JOUR 2 – Lundi 28 Novembre 2011
65 nœuds au large d’East London ! Damned !
Cette nuit du 27 au 28 Novembre restera longtemps gravée dans la mémoire de l’équipage de Jangada.
Je savais que le segment de côte compris entre East London et Port-Elizabeth avait la plus mauvaise réputation de toute la côte sud-africaine. A cet endroit, le courant des Aiguilles atteint sa vitesse maximale, parfois 5 à 6 nœuds. Je l’estimais pour ma part à 3 ou 4 nœuds lors de notre passage. L’isobathe des 200 mètres se rapproche sensiblement de la côte, 5 à 6 milles, dans ce secteur. La côte elle-même s’oriente davantage est-ouest. Mais il semble bien aussi que l’influence des phénomènes météorologiques terrestres qui interviennent au-dessus de l’Afrique australe devienne très sensible dans cette région et perturbe notablement l’alchimie météorologique de la zone côtière. Les modèles de prévisions des conditions météorologiques sont dans ce genre de cas nettement moins fiables qu’au large. Pour autant, en dehors de la probable présence de quelques grains orageux, que j’avais visionnés sur la carte météorologique, rien ne laissait prévoir la puissance de ce qui allait nous tomber dessus dans l’obscurité du creux de la nuit. Nous savions qu’une petite dépression relative (1008 millibars contre 1020 alentour) orageuse stagnait depuis quelques jours sur la côte, perturbant un peu les prévisions météorologiques dominées par deux grandes zones anti-cycloniques quasiment jointives dans la région de Mossel Bay, un peu à l’est du Cap des Aiguilles. Nous avions déjà constaté depuis le départ que le vent de nord-est initialement prévu sur notre route à 15/20 nœuds soufflait davantage dans la fourchette 25/30 nœuds, rafales à 35. Mais, cependant, rien de bien méchant dans l’après-midi et la soirée du 27. Au niveau des couleurs et de l’ambiance extérieures, on aurait pu se croire en Bretagne nord en hiver, température exceptée. Une palette infinie de gris, du plus clair au plus sombre. Cette dernière nuance étant au fil des heures la plus répandue. Le thermomètre du cockpit affichait 18 à 20°, mais la température de l’eau de mer avait beaucoup chuté. Nous étions passé de 23° C à Richards Bay à 17/18° par le travers d’East London. Dans l’après-midi, un surf à un peu plus de 20 nœuds au GPS avait beaucoup impressionné Marin, qui depuis souhaitait que les choses se calment pour la nuit. J’étais dans le même état d’esprit que mon fiston. Nous avions été progressivement obligés de réduire la toile dans la soirée, les grains faisant naître quelques rafales à plus de 35 nœuds. Le GPS continuait à afficher des vitesses régulières de 12 à 14 nœuds, malgré le 3ème ris pris dans la GV vers 22H30. La visibilité était trop mauvaise pour que le halo lumineux d’East London parvienne jusqu’à nous.
Vers minuit, quelques départs au surf à 16 ou 17 nœuds, qui n’amènent jamais la sérénité dans une nuit d’encre, m’avait incité à enrouler complètement le solent. La vitesse se maintenait à 10/12 nœuds sur le fond, c’était très suffisant pour bouffer du mille. Nous avions croisé plusieurs cargos à faible distance dans la journée et en début de nuit, et je faisais régulièrement tourner notre petit radar, en me félicitant de l’avoir réparé à La Réunion (j’avais trouvé la courroie du moteur d’entraînement de l’aérien déraillée, du fait d’un déserrage d’un galet de guidage), bien que sa lecture en soit délicate par manque de performances dans ces conditions difficiles. L’officier de quart du porte-conteneurs MSC Melissa, avec lequel j’avais fait un brin de causette en VHF, nous avait souhaité une bonne nuit… Il se rendait de Port-Elizabeth à Durban.
