samedi 14 avril 2012

MESSAGE N° 0 – TRAVERSEE CAP VERT – ACORES

JOUR 0 – Vendredi 13 Avril 2012 –
Distance de Horta (Ile de Faial, Açores) en route directe  1430 milles.
Distance directe à Furna (Ile de Brava, Cap Vert)  0 milles.
Distance réelle parcourue en 24 heures  0 milles.
Gain sur la route directe en 24 heures 0 milles.


Veille d’appareillage, finalement. Après avoir pris ce matin les fichiers de vent (prévisions météo) à la bibliothèque municipale de Vila Nova de Sintra, le village principal de la petite île de Brava, j’ai décrété un feu vert pour l’appareillage vers les Açores. Mais, en programmant mon navigateur GPS, je me suis aperçu in extremis que nous étions un vendredi ! Alors, j’ai immédiatement modifié mes plans : pas question d’appareiller un vendredi !!! surtout pour une traversée délicate, à remonter contre les vents alizés dans une mer formée, avec dans les jours prochains un vent soutenu de 20/25 nœuds. L’appareillage est reporté à demain matin à l’aube… Les marins sont superstitieux, ou le deviennent assez vite. Par exemple, mon petit équipage, qui prenait au début de notre tour du monde ces croyances ancestrales du Captain pour des balivernes, eh bien, très vite (après quelques démonstrations de relation directe de cause à effet), vous n’auriez jamais réussi à leur faire relever l’ancre un vendredi, sans même parler de ces abominables bêtes à longues oreilles qui figurent, hélas, sur les emballages de piles longues durée d’une marque bien connue, pour lesquels une paire de ciseaux s’avérait nécessaire, que dis-je, indispensable, dès la caisse du supermarché passée… Les îles du Cap Vert, c’est cette fois un souvenir mitigé pour le Captain. Petit bilan tous azimuts. Nous avons bouclé notre tour du monde à quelques centaines de milles d’ici, avant d’arriver dans l’archipel.

Au mouillage de Praia, le loch indiquait 33 013 milles parcourus depuis La Rochelle. Barbara, Marin et Adélie se souviendront longtemps du tour du monde qu’ils ont accompli à bord de Jangada. Voilà une bonne chose de faite. Mais quelques jours plus tard, mon petit équipage a quitté le bord, et m’a laissé un vide vertigineux, un manque terrible. Barbara, Marin et Adélie ont pris l’avion pour la France le 3 Avril au soir, comme prévu de longue date, 10 jours déjà. Ne plus les avoir sous les yeux alors que nous venons de passer près de 3 années ensemble presque à chaque instant est redoutablement difficile à vivre. Mais, heureusement pour moi, je ne suis pas seul, mon frère aîné Louis a embarqué à Praia, et après avoir fait un peu de tourisme au Cap Vert, nous remontons ensemble le bateau aux Açores. Je vous raconterai dans le blog nos escales à Santiago, Fogo et Brava. Je n’y ai pas que des bons souvenirs… Pour l’heure, nous préparons le bateau pour cette traversée qui s’annonce assez peu confortable et particulièrement humide. 1430 milles en route directe, mais davantage en réalité, car il faudra s’adapter aux caractéristiques du vent, en force et direction. Plus que toute autre chose, la position au jour le jour de l’anticyclone des Açores pendant la deuxième partie du parcours fera pour notre voilier et son équipage la pluie ou le beau temps, les calmes ou les tempêtes, la vélocité ou la lenteur, le moral au-dessus ou en-dessous de la flottaison… Au départ, cap sur nulle part, aucun waypoint précis, seul comptera l’angle de navigation par rapport au vent apparent. Nous allons le fixer à 40° environ, pour que le bateau ne serre pas trop le vent, et conserve une vitesse correcte, avec suffisamment de puissance pour passer dans la mer formée. Le tout sous grand-voile à 2 ris et quelques mètres carrés de solent. Nous allons nous diriger vers le milieu de l’Atlantique, sans but précis et sans autre repère que cet angle par rapport au vent, et puis progressivement, nous essaierons d’arrondir le sillage vers les Açores, Horta peut-être, ou bien Florès. Question humidité, la mer va s’inviter à bord souvent, pratiquement en permanence. Embruns et paquets de mer garantis. Lessivage assuré gratis. J’ai jeté un coup d’œil à ma tenue de combat, ciré salopette, veste de quart, chaussettes et bottes… Vous voyez ce que je veux dire ?  Nous avons rentré le gennaker dans son coffre, il ne devrait pas nous servir pendant cette traversée, hélas. Le bas-étai de gros temps a été mis en place à l’avant, l’annexe sera saisie pour le grand large… Techniquement, nous avons pas mal travaillé ces derniers jours. Les deux alternateurs attelés 24 Volt fonctionnent à nouveau tous les deux. J’ai démonté et révisé le groupe électrogène portable. Nous avons étanché les capots avant qui vont être en première ligne face aux paquets de mer. L’hélice de l’anémomètre, qui avait été bloquée en tête de mât par le sable africain qui recouvre le gréement depuis notre arrivée au Cap Vert, a été remise en service. J’ai nettoyé tous les filtres à eau de mer, et changé les filtres 20 et 5 microns du déssalinisateur d’eau de mer. Tous les niveaux ont été faits, le système de barre et de pilotage automatique a été passé au WD 40, feu vert partout. Sauf au niveau du capot de survie bâbord, sous la nacelle, qui va ramasser un maximum d’eau de mer, et dont je me suis aperçu que l’axe d’une des deux charnières était cassé, et pour autant indémontable, du fait de la corrosion alu/inox. On a fait au mieux pour prévenir une entrée d’eau (dans ma cabine ! mais où je ne vais pas aller souvent…), joint supplémentaire, sika et ligature, mais je croise quand même les doigts, car ce n’est pas le truc le plus facile à réparer en haute mer, quand il faut percer l’ensemble ouvrant/dormant pour passer, depuis l’annexe mise à l’eau en plein océan, deux tiges filetées de bloquage, en sacrifiant le panneau… Pendant ce temps-là, mon équipier a fait les courses dans les minuscules échoppes des petits villages de Furna et de Vila Nova de Sintra. Pommes de terre, poivrons, carottes, tomates, bananes, choux blancs, poires, papayes, et citrons verts bien sûr. Œufs, pain, quelques cuisses de poulet que le nouveau cuisinier-cambusier, beaucoup moins sexy que le précédent (qui reste absolument imbattable pour tout un tas de petits plats désormais inconnus à bord), prépare derrière moi en bocaux de verre stérilisées à la cocotte-minute. Je me suis seulement assuré de l’essentiel, c'est-à-dire qu’on embarquait aussi un peu de pinard - rouge et blanc - (en plus du vin de Fogo déjà à bord, dont les raisins poussent dans le cratère de cet incroyable volcan, à voir bientôt sur le blog), quelques bières, et du « grog », l’aguardente local de canne à sucre qui essaiera (difficilement) de remplacer le rhum agricole Isautier de la Réunion, dont le dernier petit cubi a été asséché hier soir… Les lignes de traîne sont prêtes : je sens qu’avec mon frère, je vais bouffer du poisson, du poisson et encore du … poisson !

