samedi 22 octobre 2011

Billet N°129 – Escale à Rodrigues, l’île authentique…

– Du Mercredi 14 Septembre au Lundi 3 Octobre 2010 -
Par Olivier


Encore préservée, toujours authentique, la réponse (cornélienne) est oui : Rodrigues a du cœur…

Rodrigues est la plus petite et la plus isolée des îles Mascareignes (La Réunion, Mauritius, Rodrigues). Petite présentation physique.

D’origine volcanique, elle émerge de l’Océan Indien à près de 600 km à l’est de l’île Maurice, et à plus de 3000 milles de la côte ouest australienne. L’île elle-même ne mesure que 18 km de long par 8 de large, et culmine à 398 m de hauteur au Mont Limon. Relativement peu élevée, Rodrigues a du mal à retenir la pluie, et connaît de ce fait de réels problèmes d’approvisionnement en eau douce. Le relief de l’île est pourtant de type montagneux, avec des ravines encaissées et des lits de torrents la plupart du temps asséchés. Située à près de 20 degrés de latitude sud, son climat est sub-tropical, avec une saison chaude et humide, de Novembre à Avril, et une saison sèche, et plus fraîche, de Mai à Octobre, pendant laquelle les alizés de sud-est soufflent avec régularité, et parfois avec force ; la meilleure saison pour la pratique idéale d’un sport de glisse pour lequel Rodrigues est sans nul doute l’un des meilleurs spots du monde : le kite-surf ! Rodrigues se trouve en zone cyclonique pendant l’été austral.

L’île est entourée par un vaste lagon, qui représente à lui seul plus de 2 fois la surface des terres émergées. Sa principale caractéristique est qu’il est très généralement peu profond, et donc essentiellement non navigable, sauf pour les nombreuses pirogues de pêche rodriguaises à voile et à très faible tirant d’eau, bien adaptées au lagon, qui le parcourent en tous sens, en utilisant des itinéraires connus des seuls pêcheurs, dictés par l’heure et le coefficient de la marée. Les rodriguais pêchent à pied, en pirogue et à la senne, et cette activité vitale pour la population commence à laisser des marques sur l’équilibre biologique du lagon. A certains endroits, la barrière récifale se trouve à plus de 7 km au large du rivage, tandis qu’elle n’est qu’à une quinzaine de mètres de la côte à Cotton Bay. Le lagon de Rodrigues comprend 18 îlots, certains faits de basalte comme Hermitage, Destinée, Frégate ou Catherine, d’autres de sable corallien, comme l’île aux Chats ou l’île aux Cocos.

Rodrigues est un territoire autonome (depuis 2002) dépendant de la République de Maurice.

De ce fait, la langue officielle des quelques 40 000 rodriguais est l’anglais, mais il s’agit seulement de la langue administrative et scolaire. La langue utilisée par les îliens est le créole rodriguais, incroyablement plaisant à l’oreille, et plus proche du parler seychellois que du créole réunionnais. La plupart des habitants parlent le français, agréable souvenir laissé par l’Histoire. Les deux activités économiques traditionnelles sont l’agriculture et la pêche, et depuis quelques années un tourisme sélectif du fait du peu d’infrastructures hôtelières disponibles, et des problèmes récurrents qui touchent la production et la distribution de l’énergie électrique et de l’eau douce, ainsi que la limitation des flux de télécommunications (Internet est particulièrement lent à Rodrigues). Ces inconvénients qui perturbent parfois la vie assurément paisible des rodriguais a au moins un avantage : ils ont permis de conserver à Rodrigues un caractère authentique,  préservé des atteintes du tourisme de masse, là où l’île Maurice a fait un choix inverse pas toujours heureux...



Dans Port-Mathurin, la Rue de la Solidarité côtoie Victoria Street, et sur la carte de l’île, je lis des noms qui sonnent joliment à mon oreille : Camp du Roi, Anse aux Anglais, Pointe La Gueule, Cascade Pistache, Caverne Patate, Ile Paille en Queue, Jardin Mamzelle, Fond La Bonté, Baie Malgache, Rivière Banane, Roche Bon Dieu ou Bois Puant…