Vers 03H00 du matin, Marin dormait tant bien que mal sur la banquette bâbord du carré pendant que j’essayais de me sécher les cheveux et le visage, que chacune de mes rondes extérieures pourtant brèves me trempait généreusement. C’est alors que les hostilités météorologiques commencèrent réellement à donner de la puissance…
La nuit était noire, obscure, et les intempéries réduisaient probablement la visibilité à quelques centaines de mètres à peine. Pas de signe avant-coureur du phénomène, mais en quelques secondes, la petite chanson du vent prît soudain pris du coffre. A partir de 35 nœuds, les haubans commencèrent à siffler, l’extrémité arrière ajourée de la bôme entonna sa petite mélodie, certains cordages sous tension qui montent dans les hauts se mirent à vibrer. C’était le refrain connu du coup de tabac. Le vent monta immédiatement à 40/45 nœuds, ce qui est déjà beaucoup, mais je me rassurai en me disant que ça n’allait pas durer. Après tout, c’était un grain (le squall des anglais). Trop tard pour affaler la grand-voile au 3ème ris : la pression sur la toile était déjà trop forte, les chariots ne seraient pas descendus le long de leur rail de guindant, il aurait fallu démarrer les moteurs, venir vent debout, choquer la drisse, maîtriser la toile en furie, et rabanter au moins sommairement, avant de mettre en fuite à sec de toile. Le vent grimpa encore, 50 nœuds à l’anémomètre. Hurlements dans le gréement. Je m’aperçus qu’il était passé brutalement au sud-est avec les premières rafales. A 45° du vent, le bateau, bien que sous pilote automatique, se mit de lui-même à la cape, montant au vent sous la poussée de la grand-voile. Des paquets de mer et des embruns commencèrent à balayer le pont. Je décidai de laisser faire, c’était une situation d’équilibre naturel qui n’était pas mauvaise. Je me contentai de démarrer les moteurs en les laissant au ralenti, mais pour la première fois depuis le début du voyage, je ne les entendis pas. Le ronronnement régulier des Volvo était totalement couvert par la symphonie de la nature en colère, tendance Wagner. Je fus obligé de lire les cadrans moteurs pour être sûr qu’ils avaient bien démarré. L’anémomètre indiquait maintenant plus de 55 nœuds. Soudain, des trombes d’eau s’abattirent sur nous, de véritables cataractes, des centaines de litres, au total, des milliers. Dans la lueur de ma frontale, je ne voyais qu’à deux mètres. Très vite, les dalots pourtant généreusement dimensionnés de la nacelle se révélèrent insuffisants à évacuer cette incroyable quantité d’eau tombée du ciel. Il y avait une dizaine de centimètres de flotte sur le pont, qui se baladait d’un bord sur l’autre au gré des mouvements du bateau. Tout était trempé, je me suis alors réfugié à l’intérieur, au poste de navigation, et j’ai fermé la porte. L’eau passait par-dessus le seuil. Il n’y avait rien à faire d’autre qu’à attendre, en espérant que, comme c’est le cas généralement, le grain allait rapidement s’essouffler. Mais un constat m’inquiètait et me faisait penser que nous avions à faire à un phénomène vraiment violent, exceptionnel. D’habitude, dans la plupart des grains, les rafales de vent les plus fortes sont subies en début de cycle chronologique du passage du grain. Et lorsque, ensuite, la pluie s’abat sur vous, parfois avec violence, le vent perd aussitôt et très généralement de la force. Vous savez alors que le plus dur est passé. Peut-être pas le plus inconfortable, mais le plus violent. Or là, il n’en était rien. Malgré ces trombes d’eau, le vent continuait de grimper. Marin m’annonça en criant avec une voix où je devinai de l’anxiété qu’il lisait 60 nœuds à l’anémomètre de la table à cartes. J’essayai de le rassurer, mais à vrai dire je ne l’étais pas complètement moi-même. Jusqu’à quelle vitesse le vent allait-il souffler ? Combien de temps cela allait-il durer ?
