mercredi 6 juin 2012

Billet N°160 – Allons boire un gin tonic au Café Sport, à Horta, chez Peter…

Avril-Mai 2012 
Par Olivier

Le Café Sport, à Horta, aux Açores. Une institution maritime internationale.

Entendons-nous bien : agréée, s’il vous plaît, par Sa Sainteté le pape Jean-Paul II lui-même, qui a certifié par écrit que c’était bon pour la foi et l’immortalité des marins d’aller boire un coup Chez Peter… Enfin, c’est ce que j’ai compris en tous cas…

Vous ne me croyez pas ? Vous avez tort ! C’était en 2003.

Il y a, comme cela, quelques bistrots fameux qui jalonnent les confins occidentaux de la vielle Europe : le Bar de l’Univers à Saint-Malo, Ti-Beudeff à Groix (mais a-t-il été réouvert après l’ incendie qui l’avait ravagé il y a quelques années ?), ou le Mermaid aux Scilly. Et celui que j’ouvrirais peut-être un jour, je ne sais encore où. Avec le temps, ils sont presque devenus des sanctuaires, où le marin jusque là parvenu  pénètre avec respect, le pas léger, habitué à négocier les mouvements du pont de son voilier, en ayant l’impression d’accomplir un rite. De faire partie aussi du cercle des marins confirmés, habitués du large. Les dizaines de pavillons noircis par la fumée et décolorés par le temps, les tables de bois massif qui ont entendu tant d’histoires de mer, les dents de cachalots gravées il y a plus d’un siècle par les marins des baleiniers encalminés, les livres d’or qui n’en finissent pas où l’on essaye de retrouver la trace d’un ami de passage…

Le Café Sport, qui tard dans la nuit peut devenir éthylique, pour les navigateurs au long cours, célèbres ou inconnus. Un endroit sans prétention, mais qui a entendu tant de récits de marins.



Cette fois, je voulais en savoir plus sur l’histoire de ce bistrot, planté au milieu de l’Atlantique, mais précisément situé, quoiqu’on fasse, sur toutes les routes maritimes. J’y avais déjà bu quelques coups, j’allais dire bêtement, c'est-à-dire comme tout le monde quoi (belle idée de mes congénères…) puisque j’avais plusieurs fois fait escale à Horta, toujours, jusque là, en revenant des Caraïbes. Et une fois avec notre Land-Rover « Papa Tango Charlie », venu pour l’occasion du continent par cargo, ce qui est moins fréquent. Tous les chemins mènent à Horta, Chez Peter !

Alors cette fois, je suis allé voir José- Henrique Azevedo, l’actuel patron, 52 ans, fils de Peter, et je lui ai demandé de m’expliquer tout le bazar.

Comme c’est un homme gentil, et qu’il a vu que j’étais marin, il m’a donné rendez-vous le lendemain. Et il m’a tout raconté. Je vais donc vous dire à mon tour les choses, mais seulement ce que j’en ai retenu.

Le Café Sport, à la façade joliment peinte en bleu, aux fenêtres encadrées de blanc  et aux volets de bois vernis est situé dans une petite rue en pente qui longe le port et la marina d’Horta, à Faial, dans l’archipel des Açores. Au-dessus de l’entrée un mât de pavillon arbore l’enseigne désormais connue de la marque, un cachalot cerclé d’un cordage, qui se décline aujourd’hui en de multiples objets marketing : vêtements, chapeaux, chaussures, stylos, verres, moques, vrais (rares et chers) et faux (fréquents et moins chers) scrimshaws, etc… On les trouve dans le magasin (plus grand que le bistrot) juste à côté du bar, en descendant la rue. Une rue pavée de galets de basalte et bordée de jolis trottoirs à la portugaise, faits de cailloux blancs et noirs savamment agencés, souvenir d’un temps où le travail des hommes avait un coût bien inférieur à celui d’aujourd’hui. Maintenant, on coule du béton, c’est efficace mais c’est moins joli, vous êtes d’accord ?



