de quoi pique-niquer dans la petite épicerie du mess, faisons un tour dans le club-house so british où les billards et les écrans plats abondent, puis nous prenons la route de Green Mountain. Le sommet semble se dégager régulièrement des nuages aujourd’hui, c’est le moment de monter là-haut. Une petite route asphaltée grimpe en lacets vers le sommet, au milieu des bananiers, des eucalyptus et des pins de Norfolk (destinés aux réparations des mâtures des navires de passage), offrant une vue splendide sur toute la partie ouest de l’île. Au loin, nous apercevons Jangada au mouillage de Clarence Bay, et derrière lui, le RMS St Helena, arrivé la veille au soir de Sainte-Hélène. La petite route se termine à quelques centaines de mètres du sommet, aux Stone Barracks, des masures construites en pierres de lave en 1833 pour loger les Royal Marines affectés à la ferme de Green Mountain. Pour survivre, les militaires britanniques durent en effet installer une ferme proche du sommet, seul endroit où l’on trouvait de l’eau douce et où il était possible de cultiver quelques fruits et légumes et d’élever quelques vaches, cochons et moutons, indispensables à la nourriture de la petite garnison. Plus tard, les Stone Barracks furent transformées en étables, telles qu’on peut les voir aujourd’hui, mais les animaux ont depuis recouvré la liberté. A l’Ascension, la nourriture arrive depuis des lunes par perfusion aérienne ou maritime… Les cochons et les moutons, redevenus sauvages, fuient l’homme quand il apparaît sur le sentier de Dew Pond. Ce minuscule trou d’eau de quelques 5 mètres de diamètre, creusé en 1875 exactement au point le plus haut de l’île, était sensé constituer une réserve d’eau douce qui n’a jamais vraiment fonctionné. A l’évidence, il est plus efficace de recueillir l’eau douce un peu plus bas sur les pentes de la montagne qu’au sommet lui-même ! Un water catchment (récupérateur d’eau) a été bâti à proximité des Stone Barracks, sur le versant sud, et ce captage a longtemps acheminé l’eau douce de Green Mountain vers les bas de la montagne, via un petit pipe-line. Bien avant tout cela, le boucanier-explorateur William Dampier, victime d’un marronnage, fit finalement naufrage avec son Roebuck sur l’île de l’Ascension, en 1701. Il trouva une source dans Breakneck Valley, ce qui lui permit de survivre avec les membres d’équipage qui lui étaient restés fidèles. On dit qu’il cacha dans l’île un trésor, que personne n’a jamais retrouvé… Mais sa source fut utilisée plus tard, quand les premiers Royal Marines envoyés par l’amiral Cockburn la redécouvrirent, en 1816. Elle devint plus tard le point d’approvisionnement principal de l’île en eau douce, et ce jusque dans les années 1960. A partir des Stone Barracks, il faut environ 30 minutes pour parvenir au sommet de Green Mountain. Le petit sentier boueux se faufile entre les massifs de bambous plantés sur les recommandations de Darwin. La plupart du temps, il est, comme toute la partie supérieure de Green Mountain, noyé dans les nuages. Le taux d’humidité y est de 100%, et les rafales de vent justifient les vestes de mer légères que nous avons prudemment amenées. Dew Pond est équipé d’une boite aux lettres, car à Ascension, la philatélie est l’une des très rares activités économiques non militaires. Le sommet de l’île lui-même (2817 pieds au-dessus du niveau de la mer), situé à quelques mètres juste au-dessus de Dew Pond, est curieusement marqué par une chaîne d’ancre. L’endroit est frais, mais la végétation luxuriante empêche toute observation depuis le sommet. Lorsque nous redescendons, nous croisons sur la crête exposée aux rafales des moutons sauvages qui se hâtent de retourner à couvert. Un essai infructueux pour atteindre un régime de bananes nous laisse sur notre faim.
Nous passons par Two Boats Village, où se trouve la seule école de l’île. Les Saints y résident essentiellement, lorsqu’ils n’habitent pas Georgetown. Nous laissons les cratères des Sisters de côté, avec leur belle coulée de lave sombre, et parcourons la petite route qui mène à Hannay’s Beach, où sont installés les petits bâtiments de l’ESA, l’Agence Spatiale Européenne. Les paraboles tournées vers le ciel observent et contrôlent la trajectoire des fusées Ariane (et de leurs satellites) lancées depuis le centre spatial guyanais, à Kourou.