Je songeai à nos quatre combinaisons de survie, entreposées dans la coque tribord, sous la couchette où étaient réfugiées Barbara et Adélie. Un peu tard pour aller les chercher et les enfiler sous ces trombes d’eau. Elles n’étaient d’ailleurs pas vraiment nécessaires encore, mais je savais par expérience que lorsqu’on les a passées, on se sent mieux protégés, plus aptes à affronter les éléments naturels déchaînés et une éventuelle fortune de mer. Bref on se sent plus fort. Alors que dans le cas contraire, le froid et l’humidité vous entament rapidement le moral. Je fonçai sur le passavant tribord, ouvris la porte de la descente, et demandai aux filles si tout allait bien. J’entendis qu’on me criait une réponse positive, et me contentai de gueuler qu’on était dans un grain puissant, que ça n’allait donc pas durer, qu’il fallait tenir et attendre. Puis je refermai la porte à double battant en la verrouillant avec ses loquets. Je revins ruisselant dans le carré, attrapai ma serviette de bain déjà dégoulinante d’eau froide, et regardai l’anémomètre : 65 nœuds ! Je me dis que ça allait bien maintenant, que cela suffisait, qu’on avait assez joué, et je me mis à gueuler un bon coup : « Ca suffit maintenant ! Ca va s’arrêter, oui !!!? Merde alors ! »
De violents éclairs barraient à cadence rapprochée notre très modeste horizon, mais le vacarme du vent était tel que le grondement du tonnerre ne nous parvenait pas. J’avais déjà connu plusieurs fois la foudre sur des voiliers, et je connaissais bien l’ampleur des dégâts qu’elle pouvait causer. C’était difficile de ne pas y penser, je croisai les doigts… La chute de la grand-voile claquait durement dans le vent malgré la tension de l’écoute, j’étais inquiet pour le gréement et la voile, et en même temps je me disais qu’avec aussi peu de toile, les efforts n’étaient pas si énormes. Les vagues déferlantes qui commençaient à se former sur l’avant bâbord m’inquiétaient davantage. Je concentrai mon attention sur le comportement du bateau, en me disant que si la situation empirait, il faudrait peut-être envisager de faire demi-tour, pour fuir devant le vent et la mer, quitte à aller contre le courant. Mais le bateau ne bougeait pas beaucoup, se contentant d’encaisser les paquets de mer qui le frappaient par l’avant bâbord. On se faisait copieusement rincer, mais rien, pour l’instant, de véritablement alarmant. Je regrettai seulement de ne pas avoir pu voir ce grain puissant arriver, et de ce fait d’avoir gardé la grand-voile à 3 ris. De ne pas avoir eu le temps aussi d’enfiler les combinaisons de survie, avant l’arrivée du vent fort. Marin était tendu, je lisais l’inquiétude sur son visage juvénile. J’essayai de plaisanter, en lui disant que ça lui ferait un souvenir de plus à raconter à ses potes, que les filles de La Rochelle le prendraient pour un héros à son retour, qu’elles lui tomberaient bientôt dans les bras sans qu’il lève le petit doigt, en lui demandant de leur raconter ses aventures du tour du monde, etc… Mais force est de reconnaître que ça ne le faisait pas tellement rire. Pour ma part, j’étais attentif au moindre signe dans ce vacarme, et je tentai de me rassurer en me disant qu’apparemment, d’après l’écran radar, aucun cargo ne faisait route dans un rayon de 3 milles autour de nous. L’AIS était en marche, mais l’expérience m’avait montré qu’il convenait de ne lui faire qu’une confiance toute relative. C’était une autre de mes principales préoccupations : se faire aborder de plein fouet par un cargo en plein coaltar.
L’anémomètre a du rester 10 à 12 minutes au-dessus de 60 nœuds.
Et puis, avec une incroyable soudaineté, dont Marin et moi nous souviendrons toute notre vie, le vent est tombé à une quinzaine de nœuds, en quelques secondes.
Les éclairs ont continué pendant plus d’une heure, mais les pluies torrentielles sont devenues plus régulières, puis ont cessé en quelques minutes. La visibilité s’est améliorée, et nous avons enfin aperçu ce grain monstrueux d’un noir d’encre qui barrait tout le ciel dans le nord-ouest, filant vers East-London.
Nous étions trempés, frigorifiés, fatigués, mais soulagés. Le grain était passé. Il était rentré désormais dans la rubrique de nos nombreux souvenirs de voyage.
J’ai tapé sur la paume de mon fiston, je l’ai félicité de m’avoir aidé et d’avoir tenu le coup.
