Boucler … la boucle…
JOUR 10 – Mercredi 28 Mars 2012
Distance de l’Ile de l’Ascension 1242 milles
Distance de Praia de Santiago 302 milles
Position à midi 12°22’Nord/19°00’Ouest –
Distance parcourue en 24 H00 : 127 milles
Ouaaahhhhh !
Qui ? Ben, nous ! L’équipage de Jangada, quoi… Non ? Ah ben si, quand même !
Ils ont (nous avons, quoi) parcouru près de 33 000 milles marins pour finalement recouper leur (notre) sillage de Décembre 2009 au départ de l’Afrique vers l’Amérique du Sud.
Le verdict d’Argos est tombé ce matin via un message satellite venu de Toulouse (merci Louis pour les calculs) :
« Le Mardi 27 Mars 2012 à 23H03 GMT, par 11°43’,9 Nord et 17°58’,3 Ouest, après 837 jours 22 heures et 37 minutes, le voilier Jangada a recoupé le sillage qu’il avait tracé le 11 Décembre 2009, aux environs de 00H26, au même endroit. »
Oh, ne croyez pas que je vais faire dans la gloriole pour le crier sur tous les toits, d’autant que pour moi le voyage n’est pas terminé.
Non, mais je voudrais dire combien je suis fier de mon petit équipage, et combien je suis heureux pour Barbara, Marin et Adélie. Bien sûr, c’est moi qui les ai entraînés dans cette incroyable aventure, qu’ils ne demandaient pas particulièrement à vivre.
Mais au fil du temps c’est aussi devenu leur projet, puis leur mode de vie pendant près de trois années. Et ils sont allés jusqu’au bout du voyage.
Le Capitaine leur dit bravo !
Ils ont été formidables tous les trois. Je le pense vraiment.
Je ne remercierai jamais assez Barbara, qui m’a permis d’effectuer ce grand voyage avec mes deux derniers enfants. Sans elle, ce n’aurait pas été possible. Pour Barbara, tout n’a pas toujours été facile en mer, surtout quand le bateau naviguait au-dessus de 8 nœuds (tiens, comme maintenant, depuis 2 ou 3 heures…). Elle a supporté ce qui pour elle fut de l’inconfort, souvent mêlé à une certaine anxiété devant l’évolution prévue ou possible de la météo ou celui de l’état de la mer. Mais elle s’est accrochée, elle a surmonté les difficultés, et finalement elle a fait le grand tour, sans jamais débarquer.
Que peut lui dire le Capitaine ? Simplement : bravo Barbara !
Que Barbara ne se soit pas intéressée aux techniques de navigation ou de manœuvre, qu’importe, puisque nous pouvions parfaitement nous en passer.
Cela n’a jamais posé le moindre problème. Elle a par contre totalement accaparé, pour notre plus grand bonheur à tous à bord, la gestion de l’intendance et de l’hôtellerie, l’élaboration des repas, et ce faisant elle a régné sans partage sur son coin cuisine avec un grand savoir-faire, car je peux vous dire qu’il n’est pas chose facile de se renouveler quand les denrées sont rares et précieuses, et la conservation pas facile parce que le froid, anti-naturel au possible, est compté et cher en énergie. Et puis aussi, la maîtresse de maison a complètement assuré le rôle ingrat de Folcoche, endossant chaque jour ou presque le tablier de prof, pour faire les cours du CNED à nos deux enfants qui, passée la première année (6ème et 5ème), se sont retrouvés dans la même classe, 4ème et 3ème. Un sacré job, croyez-moi ! D’autant que Barbara s’est acquittée de cette tâche avec un sérieux et une rigueur que je n’ai jamais retrouvés sur aucun autre bateau… Si aujourd’hui les enfants ont probablement un niveau scolaire qui n’a rien à envier à celui des collégiens à terre, alors que dans le même temps ils ont effectué le tour du monde à la voile, ils le doivent bien à leur intraitable Maman ! Merci mille fois à toi, ma chérie, pour tout ce que tu as fait à bord pendant ce long voyage…
Quant à nos enfants, ils ont été tout simplement formidables. Mais, je veux dire, vous n’imaginez pas à quel point ils ont été formidables ! Je ne les ai jamais entendus se plaindre d’avoir été embarqués dans cette aventure. Jamais, même quand les choses ont été difficiles.
Marin avait à peine 12 ans quand nous avons quitté La Rochelle, il en a bientôt 15. Il est parti encore enfant, il revient, il mesure 1,82 mètre ! C’est un vrai jeune homme ! Te souviendras-tu, Marin, quand tu nageais avec les baleines à Tofua, aux Tonga ? Adélie n’avait pas 11 ans, elle n’en a pas 14. C’est désormais une vraie jeune fille ! Te rappelleras-tu, Adélie, du barracuda d’un mètre qui avait sauté, une nuit, directement depuis l’eau sur le trampoline, à Porto-Belo, au Panama ? Le bateau vibrait de partout, on ne comprenait pas ce qui nous arrivait ! Et tant d’autres choses… Ils ont tous deux été merveilleux, supportant la présence permanente de leurs parents pendant des mois, leurs disputes quand il y en eût, les conditions de mer et tout simplement de vie parfois difficiles. Sans jamais émettre une plainte.
