JOUR 1 – Vendredi 17 Février 2012
Distance totale à parcourir 1216 milles.
Distance parcourue en 24H00 sur la route directe 140 milles.
Distance restant à parcourir 1076 milles.
Les retrouvailles avec la mer et le large sont souvent emprunts d’une certaine forme de stress, au moins pendant les premières heures de navigation. Et plus l’escale a été longue, plus c’est le cas. Malgré le temps dont on a disposé pour se préparer à l’idée de l’appareillage, les premières dizaines de milles sont toujours difficiles.
D’abord la question vient toujours à l’esprit de savoir si tout se passera bien, si aucune fortune de mer ne nous attend au coin des vagues. Et puis il faut se réhabituer aux mouvements du bateau, à un certain inconfort, à l’humidité, aux chocs de la mer, aux embruns… Ce n’est pas facile. Et il est juste de dire que l’exercice est plus difficile psychologiquement et physiquement pour certaines personnes que pour d’autres.
En ce qui me concerne, je suis marin de formation, et au départ, de profession. Le plus expérimenté à bord, je suis logiquement le moins sensible à cet état d’esprit. Néanmoins, l’atteinte ne m’épargne pas, peut-être davantage comme responsable de l’ensemble du bazar qui prend lentement le chemin de la haute mer. En tant que capitaine un peu, mais pas trop. L’expérience du sillage me fait relativiser les choses. Mais je sais aussi que techniquement, on n’est jamais complètement à l’abri d’une galère matérielle. Un problème structurel, une avarie de gréement, une rupture de mèche de safran, une panne de pilote automatique. Non, ce côté-là ne m’angoisse pas trop. Je croise les doigts, il faut toujours aussi compter sur sa bonne étoile, en plus du reste. Je connais les solutions techniques. Je suis par contre plus perméable à l’existence objective du danger en tant que mari et père de famille. Un accident corporel, une urgence médicale, loin de tout. La responsabilité d’avoir embarqué les miens dans un long voyage autour du monde, qui leur laissera bien sûr tout au long de leur vie des souvenirs incomparables des îles du bout du monde, mais à la condition qu’ils en reviennent sains et saufs.
Voilà parfois ce qui me traverse l’esprit au départ d’une traversée… L’abordage avec un cargo, de nuit, est le risque le plus évident, et le plus violent qui me vient à l’esprit. C’est aussi celui qui laisse entrevoir le plus de dégâts, à tous points de vue. C’est sans doute pour cette raison que je me garde l’essentiel de la veille de nuit.
Nous avons à dessein quitté Walvis Bay en milieu de journée, pour profiter de la renverse du vent local, et pour tenter de quitter la Namibie en évitant la brume.
Les premières heures nous voient remonter trop nord de 30°, et la nuit nous prend à une trentaine de milles de la côte. Nous croisons un navire offshore de Bourbon qui fait route vers Walvis Bay, tandis qu’un petit paquebot fait route vers le nord. Le vent est faible, et je finis par démarrer le moteur tribord. Ca m’ennuie de taper dès le départ dans notre plein de fuel, mais il faut se dégager de la côte pour espérer trouver au plus tôt le début des alizés de sud-est, notre moteur éolien dans l’Atlantique Sud.
Barbara a préparé à l’avance, comme à son habitude les jours de départ en mer, un méga-plat de lasagnes délicieux qui lui simplifie la tâche des premières heures de mer.
Coucher tôt pour tout le monde ce soir, la fraîcheur et l’humidité sont revenues avec la nuit.
On va chercher les oreillers et les couettes dans les cabines, Marin et moi reprenons nos quartiers de mer dans le carré. Les filles vont dormir à tribord, sous le vent.