(Petite diversion : il faudrait se pencher sur le problème des taux horaires anormalement élevés de nos pays occidentaux. Ils empêchent des tas de petits boulots, qui rendaient plein de services à des tas de gens, faisaient vivre du monde, et adoucissaient la vie en société… et permettaient de construire de jolis trottoirs en galets blancs et noirs, comme aux Açores !)

En face, de l’autre côté de la rue, une terrasse qui domine le port. Mais, comparativement au bistrot, elle est presque anonyme. Le nom de la rue ?

Vous ne pouvez pas vous tromper : Rua José Azevedo (Peter).

Le nom de l’homme qui a fait la réputation internationale du petit établissement d’Horta.

Le Café Sport, c’est l’un des bistrots les plus connus au monde, et chez les marins à la voile d’aujourd’hui, il se classe certainement dans le top five des bistrots mondiaux préférés.

Mais d’abord, il convient de préciser les choses, car, y compris dans les documents touristiques édités par le gouvernement des Açores, les appellations utilisées de façon inadéquate sèment la pagaille dans les esprits…

Le nom du bistrot, c’est « Café Sport », nous verrons pourquoi.

Et on va boire un coup « Chez Peter ». Voilà, tant qu’on peut encore, il faut parler juste.

Peter, c’était le surnom de José Azevedo, le père de José-Henrique, l’actuel patron. Peter est décédé le 19 Novembre 2005. Mais la relève est assurée, et le chiffre d’affaires, apparemment, aussi. Donc on ne dit pas qu’on va boire un coup au Café Peter Sport, ni au Peter Café des Sports, ni au Peter Café Sport, ni au Café Peter Sport, ni …comme je l’ai souvent entendu… C’est énervant à la fin, la non culture éthylique. OK ?

Pour comprendre l’histoire du Café Sport, il faut se mettre en tête la généalogie de la famille Azevedo.  Basons-nous sur l’actuel patron du Café Sport, José-Henrique, lequel a un fils aîné qui, certainement, prendra  un jour la relève de son père. Agé d’une bonne vingtaine d’années, l’héritier a fait des études de commerce international, et est actuellement en stage en Corée du Sud. D’ici que l’enseigne au cachalot Café Sport soit décliné aux quatre coins du monde, jusqu’à Séoul… Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle…

Ne rigolez-pas, un jour, pendant notre escale, je descendais tranquillement ma Sagres chez Peter quand j’ai vu s’installer à côté de moi deux jeunes femmes coréennes ou un truc comme ça, horrible, enfin, non, je veux dire décalé, quoi. Elles avaient leur guide touristique à la main, en coréen sans doute, et, fraîchement débarquées du zinc de la SATA, elles déboulaient illico au Café Sport pour se taper un gin tonic. Peter, n’as-tu pas été trop loin dans la réussite?



José-Henrique est né en 1960, il a donc une bonne petite cinquantaine. Il a un demi-frère par sa mère, lequel a longtemps vécu en Amérique, car Peter avait épousé une femme qui avait déjà un enfant. Ce demi-frère travaille parfois au Café, il y était présent lors de notre escale. Mais José-Henrique était le fils unique de Peter.

Le père de José-Henrique, José Azevedo, surnommé Peter pendant la deuxième guerre mondiale par les anglais de la Royal Navy stationnés à Horta, est décédé le 19 Novembre 2005, à l’âge de 80 ans. Il était né au printemps de 1925, le 18 mai exactement. Peter avait un frère, émigré au Brésil, et deux sœurs. Le grand-père de José-Henrique, père de Peter, s’appelait Henrique Azevedo. Né en 1895, il et mort en 1975. C’est lui qui créa le Café Sport dans la rue en pente, sur le port d’ Horta, en 1918. Enfin, l’arrière grand-père de José-Henrique, grand-père de Peter, père d’Henrique, s’appelait Ernesto Azevedo.

C’est par lui que tout a commencé, à la fin du XIXème siècle.