Jangada, après 11 jours d’une traversée plutôt musclée depuis les Cocos (Keeling), a jeté l’ancre au matin du 14 Septembre dans l’anse de Port-Mathurin, le principal bourg de l’île, situé sur la côte nord. Le corail à cet endroit a été creusé pour aménager un petit port accessible à toute heure de la marée par les deux petits cargos mixtes (le Mauritius Pride et le Mauritius Trochetia) qui assurent la liaison hebdomadaire avec l’île Maurice. Auparavant, la côte nord présentait seulement un mouillage assez peu protégé des alizés, et les opérations de chargement et de déchargement s’effectuaient sur rade, avec des allèges. La seule passe naturelle profonde se trouve au sud-est de l’île, et c’était elle qui était utilisée dans les temps anciens par les navires escalant à Rodrigues, principalement pour y embarquer … des tortues, garde-manger vivant des marins d’autrefois ! C’est là que Jangada, au contraire des autres voiliers restés sagement sur rade de Port-Mathurin (et au prix, il faut l’avouer, de quelques inquiétudes nocturnes et coralliennes pour le Captain lorsque le vent soufflera au-delà de 30 nœuds), passera l’essentiel de son agréable séjour dans l’île.



L’histoire occidentale de Rodrigues remonte au XVIème siècle. Elle est étroitement liée à celle de l’île Maurice, la terre la plus proche. Dès la fin du XVème, les Portugais avaient doublé l’extrême sud de l’Afrique (Vasco de Gama, Novembre 1497). Ils connaissaient l’existence de l’île Rodrigues dès 1507, année où le navigateur  lusitanien  Diego Fernandez Pereira la porta pour la première fois sur une carte marine, laquelle fut ensuite reprise dans les « livres pilotes » de Don Joao de Castro, compilés à Lisbonne quelques années plus tard (entre 1538 et 1546). Le premier marin occidental à y débarquer brièvement fut Don Diego Rodriguez, en 1528. Il lui laissa son nom. Mais les Arabes des côtes d’Afrique de l’Est et ceux de la péninsule arabique, quant à eux, avaient découvert bien plus tôt, probablement dès le milieu du Xème ou XIème siècle ces trois îles inhabitées et volcaniques (les Mascareignes), au cœur de l’Océan Indien, qu’ils appelaient Dina Arobi, Dina Margabi, et Dina Moraze. Sur la route entre Madagascar et l’Asie, les navigateurs arabes s’arrêtaient couramment dans ces îles, pour se ravitailler, s’abriter ou réparer. Une carte marine arabe datant de 1153, établie par l’un des premiers géographes de notre planète, Al-Sharif El-Edrissi, mentionne clairement l’existence des 3 îles.

Au cours du siècle suivant, les Portugais font régulièrement escale dans la même île, Isola de Cirne (Ile du Cygne), où ils séjournent pour se ravitailler en eau douce, fruits, légumes et viande. Ils y introduisent des porcs, des singes, et y prélèvent des tortues, qui présentent l’avantage pour les marins des navires de l’époque de pouvoir survivre plusieurs mois à bord sans se nourrir… Pendant un siècle, les Portugais seront les plus assidus à traverser cette région de l’Océan Indien, sur la route de leurs comptoirs établis en Extrême-Orient.

En 1598, les Hollandais viennent chasser sur ces terres océanes portugaises. Bientôt, ils les concurrenceront (XVIIème siècle), puis les surpasseront en Orient, avant que Français et Anglais ne viennent à leur tour leur disputer la suprématie maritime dans l’Océan Indien, au XVIII ème siècle. Mais cette année-là, ils débarquent sur l’île qu’ils baptisent Mauritzius, du nom de leur chef d’état de l’époque, le prince Maurice de Nassau. Ils ne s’y établiront qu’en 1638. Dès 1619, les Hollandais établissent leur souveraineté sur la ville indonésienne de Djakarta (Java), qu’ils baptisent Batavia. Ils en font la base principale des activités de négoce et de transport de la célèbre V.O.C, la Compagnie (hollandaise) des Indes Orientales. La V.O.C gère depuis Batavia de nombreux comptoirs et entrepôts, et arme autant de forts. En 1710, les Hollandais abandonnent Mauritzius après avoir tenté de cultiver la canne à sucre, sans y avoir réussi. Mais ils ont sensiblement réduit la superficie des forêts indigènes aux essences précieuses, largement exploité le bois d’ébène, et exterminé le dodo… Seul point positif, les flamands ont importé et acclimaté le cerf de Java, et ils laissent sur l’île un troupeau conséquent de ces animaux. Cinq années plus tard (1715), les Français débarquent à Maurice avec le capitaine Dufresne d’Arsel, qui la rebaptise Isle de France.