Brava, la plus petite, la plus éloignée, et de loin la plus authentique des Iles du Cap Vert, restera un joli souvenir, malgré la précarité du mouillage dans le petit port agité de Furna, au nord-est de l’île, du côté du vent donc, avec une longue aussière passée à terre par l’arrière.

Mais l’évènement de la journée, ce ne sont pas ces préparatifs dont j’ai l’habitude depuis trois ans, avec des centaines de milles à bouffer devant les étraves.

Non, l’évènement du jour, c’est que je viens d’apprendre que mes deux derniers enfants, Marin et Adélie, fraîchement débarqués et brevetés tourdumondistes accomplis, ont définitivement quitté l’enfance, et abandonné la vie matériellement dépouillée qu’ils ont menée à nos côtés pendant trois ans. Barbara a tenu nos promesses, ils ont désormais, là-bas dans le sud-est de la France, chacun un téléphone portable, avec un numéro à eux ! Je n’y crois pas ! L’entreprise de normalisation de la société (qui n’aime guère, on le sait – comme les ados d’ailleurs - tout ce qui n’est pas « normal ») est en marche, et elle n’a pas perdu de temps… Je suppose que les enfants, qui connaissent toutes les ficelles bénéfiques de l’alliance stratégique entre eux (surtout développée lors des séances de CNED), ont du exercer une pression intenable sur leur Maman… Alors, je leur ai envoyé à chacun un SMS, pour essayer de rester branché sur leur nouvelle fréquence, qui m’échappe totalement désormais.

Allez, je vais chercher notre copain Alberto, qui vit dans le village, ici, avec vraiment pas grand-chose. On va boire un coup à bord, il rêve de visiter Jangada. Mais j’ai toujours des doutes sur l’opportunité de montrer notre matériel de navigation moderne à ce genre d’hommes qui ne disposent que du minimum. Les niveaux de vie sont tellement différents, en gros 6 à 8 fois inférieur ici au Cap Vert à celui que nous avons chez nous en France. Le Cap Vert est pauvre, et ce gars a été adorable avec nous. Il y a du micro-crédit à faire ici, pour aider les cap-verdiens à vivre, surtout dans les îles reculées. Alberto a perdu sa barque sur les îlots voisins de Brava au nord. Pendant qu’il pêchait à l’arbalète en apnée, son bateau a dérapé et a été drossé sur les rochers. Il a sauvé sa peau, mais il n’a pas un sou vaillant devant lui pour racheter une barque. C’est un bosseur, mais ici le crédit n’existe pas. Il faut se débrouiller, et ce n’est pas facile. Que cette petite île est belle et attachante !

A demain, en mer.

Olivier