Ernesto, qui tenait à Horta un magasin d’artisanat, décide de participer à l’exposition industrielle de Lisbonne de 1888. Il y emmène ses broderies et ses dentelles, patiemment élaborées par les vieilles femmes au fond des maisons açoriennes de l’île, ses chapeaux de paille et ses paniers en osier, ses bouquets de fleurs séchées, et aussi quelques dents de cachalots sculptées. Surprise, Ernesto revient dans son île avec une médaille d’or et un diplôme. Ca lui donne des idées. José-Henrique se demande aujourd’hui si son arrière grand-père n’aurait pas aussi participé, l’année suivante, en 1889, à l’exposition universelle de Paris, sur le pavillon du Portugal. Il n’en a pas retrouvé pour l’instant de preuve formelle.

En 1895, un capitaine américain de la marine marchande, originaire de la région de Boston, Joshua Slocum, qui plus tard deviendra célèbre, entreprend un extraordinaire voyage à la voile sur un voilier de 11,20 mètres qu’il a lui-même construit, le Spray. Il va accomplir le premier tour du monde à la voile en solitaire (avec escales), en seulement 3 ans, 2 mois et 2 jours. Et le 20 Juillet 1895, en route vers Gibralatar, il fait escale dans le port d’Horta, où il restera 4 jours avant de reprendre la mer. Il écrira :

« Quand j’arrivai aux Açores, c’était la pleine saison des fruits, et il s’en trouva bientôt à bord en quantité telle que je ne savais qu’en faire. Les insulaires comptent toujours parmi les gens les plus aimables du monde, mais je n’en rencontrai nulle part de plus gracieux que les braves habitants des Açores ; ils ne sont pourtant pas riches…. »

« Je restai 4 jours à Fayal, deux jours de plus que je n’en avais l’intention. C’est la gentillesse des habitants et leur touchante simplicité qui me retinrent. »

Joshua, mon pote, tu serais heureux d’apprendre que depuis ton passage à Horta, première escale de ton tour du monde, les choses n’ont pas beaucoup changé. ;José-Henrique m’a dit qu’Ernesto, son arrière grand-père, avait connu Joshua Slocum lors de son escale à Horta.

En 1901, Ernesto Azevedo rapproche son commerce du port, lieu de passage et de convergence privilégié de la petite ville. Ce sera une bonne idée. Créé en 1876, le nouveau port, aménagé à l’est de la presqu’île du Monte da Guia, remplacera le havre d’origine, situé dans l’anse de Porto Pim, à l’ouest, beaucoup moins protégé. A l’emplacement où se trouve aujourd’hui le Café Sport, il ouvre la Casa Acoreana, une échoppe où l’on pouvait acheter des objets d’artisanat local, que les marins et les passagers transatlantiques appréciaient toujours. On pouvait aussi y boire un coup, déjà.  A cette époque, Horta était un port actif, situé au milieu des routes transatlantiques,  maritimes d’abord bien sûr, mais qui seraient ensuite  aériennes également. L’île de Faial était aussi un centre de jonction des câbles sous-marins de transmission (américains, anglais, français, allemands et italiens), et également un centre important de chasse à la baleine, comme toutes les îles de l’archipel dans ces années-la. Les baleiniers américains appréciaient les marins açoriens, adroits et courageux, qu’ils embarquaient volontiers dans leurs équipages, et c’est comme cela que les insulaires des Açores importèrent dans leur archipel les techniques de chasse apprises à bord des baleiniers nord-américains.

En 1918, Henrique Azevedo, qui travaillait dans le petit établissement de son père depuis toujours, ouvre le Café Sport, à côté de l’échoppe. Une autre bonne idée.

Car l’année suivante, en 1919, le premier hydravion à traverser l’Atlantique se pose dans la rade d’Horta. C’est le début de l’épopée de l’aviation civile, et militaire aussi, qui va largement contribuer au développement de l’île de Faial. Quelques années plus tard, la Pan Am, pour ceux qui ont connu cette compagnie américaine de légende, établit à Horta la base transatlantique de ses « Clippers » du ciel. Les équipages viennent boire un coup au Café Sport, et repartent avec un objet artisanal.

Henrique Azevedo a vu juste, et il a eu un peu de chance aussi.

Mais pourquoi cette appellation de « Café Sport », à une époque où il n’y avait pas d’écran plat géant LG au fond des bars, que je sache ?