La nuit me posera quelques soucis, avec un décrochement du pilote vers 02H00 du matin. Le voilà qui bipe sévère, lui qui marche si bien d’habitude. Horreur, je constate vite que les batteries de service, qui devraient être chargées à bloc puisque le moteur tribord tourne depuis le début de la nuit, sont à 18 volts au lieu de 26 ou 27. Le pilote n’a plus de jus, et l’onduleur, que j’avais mis en marche deux heures auparavant pour recharger les batteries de nos deux ordinateurs en bout de course, a consciencieusement accéléré la décharge. La conclusion technique est vite déduite : l’alternateur attelé 24 volts sur moteur ne débite plus. Dans la nuit noire, je mets quelques secondes à remettre le bateau au bon cap vers Sainte-Hélène, le temps que je descende dans la salle des machines, on était partis vers l’Antarctique… Comme il y a urgence énergétique, je démarre le petit groupe électrogène portable Honda, connecté au chargeur de batteries. Comment expliquer à ceux qui sont imperméables à la technique de base ce petit bonheur technique simple du marin emmerdé en pleine nuit au large : je vois la tension remonter vite fait au voltmètre du tableau 24, je reconnecte vite fait le pilote auto en acquittant son alarme tension basse, bref je lui fais fermer sa gueule et il se remet au boulot dans la nuit namibienne.
Allez, on est de nouveau en route, et ça roule, d’autant que je lis 7 à 8 nœuds de vent à l’anémomètre. Je renvoie le solent, le moteur se tait. Un quart d’heure plus tard, la situation est à nouveau sous contrôle, un rapide tour d’horizon, seule les lueurs d’une plateforme de forage offshore apparaissent au loin dans la nuit. Je retourne me glisser délicieusement sous ma couette qui jouxte la table à cartes, mais je réfléchis à ce qui a pu se passer sur cet alternateur, dont j’ai fait changer les balais en Nouvelle-Zélande… Au matin, le vent a amorcé sa lente rotation vers le sud-sud-est, c’est de bonne augure. Il fait encore gris, mais l’épaisseur des nuages bas de brume est plus mince, il fait plus clair. Le vent, plus régulier, s’est hissé à une quinzaine de nœuds, légèrement sur l’avant du travers. Les multicoques, compte tenu de leur vitesse, font toujours remonter le vent apparent vers l’avant. Je me dis qu’en fin de journée, avec un peu de chance, Jangada aura retrouvé la mer bleue, le ciel bleu et les alizés !
Sitôt mon petit-déjeuner fini, selon le bon précepte que je me suis toujours fixé en mer de ne jamais laisser une situation technique se dégrader par négligence (c’est souvent à l’origine de plus grands avatars), je fonce ramper dans le compartiment machines tribord, lampe frontale vissée autour des oreilles, caisse à outils sous la main. En 3 secondes, je suis rassuré, l’un des fils de l’alternateur attelé 24 volts est presque sectionné à proximité d’une cosse, vraisemblablement sous l’effet de centaines de milliers de vibrations. J’en ai pour 10 minutes à réparer, et l’essai est concluant.
A la base du fonctionnement des appareils du bord, l’énergie occupe une place capitale ! Remarquez, le bon sens me fait dire que l’économie d’énergie est sans doute la plus importante des sources d’énergie embarquées à bord. Si vous imaginiez le gaspillage invraisemblable que nous faisons de l’énergie dans la vie moderne… Allez vous aussi faire le tour du monde en voilier, et si vous l’ignorez, vous comprendrez vite la valeur de l’énergie… Je ne suis pas du tout misanthrope, mais j’ai tout de même envie de dire que l’homme, essentiellement dépourvu de sagesse (je l’ai déjà dit, ça, non ?), est de plus je le crains dramatiquement con. Et comme il est plus puissant qu’auparavant, la nature, hélas, et les autres espèces, végétales ou animales, en souffrent énormément.
Bon, revenons à nos petits moutons blancs alizéens, qui ont fait leur apparition ce matin, sous un ciel de plus en plus dégagé. La vitesse s’est installée à 8/9 nœuds, la route est maintenant directe sur Saint-Hélène, et, au fil des heures, le vent finit de haler le sud-est… Voilà un bon départ, et à midi ce jour, la Namibie est à 140 milles derrière.
A demain depuis l’Atlantique Sud !
Olivier