Lorsque j’ai ouvert à nouveau la porte de la descente tribord, une forte odeur de moutarde et de vinaigre m’a sauté au nez. En bas, dans un choc avec un paquet de mer, un tiroir de la cambuse s’était ouvert et renversé, un pot de moutarde s’était élégamment répandu sur le sol, et le contenu d’un grand bocal d’olives noires avait également décidé de participer à la décoration et à l’ambiance générale tourmentée de cette nuit de fureur. Le récit de Barbara et d’Adélie, qui avait vécu la séquence sous leur couette dans leur couchette double, était le même. Elles avaient eu peur, très peur. Habituées à interpréter les mouvements et les bruits du bateau la nuit, elles avaient vite compris que le vent cette nuit là avait décidé de passer à une vitesse largement supérieure à ce que nous avions connu jusqu’alors. Le vacarme que provoquaient les trombes d’eau qui s’abattaient sur le pont à 1 mètre au-dessus d’elles les avaient aussi beaucoup impressionnées. Adélie avait imaginé que la coque dans laquelle elles se trouvaient allait se séparer du reste du bateau, et elle se demandait ce qu’il adviendrait alors. Le lendemain, elle m’avoua qu’elle avait pensé très fort à son Papa, pour qu’il ait la force de sortir le bateau et tout notre petit monde de cette tempête et que notre vie puisse continuer ensemble comme avant. Barbara, très sensible aux odeurs, en plus d’avoir eu peur, était très incommodée par l’odeur acidulée du vinaigre et de la moutarde qui envahissait la coque tribord. Elle a du se promettre secrètement, je suppose, de ne plus remettre les pieds sur un voilier après ce tour du monde…
Le vent a mis 2 à 3 heures à revenir progressivement au nord-est. Nous avons repris notre route le long de la côte, à 5 ou 6 milles, vers Port-Elizabeth, dans une mer hachée. La vitesse est restée stable autour de 10 nœuds sur le fond. Les grains se sont espacés au fil des heures, le soleil n’est pas apparu mais des éclaircies ont progressivement amélioré la visibilité. Nous avons pu commencer à faire sécher les vestes de quart et les polaires. Dans la matinée, le vent est tombé, laissant la mer nous chahuter. Le cap a augmenté, la côte sud-africaine, à partir de l’ouvert de Port-Elizabeth, s’oriente est-ouest. Nous sommes à une cinquantaine de milles de Port-Elizabeth au lever du jour, mais la vitesse a sérieusement chuté. Non seulement le vent est devenu évanescent, mais nous avons de plus quitté la veine principale du courant des Aiguilles. Je démarre les moteurs, et met le cap sur le port. Une petite brise se lève en milieu de matinée, de l’ouest-nord-ouest ! Nous ne faisons plus la route directe, et sommes obligés de partir vers le sud-ouest. Devant nous, mais loin, l’Antarctique ! Cela me rappelle des souvenirs, mais pour l’heure, ils ne font pas nos affaires. J’aperçois une voile à fort rond de chute, un catamaran. Il a du vivre à peu de chose près la même nuit d’apocalypse que nous. Je l’appelle en VHF. C’est Jan, un convoyeur professionnel sud-africain, qui emmène ce bateau de Durban à Cape Town avec sa compagne. Il m’indique qu’il a subi les mêmes conditions que nous la nuit précédente, et me confirme que ce segment de côte compris entre East London et Port-Elizabeth réserve souvent de mauvais coups. Je lui fais savoir que si le vent repasse au sud-est dans l’après-midi comme je l’espère, nous allons continuer notre route vers Knysna, en espèrant pouvoir franchir la passe des Heads, qui a aussi une solide réputation. Jan me confirme que c’est une bonne idée, Knysna est une des escales les plus agréables de la côte sud, et son routeur lui a confirmé ce matin que le vent allait effectivement tourner dans la journée. Jan me donne aussi quelques infos sur les facilités techniques de la région de Cape Town, puis nous nous souhaitons bonne route. Vers 15H00, un souffle léger apparaît du sud-est, nous envoyons le gennaker, et je stoppe le moteur au vent. Jangada s’ébroue de sa torpeur mécanique. Je modifie un peu la route pour laisser le Cap Recife qui protège Port-Elizabeth à tribord. Cette ville industrielle et portuaire n’a rien de très charmant, ce qui nous sera confirmé plus tard par des voiliers qui ont regretté d’y avoir fait escale. Nous faisons route vers Knysna, à quelques 180 milles plus loin.
Les impressions tourmentées de cette nuit dantesque se rangent peu à peu dans la case « turbulences » de nos souvenirs de navigation autour du monde…
Olivier