Tout simplement parce que depuis la première guerre mondiale se côtoyaient tous les jours à Horta, sans trop de dommages directs, les personnels cosmopolites des entreprises de câbles sous-marins. Techniquement, il fallait re-amplifier les signaux, à l’époque émis en Morse, reçus d’un continent, pour les re-émettre vers l’autre. Les employés, principalement anglais et allemands de ces compagnies, influencèrent la population locale d’Horta, et l’ encouragèrent à pratiquer de nouveaux sports, comme le football, le tennis ou le water-polo, auxquels ils les initièrent. Et Henrique Azevedo aimait le sport, qu’il pratiquait assidûment. Alors, il a appelé son bistrot Café Sport. Voilà.

Le 25 Décembre 1918, Henrique suspend au-dessus de la porte de son nouvel établissement un aigle sculpté sur bois, qui provient de l’étrave d’un baleinier américain. Celui-là même que l’on peut encore voir aujourd’hui au-dessus du comptoir.

En 1921, de puissants remorqueurs de haute mer hollandais sont régulièrement basés dans le port d’Horta. Ils travaillent sur la pose et l’entretien des câbles sous-marins mais sont aussi à l’affût des avaries de navires ou des fortunes de mer qui provoquent des demandes d’assistance et des opérations de sauvetage. Et puis, à cette époque, les liners transatlantiques sont légion, avec des milliers de passagers à bord… Et le souvenir du Titanic n’est pas si loin… Les équipages hollandais viennent boire des coups au Café Sport. Le bistrot devient leur quartier général. Un jour, ils fournissent de la peinture bleue (dont leurs navires sont amplement dotés) au patron du bistrot, qui veut repeindre la façade de l’établissement.

Le Café Sport sera peint en bleu, et la couleur traversera les âges.

José-Henrique m’a dit que ça ne changerait jamais.

Mais la Deuxième Guerre Mondiale se prépare. Henrique Azevedo a deux fils, dont l’un José, a 14 ans en 1939. La guerre ralentit les affaires de son père, mais le port allié de Faial est de plus en plus utilisé par la Royal Navy pour ses opérations logistiques et militaires en Atlantique Nord. Les marins anglais continuent à faire tourner le bistrot. A la fin de la guerre, le jeune José Azevedo, quelque peu désoeuvré, trouve un job à bord d’un navire militaire anglais qui ne navigue plus et qui reste à quai, le HMS Lusitania II. En réalité, ce navire est le Saint-Clair, il a été gravement endommagé à l’arrière par une torpille allemande, et a été rebaptisé Lusitania II pour tromper les comptes de l’ennemi… Il passera 3 ans à Horta, amarré dans le port (on voit toujours au fond du port la marque laissée dans la pierre du quai par son arbre d’hélice), servant d’entrepôt relais pour les munitions, de base de transmissions radio, de relais pour relèves d’équipage, et de bureau administratif et logistique pour les navires de la Royal Navy opérant en Atlantique Nord.  

José Azevedo, le fils d’Henrique, est connu sur le port. Il réussit à se faire embaucher à bord du Lusitania II. Il y travaillera 6 mois. Il a 19 ans. L’un des officiers anglais du bord lui trouve une ressemblance frappante avec son propre fils resté au pays. Il lui demande si ça ne le dérange pas qu’il l’appelle « Peter », comme son fils, ça lui ferait  plaisir, et lui rappellerait son fiston. José accepte, le surnom se répand, et lui restera : il est désormais connu sur les quais comme Peter, du Café Sport. A la fin de son emploi, le Senior Naval Officer anglais lui signe une lettre de recommandation pour les bons services qu’il a accompli à bord du Lusitania II. Il signe Colville. Il s’appelle en fait Colville of Culross. José-Henrique me dit que cet officier britannique est mort à la fin de la guerre dans un accident d’avion. Ses descendants sont venus à Horta, il y a quelques années, pour y chercher des informations. Effectivement, en cherchant un peu, je retrouve son nom complet : il s’agit du troisième Vicomte Colville of Culross du County de Perth, Charles-Alexandre de son prénom. Né en 1888, il mourra quelques mois plus tard, en 1945, dans un accident d’avion, à la fin de la guerre.