Cela n’aura qu’un temps : un peu moins d’un siècle.

Les premiers colons, accompagnés d’esclaves venus de l’Ile Bourbon toute proche (La Réunion, colonie française depuis 1638) s’établissent sur l’île en 1721. 1735 voit la Compagnie (française) des Indes Orientales devenir propriétaire de l’Isle de France. Le gouverneur Mahé de La Bourdonnais développe Port-Louis, introduit avec succès la canne à sucre, et organise un flux migratoire de peuplement de l’Isle de France, avec l’aide de la traite négrière principalement depuis l’Afrique de l’Est. L’île repasse sous administration royale en 1767, à la suite de la faillite de la Compagnie (française) des Indes. Mais les Anglais, mécontents de voir l’Isle de France servir de base arrière aux corsaires qui attaquent sans scrupule les navires marchands britanniques croisant dans le sud-ouest de l’Océan Indien, préparent dès 1809, en particulier depuis Rodrigues, une intervention armée d’envergure. En Août 1810, la marine de Napoléon parviendra à repousser une première attaque anglaise. Ce sera la seule victoire maritime de l’Empereur. Un peu court sur pattes, Bonaparte, sur la mer jolie… Mais quelques mois plus tard, les Anglais ne vont pas faire dans la dentelle : ils alignent 76 navires sur rade et au large de Port-Louis, qui portent quelques 23 000 hommes en armes… Mauvaise nouvelle pour les tricolores. Une partie de ces forces vient de Rodrigues, où elles étaient stationnées. Le gouverneur Decaen n’a pas le choix : il capitule le 3 Décembre 1810. C’en est fini de l’Isle de France. Et par voie de conséquence également de l’île Rodrigues, en ce qui concerne la souveraineté française.  Damned !

Les Anglais veulent mettre un terme définitif à la mégalomanie de l’Empereur. En 1814, la France est contrainte de signer le Traité de Paris, qui ne nous laisse que l’Ile Bourbon (La Réunion), tandis que l’Isle de France (Maurice) et Rodrigues, les Seychelles, les Chagos et Saint-Brandon  basculent du côté de la perfide Albion.

Ce jour-là, nul doute que nous perdons pas mal de cocotiers, d’ébèniers, et de tortues marines…

L’Isle de France devient Mauritius Island, colonie britannique jusqu’à l’indépendance dans le cadre du Commonwealth, prononcée en 1968. Depuis 2002, Rodrigues dispose d’une plus grande autonomie vis-à-vis de Maurice, avec une assemblée régionale élue, et même un évêque!



Mais l’histoire la plus singulière de Rodrigues est celle qu’y vécut un huguenot français du nom de François Leguat. Explorateur et pionnier par contrainte autant que par vocation, Leguat était né vers 1637 dans la Bresse (à Saint-Jean-sur-Veyle, aujourd’hui dans le département de l’Ain). Malgré les péripéties qu’il eût à connaître dans sa vie, il fit preuve d’une rare longévité pour l’époque : il mourut 97 ans plus tard à Londres. Un parcours étonnant que celui de cet homme: à sa demande, il fut naturalisé anglais en 1709, se maria en 1716 et mourut en 1735 au bord de la Tamise…

Un auteur mauricien, Alfred North-Coombes, a effectué pendant des années des recherches historiques sur le sujet et publié en 1979 un livre qui retrace l’épopée de François Leguat aux Mascareignes (« The vindication of François Leguat, first resident and historian of Rodrigues », Alfred North-Coombes, Port-Louis, Mauritius)



Son nom est resté assez présent à Rodrigues, et c’est pour cette raison que je me suis intéressé à ses aventures. L’île lui doit le début de sa notoriété en Europe occidentale. En 1691, pour la première fois, Rodrigues va être habitée de façon permanente.