Mais le plus agréable sera notre pique-nique à English Bay, une ravissante petite plage de sable blanc au nord de l’île, à côté de laquelle sont implantées les antennes géantes de la BBC.
Baignade pour tout le monde, la dernière de notre voyage en famille, dans une eau incroyablement propre et translucide, au milieu des inévitables nettoyeurs locaux, les black fish. J’admire ma femme et mes enfants, tous beaux dans les vagues sous un soleil étincelant.
Nous rentrons à bord, mais la journée n’est pas terminée pour l’équipage de Jangada.
Il nous reste à assister, en début de nuit, à un spectacle magique, là, juste devant le bateau, sur la grande plage de Clarence Bay : l’incroyable effort des tortues de mer femelles pour aller pondre et enfouir leurs œufs dans le sable de l’île de l’Ascension. Vers 21H00, nous débarquons à nouveau au Pier à la lumière de nos lampes frontales. Il fait frais, nous portons nos vestes de quart. Nous nous rendons sur la plage de Clarence Bay par la terre (y débarquer est interdit, d’une part parce que c’est dangereux, d’autre part pour ne pas gêner les tortues). Depuis le mouillage, nous avons pu voir des dizaines de traces de tortues sur le sable de la plage. Elles sont là toutes les nuits, à accomplir ce que la nature leur a dicté. Les tortues marines vertes (Chelonia Mydas) effectuent dans l’Atlantique Sud un incroyable voyage de plus de 1000 milles marins depuis les confins du Brésil pour revenir pondre sur la plage de Clarence Bay, à Ascension, là où elles sont nées. De Novembre à Mai, chaque nuit, le même manège du cycle de la vie recommence dans l’obscurité : environ 80 tortues (4000 dans la saison), pesant souvent 180 à 200 kg, et jusqu’à 250 pour les plus grosses, s’extirpent avec difficulté de l’océan pour aller déposer chacune de 100 à 120 œufs au plus profond du sable de la plage. Dès l’arrivée des premiers militaires sur l’île de l’Ascension, en 1815, et probablement plus d’un siècle auparavant lors du séjour de l’équipage naufragé de William Dampier, les captures de tortues ont fourni l’essentiel de la viande consommée par les insulaires et les navires de passage, qui embarquaient les animaux vivant à bord, les gardant souvent plusieurs semaines avant de les abattre pour les consommer. La capture des tortues femelles, dont le nombre avait dramatiquement diminué, n’a cessé à l’île de l’Ascension que dans les années 40 du siècle dernier. Si elles sont effectivement protégées à Ascension, ce n’est pas le cas dans la réalité en Afrique Occidentale, ni sur les côtes du Brésil. Les scientifiques estiment que malgré les efforts consentis en certaines régions la population des tortues vertes n’a pas encore atteint la moitié de ce qu’elle était avant les premières prédations de l’homme, il y a deux siècles. Les tortues sont aussi victimes de la pêche au large, des filets dérivants en particulier, ainsi que des long-lines, ces lignes appâtées munies de centaines d’hameçons qui flottent entre deux eaux. Ces animaux sont aussi très sensibles à la température, de l’eau de mer bien sûr, mais aussi de celle des nids, qui, s’ils sont plus chauds, produisent davantage de tortues femelles, introduisant un déséquilibre quantitatif dans l’espèce. Le nombre des œufs produits et déposés dans le sable par chaque tortue femelle est impressionnant, mais une très faible proportion de nouveaux-nés parvient à survivre. A Ascension comme ailleurs, les prédateurs sont nombreux : les crabes attaquent les tortues juvéniles avant même qu’elles ne parviennent pour la première fois à la mer ; les frégates les pourchassent dans les rouleaux et sur les premières dizaines de mètres qui les éloignent de la plage de leur naissance. Plus au large, les poissons prédateurs prennent le relais. Chez les jeunes tortues, survivre est une vraie chance !