Dans les années 1950 et surtout 1960, le yachting (la navigation de plaisance) se développe, et les yachts (voiliers surtout) font de plus en plus souvent escale à Horta, une île idéalement située géographiquement sur la route aller, mais surtout retour des Antilles par les vents d’ouest. De plus, que la destination finale soit l’Europe de l’Ouest sur l’Atlantique ou bien la Méditerranée, la route maritime à suivre passe de toute façon par Faial, dont le port est le premier bon abri après des jours et des jours de mer depuis l’appareillage des Caraïbes. Un port bien abrité, des vivres frais (légumes, fruits, viande, poisson, laitages) en abondance et bon marché, de l’eau douce en quantité, des insulaires foncièrement gentils, et un positionnement idéal sur les routes maritimes : le succès devait être au rendez-vous, et il l’est depuis 50 ans.

Aussi bien pour le port d’Horta que pour le Café Sport.

La simplicité, la jovialité, et le sens de l’accueil de Peter vont encourager la naissance d’amitiés fidèles entre le tenancier du Café Sport et quelques grands marins célèbres, qui passent de temps à autre par Horta, parmi lesquels Sir Francis Chichester et Eric Tabarly dans les années 1960, et d’autres.



En 1957/1958, l’éruption du volcan de Capelinhos, à l’ouest de l’île, qui dura plus d’un an, provoqua le départ de Faial de plus de 15 000 personnes, soit la moitié de la population insulaire. Le Café Sport connût des temps difficiles, puis les choses rentrèrent dans l’ordre.

Après la guerre, Peter avait pris l’habitude d’aider les « aventuriers » de passage dans le port, comme les appelaient à l’époque les insulaires de Faial. Les « aventuriers », c’était les yachtmen, rares à  ce moment-là, qui traversaient l’Atlantique à la voile, dans un sens ou dans l’autre. Peter les aidait à obtenir leur visa de quarantaine, servait d’intermédiaire avec les autorités, et le Café Sport jouait volontiers pour eux le rôle de support logistique (un rôle qu’il a beaucoup perdu depuis compte tenu de l’évolution des techniques de communications embarquées sur les yachts d’aujourd’hui) pour les informations, le courrier en poste restante (un terme français  - poste restante - que nous avons exporté dans le monde entier, tel quel), le change, les informations météorologiques, les approvisionnements. Peter accomplissait volontiers ces démarches naturellement, sans esprit mercantile. C’est ainsi que le Café Sport et Peter devinrent un symbole de l’amitié avec les marins, et presque un exemple de solidarité maritime.

Car si Peter n’a jamais été marin lui-même, nul doute qu’il les connaissait bien et qu’il les appréciait. Bien sûr, du coup, les yachtmen ne se faisaient pas prier pour aller boire un coup et se restaurer chez Peter. Et, de l’autre côté de l’océan, ils ne manquaient pas de colporter le nom et la bonne réputation de Peter et de son bistrot.

La notoriété était en marche et dès lors, s’autoalimenterait par delà les mers.



En 1966, José-Henrique, fils unique de Peter, commence à travailler avec lui et avec son grand-père Henrique, au Café Sport, pendant ses vacances. En 1979, il laisse tomber les études et travaille à plein temps au Café Sport, qu’il reprend à son compte en 1984.

Le 15 Février 1986, un cyclone s’abat sur les Açores.

A Faial, le vent souffle à 250 km/h. José-Henrique, qui aime bien la photographie, part affronter la tempête à l’est de l’île, appareil en main. Par hasard, il réalise une image assez incroyable, une diapositive couleur. C’est Neptune, dieu de la mer, de profil.



Peter a continué à passer au Café Sport jusqu’au début des années 2000.