Flash-back. 1685 : Louis XIV révoque l’Edit de Nantes, promulgué en 1598 par Henri IV, lequel accordait aux protestants du royaume la liberté de culte, en même temps qu’il leur octroyait diverses garanties juridiques et politiques. Pour les huguenots (protestants), c’est la persécution religieuse, la confiscation des biens et souvent… l’exil. Dans les années qui suivirent, quelques 200 à 300 000 huguenots quittèrent la France pour se réfugier dans les pays voisins. Leguat a  une cinquantaine d’années lorsqu’il arrive en Hollande en 1689. Leguat a eu vent d’une information qui l’intéresse : le Marquis Henri Du Quesne, huguenot lui-même, a armé deux navires à destination de l’Ile Bourbon. L’appareillage est proche. Du Quesne cherche à y créer une colonie de réfugiés huguenots. Leguat est partant pour l’exil dans l’Océan Indien. Il compte s’établir dans l’Ile Bourbon. Il rejoint la petite expédition du Marquis, lequel, avec l’aval des Hollandais, a imaginé le projet de s’emparer de l’île pour en faire une république huguenote et sécessionniste, la « République de l’île d’Eden ».

Las, le Roi, dont les informateurs  traînent sur les quais, a eu vent de l’information, et envoie précipitamment dans l’Océan Indien une escadre de 7 vaisseaux. Les ordres royaux sont clairs : s’opposer par la force au débarquement de l’expédition de Du Quesne à l’Ile Bourbon, et protéger la petite colonie française loyaliste, qui y a fait souche depuis une cinquantaine d’années.

La nouvelle parvient en Hollande quelques jours avant l’appareillage. Le Marquis, qui ne veut pas que le sang coule entre Français, renonce à son complot, et les 2 navires sont désarmés. Néanmoins, Du Quesne décide d’envoyer en reconnaissance une petite frégate, l’Hirondelle, Capitaine Antoine Valleau.

Leguat s’embarque avec une dizaine de compagnons sur ce navire léger. L’Hirondelle appareille le 10 Juillet 1690 pour l’Océan Indien.

L’aventure l’attend au bout du voyage.

Pour éviter la rencontre avec les vaisseaux français qui sillonnent la Manche, la frégate, pourtant peu adaptée aux voyages au long cours, passe par le nord des îles britanniques, avant de faire route au Sud.

Arrivés dans les parages de l’Ile Bourbon, le Capitaine Valleau, qui craint l’intervention armée de l’escadre envoyée par Louis XIV, décide de renoncer à débarquer, et de poursuivre prudemment sa route vers Mauritzius, occupée en ce temps-là par les Hollandais,  alliés du Marquis-armateur. Cependant, il change à nouveau d’option et fait finalement route vers Rodrigues. C’est du moins la version officielle. Certains historiens indiquent que Valleau avaient reçus de Du Quesne, avant même son départ de Hollande, l’ordre de se rendre directement à Rodrigues pour tenter d’y établir une colonie, dirigée par Leguat.  Mais Leguat fut tenu à l’écart de cette information, et il pensait arriver à l’Ile Bourbon alors qu’il débarqua à Rodrigues…

Le 30 Avril 1691, François Leguat et 7 de ses compagnons huguenots débarquent de l’Hirondelle et foulent le sol de Rodrigues, alors inhabitée. Ils ne disposent que d’un équipement léger. Il est convenu entre Valleau et Leguat que d’autres émigrants huguenots viendront les rejoindre par la suite à Rodrigues.  Les pionniers de Rodrigues explorent l’île et décident de s’établir sur la côte nord, dans un vallon où coule un ruisseau sur les berges duquel ils construisent leurs cases, en bois et feuillages de latanier. L’endroit, situé à l’est du bourg de Port-Mathurin, porte aujourd’hui le nom de Fond La Digue. Des légumes furent semés, et des enclos élevés autour des jardins pour empêcher les tortues (géantes) de dévaster les cultures. A cette époque, les tortues étaient extrêmement nombreuses sur Rodrigues.



Leguat écrira : «  Il y a tant de tortues de terre sur cette isle, que vous pouvez parfois en apercevoir jusqu’à deux ou trois mille d’un coup ; on pourrait parcourir plus de cent pas sur leurs dos, ou plus précisément sur leurs carapaces, sans poser pied à terre. Elles se rassemblent, le soir venu, dans des endroits obscurs et se tiennent si près l’une de l’autre qu’on pourrait croire que le sol en est pavé. »

(A noter : 80 ans plus tard, la dernière tortue de Rodrigues était capturée, et les deux espèces endémiques de l’île disparaissaient à jamais…)



