JOUR 3 – Mardi 29 Novembre 2011
Dans la soirée d’hier, le vent de sud-est s’est établi à 18/20 nœuds, des conditions idéales pour tailler la route à bonne allure vers l’ouest. A la nuit, Marin et moi remplaçons le gennaker par le solent débordé au maximum sous le vent (le point d’écoute est alors maintenu par 2 barbers-haulers, en sus de l’écoute qui travaille en passant par le point de tire extérieur). Nous sommes maintenant entrés sur le plateau continental des Aiguilles. L’isobathe des 200 mètres s’est éloigné vers le large. Le courant est plus diffus, moins fort. Mais le speedomètre affiche tout de même une dizaine de nœuds ; à cette allure, notre catamaran ne se fait pas prier pour avancer. La température a chuté, l’air est à une quinzaine de degrés seulement. L’eau est incroyablement phosphorescente. Elle aussi est à 15°C. Les crêtes des vagues apparaissent autour de nous comme autant de tâches blanches luminescentes, et le double sillage du catamaran bouscule sur son passage une multitude de particules de plancton chargées de lumière. C’est toujours un spectacle féerique. La nuit sera calme, notre cap nous écarte de la route des cargos, Marin dort tout son soûl, et de l’autre côté du carré, je récupère de la fatigue de la nuit précédente en dormant par tranches de 30 minutes d’un sommeil qui, à défaut d’être profond, est réparateur. Nous abattons des milles, et je commence à penser qu’une arrivée en début d’après-midi aux Heads (la passe d’entrée) de Knysna est possible. Le jour se lève sur un matin de grand beau temps. Le vent de sud-est mollit cependant à partir de 08H00, et je vois notre ETA à la passe d’entrée de Knysna reculer aussitôt de 2 ou 3 heures. Décidément, les conditions de vent et de mer ignorent ici la stabilité. Le temps change à une vitesse phénoménale. Mon souci est d’arriver au plus tard à 17H00, soit 1 heure avant la pleine mer. La passe d’entrée dans la lagune de Knysna est classée comme l’une des 8 barres les plus dangereuses du monde. C’est une saillie rocheuse étroite qui s’ouvre entre deux hautes falaises surplombantes qui tombent verticalement dans la mer d’une bonne centaine de mètres de haut. La passe de Knysna assure la communication entre d’une part la rivière du même nom et la lagune qui forme l’estuaire, et d’autre part la mer, souvent mouvementée, qui baigne la côte sud-africaine au voisinage du Cap des Aiguilles. La saillie est étroite dans la côte élevée à cet endroit, et la passe est encombrée de roches, dont Emu Rock, qui a eu la mauvaise idée de se positionner au beau milieu de la passe. Ce caillou est assez traître, car la mer ne brise pas forcément dessus, et il n’est couvert que d’1,20 m d’eau à marée basse. Le courant subit une forte accélération dans la passe large de quelques dizaines de mètres seulement, et lorsque la houle de secteur sud aborde la passe, celle-ci devient vite dangereuse et souvent impraticable. La houle y déferle de façon apocalyptique, et comme l’alignement d’entrée fait passer à quelques mètres à peine des roches latérales, la passe est alors infranchissable. Une station du National Sea Rescue Institute est installée à proximité et peut donner des informations sur l’état du goulet.
Dans notre cas, je suis optimiste, la houle de sud-ouest est relativement faible, le vent de sud-est tombé à 10 nœuds, et nous nous présentons en fin de marée montante par un coefficient moyen, tous les feux sont au vert ! Nous affalons à 1 mille de l’entrée, faisons chauffer les moteurs, et nous dirigeons vers les Heads, en cherchant les deux feux d’alignement au 006°.
Comme d’habitude lorsque nous avons à franchir un passage délicat, j’ai la carte bien en tête, pour l’avoir observée à plusieurs reprises dans les heures précédant l’arrivée. Lorsqu’on est ensuite en situation, les choses peuvent s’enchaîner assez vite, mieux vaut alors avoir le schéma des lieux en tête et avoir imaginé les solutions de dégagement les plus sûres. Nous sommes en début de saison touristique, et quelques dizaines de personnes se sont massées sur les abords d’Eastern Head pour assister à notre entrée. Comme d’habitude aussi, les rôles ont été répartis : Barbara est à la table à cartes, mais la cartographie électronique est décalée, et donc pas très utile. Adélie est au sondeur et annonce le fonds toutes les 10 secondes. Marin veille aux jumelles, prêt à prendre les commandes si j’ai besoin de les quitter momentanément, et je suis à la barre. Tout se passe bien, le courant rentrant nous entraîne à l’intérieur, et nous débouchons dans la lagune de Knysna. Aucune difficulté. Le calme de ce lieu bien protégé du large nous accueille dans une belle lumière de fin d’après-midi. Nous suivons les petites bouées de middle channel rouges et blanches. La lagune est encombrée de bancs. Un bateau de plaisance à moteur qui porte le nom bien français de Beychevelle (un très bon vin de Bordeaux, comme vous savez) vient nous saluer. Nous échangeons quelques mots dans la langue de Molière, et son skipper, membre du yacht-club, appelle aussitôt le staff du club pour préparer notre accostage. Nous avions prévenu le Knysna Yacht-Club de notre arrivée par un message envoyé la veille, et nous constatons que la mauvaise réputation de la barre des Heads incite les voiliers de passage à continuer leur route vers Mossel Bay, False Bay, ou Cape Town. Il n’y a que 2 voiliers de voyage en escale ici, et une fois provisoirement amarrés au petit ponton du club, plusieurs membres téléphonent au Harbour Master pour nous arranger l’obtention d’une place dans la petite marina du Waterfront. Cela se révèle une sacrée bonne idée d’arriver au club à l’heure de la bière du soir, et d’y faire le spectacle, car de nombreux membres s’y retrouvent à ce moment agréable du début de soirée. Lorsque vous avez répondu modestement et en souriant aux questions que tout un chacun ne manque pas de vous poser sur votre provenance, aussi bien immédiate que lointaine, et que les gens pigent que vous avez effectué la plus grande partie d’un tour du monde depuis votre port de départ de La Rochelle, ils commencent à vous regarder d’un œil bienveillant, vous et votre bateau. Nous passerons la première nuit au ponton du club, et le lendemain matin, j’irai voir le capitaine du port qui nous autorisera à nous mettre à quai en plein Waterfront, à quelques mètres des restaurants et des boutiques de cette ville agréable dont bien des aspects nous surprendront au fil des jours. Les enfants sont aux anges.
En attendant, après 3 jours de mer mouvementés depuis Richards Bay, nous débarquons, montons le petit escalier de bois de la terrasse du Yacht-Club, et savourons devant la lagune de Knysna une Black Label bien fraîche au milieu des sud-africains du cru.
Olivier
(La suite des messages relatifs au « Convoyage Richards Bay/Cape Town - Afrique du Sud » dès que Jangada reprendra la mer vers le Cap des Aiguilles.)