Peter aimait l’art du scrimshaw (un mot dont l’origine est controversée, mais qui désigne l’art de la gravure sur dents et os de cachalots). La technique du scrimshaw consiste d’abord à polir la dent, puis à la recouvrir d’encre de Chine, et enfin à la graver en négatif. Dans une deuxième phase, les rayures sont remplies d’encre, tandis que les parties lisses sont nettoyées. Peter avait pris l’habitude d’aller acheter des dents de cachalots sur l’île de Pico, où la pêche était plus active qu’à Faial, et son arrivée à Lajes do Pico principalement était toujours appréciée car on savait qu’il payait cash ses achats, ce qui n’était pas fréquent à l’époque. Tous les autres produits de la chasse à la baleine étaient la plupart du temps payés avec des mois de délai.

Peter commença alors sa collection de scrimshaws, et il se mit à faire travailler des artistes locaux de Faial, qui produisirent un travail de bien meilleure facture que celui des marins, dont le scrimshaw était, à l’origine, un simple passe-temps d’amateur à bord des navires à voile encalminés. Peter augmente ses acquisitions et fait également commerce de ses dents de cachalots gravées. Mais quand la fin de la chasse baleinière aux Açores se profile à l’horizon de la fin des années 1970, Peter se dit que les dents vont se raréfier et que cet art particulier va disparaître à terme. Alors il a l’idée d’ouvrir un musée du scrimshaw, au-dessus du Café Sport, dans le même bâtiment. C’est chose faite en 1983, et le Museu de Scrimshaw se visite toujours, au-dessus du bistrot, sur demande. Mon frère et moi, nous avons eu droit à la visite par José-Henrique lui-même, c’était passionnant. Il y a là, à l’étage au-dessus du Café Sport,  pour des centaines de milliers d’euros de dents gravées, une des plus belles collections au monde de scrimshaw.



En 1986, José-Henrique, qui a le sens du commerce, lance une ligne de produits dérivés de la marque Café Sport, qui n’a cessé de croître depuis. Outre le magasin attenant au Café Sport, à Horta, José-Henrique gère aussi aujourd’hui un magasin dont il est propriétaire à Angra do Heroismo, et un autre à Ponta-Delgada. Les produits estampillés Café Sport sont également disponibles dans les boutiques des principaux aéroports de l’archipel. José-Henrique a aussi développé un cyber-café, et une agence de voyages.

En 1998, le Café Sport participe à l’exposition universelle de Lisbonne sous une forme originale puisque le pavillon portugais présente une reproduction du Café Sport de Peter ; un bar survivra à l’exposition, et sa ligne de produits y est toujours proposée. A l’été 2000, le Café Sport participe aux fêtes de la mer à Brest.

En Juin 2003, José Azevedo, Peter donc, est reçu et décoré par le Président de la République Portugaise, Jorge Sampaio. En Août de la même année, le Pape Jean-Paul II délivre un certificat de reconnaissance à Peter, qui devrait lui devoir les grâces et les faveurs célestes, dans ce monde et dans l’autre. J’en déduis qu’aller boire un coup chez Peter ne peut faire de mal à personne. Le vieux bonhomme qui a fait la célébrité du Café Sport s’éteint en Novembre 2005.



Ce qui est appréciable au Café Sport, c’est que l’accueil reste simple et chaleureux, quel que soit l’expérience du marin de passage, qu’il soit célèbre ou anonyme.

Notables changements tout de même, le marin qui arrive en escale pour quelques jours à Horta ne se voit plus offrir par Peter un gin tonic en guise de bienvenue. Et il n’y a plus de place sur les quais pour faire son dessin. Ceci expliquant peut-être cela. Les temps ont changé, les touristes vont aussi au Café Sport, le chiffre d’affaires a augmenté, mais le charme a peut-être diminué.

Pour autant, le Café Sport reste pour le marin à la voile un amer mythique, une balise à virer en allant y boire une Sagres, une Super Bock, ou bien un gin tonic… Parce qu’on en a rêvé, de cette bière bien fraîche, de cette rondelle de citron trempant dans les glaçons, en remontant l’alizé sur des centaines de milles depuis les Iles du Cap Vert ou le Brésil, ou bien de plus loin encore, depuis le Cap de Bonne-espérance ou le Cap Horn. Mais si l’on joue à cache-cache avec les dépressions qui circulent d’ouest en est sur l’Atlantique Nord depuis le Cap Hatteras, en venant du Canada, des Etats-Unis, des Bermudes ou des Antilles, Horta et le Café Sport seront toujours à la croisée des chemins, jamais loin de l’orthodromie…