Leguat indiquera qu’il était alors facile de se déplacer dans l’île, qui ne présentait que peu de sous-bois, les tortues se chargeant de brouter toute la végétation basse. Certains attroupements de tortues pouvaient compter 2 à 3000 individus, principalement dans les régions côtières. Leguat décrivit aussi le solitaire de Rodrigues, une espèce d’oie géante endémique, rapidement disparue après quelques décennies de présence humaine intermittente sur l’île. Leguat avait longuement observé l’animal et il fût le seul à nous transmettre, avec un dessin, des informations sur son comportement, ses habitudes alimentaires, son mode de vie, allant jusqu’à préciser quelle était la meilleure époque de l’année pour le consommer ! Le pionnier précisait que le solitaire s’était révélé incapable de survivre en captivité, et qu’on ne pouvait le domestiquer. Allez, encore une espèce endémique disparue…

Sur Rodrigues, comme sur les autres îles de l’archipel des Mascareignes, poussait aussi l’ébènier. La plupart de ces arbres se rencontre en Asie, mais certaines espèces d’ébénier poussent en Afrique, à Madagascar et aux Mascareignes. Le mot ébène désigne aujourd’hui un bois noir et dense, au grain fin et régulier, excellent à travailler en … ébénisterie. Utilisé en incrustation dans des meubles luxueux, ou pour la fabrication d’instruments de musique (touches de piano par exemple), il servait aussi à la fabrication de meubles, aux XVII ème et XVIII ème siècles, quand il n’était pas encore devenu rare. Le bois d’ébène de Rodrigues (et Maurice) fut peu exploité, car l’arbre poussait trop lentement. Il fallait qu’un ébénier soit âgé d’au moins un siècle pour que le cœur de l’arbre (bois mort) soit exploitable. La Compagnie des Indes préféra rapidement se tourner vers le bois d’ébène de Macassar ou de Sulawesi,  plus prolifique.

Leguat avait 52 ans lors de son arrivée à Rodrigues, mais ses compagnons étaient plus jeunes. Il y avait Pierre Thomas, l’un des pilotes de l’Hirondelle. Jacques de La Case, 30 ans, fils d’un marchand, et Isaac Boyer, 27 ans, fils d’un apothicaire, tous deux de la région de Nérac (Lot-et-Garonne). Les autres avaient 26, 23, 20 et 18 ans. Le plus jeune s’appelait Robert Anselin, il était le fils d’un meunier de Picardie.

Aucune femme parmi eux.

Les mois passèrent, mais les pionniers de Rodrigues ne virent aucun navire venir mouiller sur rade pour apporter aide et renforts à la petite colonie. Si Leguat supportait bien cet isolement, ce n’était guère le cas des plus jeunes de ses compagnons. L’île était pourtant généreuse, leur fournissant en abondance fruits, légumes, coquillages, poissons et tortues. Mais les hommes de Leguat devaient lutter en permanence contre des voisins coriaces : les rats et les crabes de terre, omniprésents.

Abandonnés et sans nouvelle de la lointaine Europe, ni du Marquis, les exilés de Rodrigues décidèrent de mettre en construction une embarcation de 7 mètres de long qui devait leur permettre de regagner Maurice, alors sous contrôle hollandais. La première tentative sera un échec : le rafiot heurte rapidement un écueil et sombre. Une année s’écoule avant la deuxième tentative. Dans l’intervalle, un des compagnons de Leguat meurt à Rodrigues. Ceux-çi laissent derrière eux un petit monument qui témoigne de leur séjour de 2 années sur l’île et appareillent pour Maurice. Les 8 jours de traversée sont particulièrement pénibles, mais les hommes de Leguat parviennent en vue de l’île Maurice le 29 Mai 1693. La vigie batave du Morne Brabant a aperçu la chaloupe.