Les tortues vertes ne deviennent adultes que vers l’âge de 25 ans. L’accouplement a lieu dans l’eau, à proximité de la plage où les œufs seront plus tard déposés. Une femelle vit plusieurs fois par saison la longue nuit de la ponte, épuisante. La plage de Clarence n’est que trous et bosses. Si la marée efface les empreintes laissées par les tortues sur l’estran, on peut voir dans la lueur de nos lampes les sillages difficiles laissés plus haut dans le sable, chaque nuit, par les animaux. Il suffit de suivre les empreintes les plus fraîches pour rattraper l’animal qui les a faites. Les femelles dont le cycle biologique est arrivé à terme s’avancent, deux heures après la tombée de la nuit, dans les rouleaux qui déferlent, jusqu’à s’échouer sur la grève. Alors, la partie la plus difficile du job commence. Ces animaux, si élégants et agiles dans l’eau, sont à terre des forçats à qui chaque pas effectué dans le sable coûte un maximum d’énergie. Tirant (nageoires avant) et poussant (nageoires arrière) à la fois, les monstres se déplacent de 10 à 20 cm à chaque pas, au prix d’un effort incroyable. Il leur faut reprendre régulièrement leur souffle avant de pouvoir poursuivre leur mission. Le pire arrive quand la trajectoire choisie au hasard par l’animal le conduit vers un talus de sable façonné par les vagues. Elles s’efforcent alors de gagner cm par cm dans la pente, mais parfois doivent renoncer avant de se diriger à nouveau vers la mer. Elles tenteront alors une nouvelle chance la nuit suivante. Instinctivement, les femelles cherchent à remonter le plus haut possible sur la plage, à l’endroit où leurs œufs enfouis ne pourront pas être atteints par la mer. C’est cette phase de hissage qui leur demande les plus gros efforts physiques. Elles choisissent alors une fosse, et se mettent à creuser le sable en utilisant leurs nageoires arrière comme des pelles. Le geste est efficace, le sable jaillit à plusieurs mètres. Il faut éviter de se trouver dans la direction du jet ! Ce premier travail dure environ 20 minutes. La phase suivante exige une grande précision. La tortue installée dans la fosse qu’elle a creusée va, avec chacune de ses nageoires arrière alternativement, creuser un trou vertical cylindrique d’environ 30 à 40 cm de profondeur, d’une vingtaine de cm de diamètre. Pour ne pas déranger l’animal, particulièrement vulnérable à ce moment-là, nous nous mettons derrière lui et n’utilisons qu’une lampe à éclairage réduit. La précision du geste des nageoires arrière est incroyable, bien qu’il soit a priori inné. Pas un grain de sable ne retombe au fond du trou. Quand la profondeur maximale que permet la longueur de la nageoire est atteinte, la tortue arrête de creuser, se contracte pendant quelques minutes et la ponte commence. Un chapelet d’œufs blancs, gluants à souhait, et souples, un peu plus petits que des œufs de poule, est évacué du ventre de l’animal, de façon quasi ininterrompue, à raison d’une dizaine par minute. La tortue va en déposer une centaine en moyenne au fond du trou, un spectacle de la vie animale qui aura ravi chacun de nous. Puis la tortue va recouvrir l’ensemble avec le sable qu’elle a auparavant déplacé, avant de surfacer le lieu de la ponte pour laisser le moins de traces possibles de l’évènement vital. Il sera temps pour elle de reprendre alors le chemin de la mer, un trajet toujours physique pour l’animal épuisé, mais néanmoins plus facile qu’à l’aller. La première écume sera le signe de la délivrance et du devoir accompli, il suffira alors à l’animal de franchir les rouleaux qui déferlent sur la plage de Clarence Bay pour retrouver la quiétude du large, et … la poussée d’Archimède ! Nous parcourons la plage dans l’obscurité pendant 2 heures, observant tour à tour toutes les phases de la ponte, avant de rentrer à bord émerveillés de ce spectacle qui n’a pas changé depuis la nuit des temps. 6 à 10 semaines plus tard, les petites tortues tout juste nées se fraieront vigoureusement un passage vers la surface du sable, en pleine nuit, avant, réflexe inné lui aussi, de se diriger directement vers la mer. La lutte pour la vie ne leur fera pas de cadeau, les prédateurs seront sur leur chemin à chaque instant. Seules quelques unes parviendront en haute mer, et encore moins échapperont aux requins. Les tortues survivantes grandiront dans l’océan en parcourant des milliers de kilomètres, avant de revenir, bien des années plus tard, transmettre la vie à l’endroit où elles l’ont reçue, sur la plage de Clarence Bay, à l’île de l’Ascension…
Photo 1 - L'île de l'Ascension, sa base aérienne militaire et ses antennes...