Une escale aux Açores laisse toujours un goût de trop peu, de pas assez longtemps. L’abondance des prairies verdoyantes, les haies de milliers d’hortensias en fleurs, les vieilles maisons en pierres de basalte avec leur four à pain, les anciens moulins qui s’accrochent en haut des collines pour ne pas mourir, les vivres frais bon marché et les petits vins portugais qui vous attendent dans l’ombre des échoppes de la vieille ville, les relents de morue séchée et les murènes que l’on vent ici à l’étal des poissonniers, mais plus que tout l’accueil chaleureux des açoriens qui n’ont pas oublié que beaucoup d’entre eux sont partis un jour sur la mer, quelques-uns pour faire fortune, beaucoup pour simplement survivre, et d’autres enfin pour y mourir.  Ils se souviennent de ce qu’est une île pour un marin qui a traversé la moitié de l’Atlantique Nord…

Alors, au Café Sport, le premier soir surtout, avec les heures défilent les mots, les histoires, les milles, et puis les souvenirs. Jusque tard dans la nuit. Jusqu’à ce que l’alcool, le sommeil et la fatigue vous gagnent, et vous enjoignent de regagner votre bord, à pas mal assurés cette fois, en tirant quelques derniers  bords sur les galets de basalte, pour mettre fin à une bordée qui vous restera quelque temps en mémoire…


Photo 1 - Exposition de Lisbonne... c'est là que tout a commencé...

Photo 2 - L'ancienne façade du Café Sport, créé par Peter, de son vrai nom José Azevedo...

Photo 3 - La lettre de recommandation de José Azevedo, après 6 mois de service à quai à bord du Lusitania II, de la Royal navy, fin 1944.

Photo 4 - Trois générations d'Azevedo, Peter au centre (décédé en 2005), José Henrique à droite, et  son fils, à gauche...

Photo 5 - Peter, décoré par le Président de la République Portugaise...

Photo 6 - Trois générations de tenanciers sur scrimshaw, Henrique en haut, José au centre, José Henrique en bas!

Photo 7 - José (Peter) est devenu célèbre, la rue du Café Sport porte désormais son nom...

Photo 8 - Le Café Sport, aujourd'hui...

Photo 9 - A l'étage, le musée du scrimshaw, un art original...

Photo 10 - Il en a entendu, le célèbre bistrot, des histoires de marins...

Photo 11 - L'enseigne du Café Sport, un cachalot des Açores...

Photo 12 - José Henrique Azevedo, fils de Peter et actuel patron du Café Sport...

Photo 13 - Hiver 1986, José Henrique réalise cette image étonnnante, à Horta, le visage du Dieu Neptune, en colère...

Photo 14 - Le 15 Février 1986, ouragan sur Horta 250 kmh de vent, les embruns montent à 60 mètres de hauteur...

Photo 15 - José Henrique devant son établissement, dans la rue qui monte, sur le port, à Horta...

Photo 16 - Même le pape a dit qu'il fallait aller boire un coup chez Peter, alors...

Photo 17 - Dans le musée au-dessus du bar, un étonnnant musée...

Photo 18 - ... celui du scrimshaw...

Photo 19 - ... la gravure sur dent de cachalot (ici, Joshua Slocum)...

Photo 20 - La plus grosse dent de la collection, 2 kg environ...

Photo 21 - Trois-mâts barque sous voiles...

Photo 22 - Femme de marin, ou femme de rêve...

Photo 23 - Des marins connus (Eric Tabarly)...

Photo 24 - Sir Francis Chichester...

Photo 25 - Bernard Moitessier...

Photo 26 - Variante du scrimshaw, la gravure sur vertèbre de baleine...

Photo 27 - Le magasin Peter à Angra do Heroismo, à Terceira...

Photo 28 - L'intérieur du Café Sport, Chez Peter, 0 Horta...

Photo 29 - Allez, merci pour la visite du Musée, José Henrique, et à la prochaine!