Pour leur plus grand malheur…

L’infortune s’abat sur eux, plusieurs exilés vont y laisser la vie. Maurice  ne compte alors que quelques 300 habitants, placés sous les ordres du gouverneur Roelof Deodati. Il semble que Leguat, qui avait ramené de Rodrigues un joli morceau d’ambre gris (sécrétion des organes digestifs du cachalot), produit naturel rare rejeté sur le rivage et utilisé en parfumerie (d’une grande valeur marchande), ait eu dès son arrivée des démêlés avec Deodati, qui le lui avait confisqué abusivement. A la suite de ce différend, Leguat et ses compagnons furent bannis et emprisonnés sur un minuscule îlot rocheux de la périphérie de Maurice (probablement l’île aux Vacoas), dans des conditions très dures. Déjà affaiblis par leur séjour à Rodrigues, plusieurs des compagnons d’infortune de Leguat y laisseront la vie. Trois ans plus tard, les rescapés sont conduits à Batavia par un navire hollandais, pour y être jugés pour des crimes … imaginaires. Ils y sont acquittés, et libérés. Le 28 Juin 1698, près de 8 ans après avoir quitté la Hollande avec un rêve, les 3 survivants (Leguat, La Case, et Bennelle) de la première tentative d’établissement à Rodrigues revoient l’Europe. Leguat retrouve d’abord la Hollande, puis il décide de s’installer en Angleterre, à Londres, en 1707. C’est là, en 1708, qu’il publie, sur l’incitation de Sir Sloane, fondateur du British Museum, le récit de ses aventures aux Mascareignes, sous le titre « Voyage aux Indes Orientales par François Leguat et ses compagnons ». C’est dans cette première relation écrite relative à l’Ile Rodrigues que  Leguat mentionne l’existence du solitaire de Rodrigues, cet oiseau étrange, cousin du dodo de Maurice, qui disparût quelques décennies plus tard.

La publication à Londres du récit de Leguat poussa les autorités françaises de l’Ile Bourbon à s’intéresser davantage à Rodrigues. En 1725, un vaisseau y fut dépêché pour en prendre possession au nom du Roi de France et de la Compagnie des Indes. Le premier plan de l’île fut établi à cette occasion par les officiers français. En 1735, sur ordre de Mahé de la Bourdonnais, un petit campement fut installé à Rodrigues en vue de la collecte et de l’embarquement des tortues, alors très abondantes, à bord des navires de la Compagnie des Indes. Ce ne fut que vers 1760 qu’une petite colonie permanente, constituée de colons blancs et d’esclaves noirs,  prit souche à Rodrigues. Malheureusement, dès 1761, une escadre anglaise prit possession de l’île, y séjourna 3 mois impunément en attendant des renforts destinés à s’emparer de l’Isle de France, mais le projet ayant été (provisoirement…) abandonné, elle finit par quitter Rodrigues, qui retourna à sa quiétude habituelle. En 1767, l’intendant Poivre fit faire un premier recensement. Rodrigues comptait alors 32 habitants : 4 Français, 2 Blancs créoles originaires de l’Ile Bourbon, 16 Malabars libres, et 10 esclaves Noirs. En 1770, la population des tortues de Rodrigues avait été quasiment anéantie. En 1804, Phillibert Marragon, originaire de l’Isle de France, et qui avait reçu sous la Révolution une concession à Rodrigues,  y développa l’agriculture et dénombra 104 rodriguais sur l’île.

Cinq années plus tard, en 1809, Rodrigues connut une effervescence très inhabituelle, annonciatrice d’un tournant de l’Histoire. Quelques 10 000 soldats et marins anglais séjournèrent alors dans l’île. L’Amirauté britannique y prépara l’assaut des Iles Bourbon et de France contre les garnisons napoléoniennes, un succès qui devait définitivement sonner le glas du pavillon tricolore à Rodrigues, mais aussi à Mauritius et dans ses dépendances (Seychelles, Chagos, Saint-Brandon)…

La déroute finale du petit corse ambitieux a de quoi nous laisser quelques regrets…



Septembre 2011. Une fois les formalités d’arrivée effectuées, avec un maximum de formulaires à remplir mais aussi un maximum de sympathie des représentants locaux des administrations (garde-côtes, douanes, immigration, santé, police anti-drogue…) nous débarquons, quittons l’enceinte portuaire et nous précipitons dans les petites rues de Port-Mathurin, principale agglomération de l’île. Les ruelles ont du charme. Des rodriguaises à la peau foncée tiennent des petits étalages multicolores d’achards remplis d’assortiments pimentés de produits locaux, d’autres proposent des articles de vannerie, chapeaux ou sacs tressés en fibres végétales. Des boutiques à l’ancienne qui sentent bon les tropiques alternent avec les agences de téléphonie mobile, certainement l’activité économique qui a connu ces dernières années le plus fort développement dans les coins les plus reculés de la planète. Comme si le besoin impératif de téléphoner tous azimuts, assez généralement pour brasser des choses futiles, venait juste après, voire même parfois avant, la nécessité de se nourrir et de s’habiller à peu près correctement…