Ils ont parfois eu l’impression que leur long voyage leur faisait manquer bien des choses de la vie à terre. Il est trop tôt pour qu’ils mesurent la vraie valeur de ce qu’ils ont vu et vécu. Pour l’heure, ils savent qu’ils prennent l’avion dans quelques jours pour rentrer en France, et bien sûr, ils ont hâte de retrouver le pays et leurs proches, et de renouer avec la vie qui va avec. Mais chacun sait qu’ils n’ont pas manqué grand-chose de la vie à terre, et qu’ils vont se rattraper sur Facebook à une vitesse astronomique. Ce que je sais seulement, c’est que faire le tour du monde à leur âge aura été pour eux une grande chance.
Ils ont accumulé des milliers de souvenirs, ils ont rencontré tant de gens différents, vu tant de choses nouvelles. Ils savent qu’ailleurs, autre part, des humains pensent, croient et vivent différemment. Ils savent que la planète est fragile, que l’énergie est précieuse, qu’il existe des impératifs urgents pour l’humanité. Ils ont appris que la mer et le vent imposaient la rigueur, la prévoyance, la maintenance et la prudence. Ils ont appris qu’il fallait oser aussi. Analyser une situation, identifier les risques, prévoir l’éventualité, et y aller, si c’est intelligemment et raisonnablement possible. Et toujours s’adapter.
Ils savent maintenant qu’ils sont nés dans un pays privilégié sur bien des aspects, mais que pas grand monde, là-bas, ne s’en souvenait. Ils ont vu que le dénuement existait, et qu’ils avaient, eux, bien de la chance. Ils n’ont peut-être pas été jusqu’à imaginer que la richesse d’un homme pouvait aussi parfois se mesurer à ce dont il pouvait se passer, mais en tout cas, ils ont appris que l’on pouvait vivre avec seulement l’essentiel.
Ils ont appris…, ils ont appris tellement de choses.
C’est ce que nous voulions, nous, leurs parents !
Et, finalement, que la Terre est ronde…
Nous adorons nos enfants, Barbara et moi. Nous avons eu une chance incroyable de les voir vivre et grandir à nos côtés à chaque instant tous les jours pendant près de 3 ans. Ils ont incroyablement su se faire aimer. Et pour les avoir côtoyés si longtemps au fil des jours dans des situations variées, nous les connaissons mieux aujourd’hui qu’en 10 ans de vie à terre…
Alors, les enfants, je ne doute pas que vous garderez bientôt les meilleurs souvenirs de ce long voyage, et que les moins bons s’estomperont bientôt dans votre mémoire.
Vous avoir à nos côtés pendant tout ce temps a été pour nous un incroyable bonheur.
J’ai aussi une pensée infiniment reconnaissante envers Timothée, mon fils aîné, venu nous rejoindre 3 fois pendant notre longue absence.
Décalé en âge, et occupé à ses études de médecine, il n’était bien entendu pas question pour lui de faire ce long voyage. Lui aussi a été un grand garçon fantastique, jamais je ne l’ai entendu se plaindre de notre départ et de notre absence, alors qu’il s’apprêtait à affronter la nouveauté de la vie étudiante et la solitude familiale à notre égard. Je le savais fort, et il l’a été. Ses séjours à bord, principalement en Polynésie, puis au Vanuatu et aux Louisiades, ont été pour nous tous des rayons de lumière qui nous ont permis de tenir dans la durée contre la difficulté de cette longue séparation. Un grand merci à toi, fiston.
J’ai hâte de te retrouver, et de rester plus proche de toi désormais.
Moi ? Je suis simplement content de ramener bientôt tout mon petit monde à terre en bonne santé. Jamais au cours de ce grand voyage je n’ai estimé que nous nous trouvions en réel danger, sauf peut-être pendant quelques minutes au large de l’Afrique du Sud, quand le vent a dépassé 60 nœuds et que j’ignorais combien de temps cela allait durer. La mer, là-bas, peut devenir rapidement très dangereuse. Je n’ai jamais regretté le choix de ce solide catamaran, au plan de pont très sûr (des passavants latéraux intérieurs bordés d’une hiloire haute de 50 cm, un pontage de coques plat, et une véritable rambarde haute en tubes d’inox). Le reste est aussi, bien sûr, question d’expérience, mais le choix de ce bateau particulier a en lui-même réduit sensiblement les risques. Pour moi, le voyage continue, avec ses aléas, il me faut maintenant ramener le bateau au terme du périple.
Pour moi, c’est aussi un rêve qui va bientôt s’effacer. Alors, il va falloir que j’en trouve d’autres. Mais ceux qui me connaissent savent que j’ai de la ressource sur ce sujet…
Depuis hier 11H00 du matin, nous faisons route directe sur Santiago. Au début très près du vent, trop pour aller vite. Depuis ce matin, le vent est venu d’une vingtaine de degrés sur la droite. Nous sommes au bon plein, et marchons désormais à 8 ou 9 nœuds. Je suis satisfait de notre petite stratégie de route, c’était la bonne. Remontés jusqu’aux Bijagos, nous faisons route directe sur un bord vers Praia, qui n’est plus qu’à
282 milles devant à cet instant…
A demain !