Photo 2 - Le pier de débarquement, à Georgetown, par temps calme...
Photo 3 - Au pied du pier, les black fish, les éboueurs d'Ascension...
Photo 4 - Les main stores, les vieux magasins du port de Georgetown...
Photo 5 - L'église Saint-Mary de Georgetown, construite par les Royal Marines britanniques...
Photo 6 - Le bâtiment administratif principal de l'île de l'Ascension, à Georgetown...
Photo 7 - Vieil édifice désaffecté de Georgetown...
Photo 8 - Comfortless Cove, la baie des câbles sous-marins de Cable & Wireless...
Photo 9 - Un vieux câble sous-marin de télécommunication, qui n'a plus l'air de fonctionner très bien, à Comfortless Cove...
Photo 10 - Le cimetière des marins du navire Bonetta...
Photo 11 - ...atteints et décimés par la fièvre jaune en 1838...
Photo 12 - La délicieuse petite plage d'English Bay, à proximité des antennes géantes de la BBC...
Photo 13 - Les terres basses désolées de l'île d'Ascension, l'île aux 44 cratères...
Photo 14 - ... abritent des activités militaires...
Photo 15 - ... plutôt confidentielles...
Photo 16 - ... qui, apparemment, n'empêchent pas l'humour!
Photo 17 - Les antennes de tracking des fusées Ariane et de leurs satellites, plus civiles, elles...
Photo 18 - Autre antenne de l'Agence Spatiale Européenne, l'ESA...
Photo 19 - Que peut-il y avoir là-dedans, des munitions peut-être, mystère...
Photo 20 - La double base aérienne militaire américano--britannique de Wideawake...
Photo 21 - Les côtes basses d'Ascension, vues depuis les contreforts de Green Mountain...
Photo 22 - Au loin, la piste de Wideawake, vue depuis la chapelle de Green Mountain...
Photo 23 - Le plus joli cottage d'Ascension, dans la végétation luxuriante des hauts de Green Mountain...
Photo 24 - Les Stone Barracks, ancienne ferme des Royal Marines, proche du sommet de Green Mountain...
Photo 25 - Un mouton heureux, retourné à la vie sauvage, sur Green Mountain...
Photo 26 - Le système de collecte de l'eau de pluie, proche des Stone Barracks, sur Green Mountain...
Photo 27 - La belle plage de Clarence Bay, immédiatement au nord de Georgetown...
Photo 28 - ... est réservée non pas aux tracteurs, mais aux tortues marines vertes (femelles exclusivement)...
Photo 29 - Elles viennent accomplir, à la tombée de la nuit, un rite ancestral vital pour l'espèce...
Photo 30 - ... un rite qui exige d'elles un effort physique incroyable (elles pésent de 180 à 250 kg)...
Photo 31 - Pas à pas (des petits pas de 15 cm), en s'arrêtant pour reprendre leur souffle...
Photo 32 - ... elles parcourent de 100 à 150 mètres vers le haut de la plage...
Photo 33 - ... avant de creuser, avec leurs quatre nageoires, un trou dans le sable...
Photo 34 - ... attention travaux, écartez-vous!
Photo 35 - L'instant magique, la ponte d'une bonne centaine d'oeufs (blancs et gluants), en 20 à 30 minutes environ...
Photo 36 - Une fois le trou rebouché, et après une petite sieste, le jour se lève sur Clarence Beach...
Photo 37 - ... il est temps de retourner vers la mer!
Photo 38 - Allez, encore un petit effort...
Photo 39 - Hou la la, il est bien gros ce rouleau, bien choisir son moment...!
Photo 40 - ... Là, c'est déjà mieux...
Photo 41 - Archimède, es-tu là, mon ami...
Photo 42 - Arci, un bon copain des green turtles...
Photo 43 - Ca y est, j'y suis, ouf!
Photo 44 - Ah, le bonheur!
Photo 45 - Je me rince après avoir accompli mon devoir génétique, et bye-bye...