(Je me prends à espérer que la sobriété heureuse de la vie traditionnelle dans les îles ne le cèdera pas trop vite  aux ravages de la société de consommation dispendieuse et à la soi-disant croissance économique - sans autre objectif ni finalité - un concept qui nous est souvent présenté comme indispensable - mais en réalité principalement pour tenter de masquer les abysses des déficits publics auxquels personne n’a le courage de s’attaquer (particulièrement chez nous en France) - alors que la décroissance intelligente, associée à la chasse au gaspi  tous azimuts (et non saisonnière) seraient le seul moyen efficace de ménager notre planète et sa biodiversité, nous obligeant à beaucoup plus de sagesse et de philosophie dans notre manière de vivre…)



A l’odeur, nous repérons la boulangerie, y achetons des baguettes, que nous nous partageons avec bonheur dans la rue.

La population de Rodrigues est le reflet des péripéties historiques et du positionnement géographique de l’île sur les routes maritimes. Le mélange des races est omniprésent, et c’est certainement ce critère qui assure aux Mascareignes une paix civile et religieuse durable et enviable. Certains traits  plus marqués révèlent seulement une partie des origines des rodriguais: indiens de la côte de Malabar ou du Kérala, noirs africains originaires de l’ancien Mozambique portugais, du Kénya ou de Tanzanie, arabes de la côte est-africaine ou de la péninsule arabique (Somalie, Yemen, Oman), chinois venus de la Mer de Chine méridionale, malgaches de la grande île, créoles blancs arrivés depuis des générations de l’Ile Bourbon ou de l’Ile de France, descendants de marins bretons ou normands débarqués de navires et tentés par la vie insulaire, et quelques occidentaux tombés sous le charme de Rodrigues…

Le créole rodriguais est particulièrement chantant à l’oreille. Mais pas facile à comprendre. J’adore entendre notre ami Jérôme, installé depuis une quinzaine d’années sur l’île, converser dans ce dialecte imagé avec les insulaires. Je le déchiffre mieux alors, et certaines expressions m’arrachent un sourire.

Samedi matin, c’est jour de grand marché à Port-Mathurin. Aux premières lueurs du jour, j’entends les derniers grognements des animaux (1 bœuf, 2 cochons, autant de moutons et cabris) qu’on abat à l’ancienne derrière les stalles du petit marché. Ils sont aussitôt découpés en morceaux sanguinolents immédiatement proposés à la vente sur les étals côté ruelle. Le marché de Port-Mathurin est haut en couleurs. C’est un bonheur d’y déambuler, la vue, l’ouïe et l’odorat en alerte. Nous y faisons d’abord un petit tour pour avoir une idée complète de l’offre disponible, abondante et bon marché, puis nous commençons nos achats, sacs dans une main, roupies dans l’autre. L’unité de mesure de poids est la livre. Salades, tomates, concombres, carottes, pommes de terre, choux, aubergines, oignons, persil, coriandre, thym s’entassent dans nos cabas. Avocats, bananes, ananas, papayes, citrons verts, mais aussi pommes et oranges importées suivent. Les étals abondent de piments, de gingembre, de cannelle, de vanille. Nous goûtons quelques petits gâteaux locaux à la noix de coco. Nous tentons aussi l’ourite (poulpe) séché au soleil et aux vents de Rodrigues, qui se conserve des semaines. Barbara achète quelques bocaux d’achards pimentés, de fabrication artisanale, une spécialité rodriguaise. Difficile de choisir parmi des centaines de petits pots de verre colorés et des dizaines de recettes maison, toutes plus alléchantes les unes que les autres. Tout ce que propose l’île de Rodrigues, poissons, coquillages, crustacés, viandes, légumes et fruits, a trouvé recette appropriée, version achards. Il faudrait pouvoir goûter tout ça ! Mais il faudrait rester des semaines à Rodrigues…

Un peu d’artisanat local aussi, fortement concurrencé par l’abondance du filon malgache, un pays (Madagascar) tristement revenu à la pauvreté depuis l’indépendance.

Jérôme nous a donné l’adresse d’un métis chinois, qui tient gargote à l’angle d’une ruelle près du port. C’est son fournisseur attitré de saucisses, confectionnées dans l’arrière-boutique (Barbara ne tient pas à savoir comment), et séchées là-haut sur le toit, au souffle régulier de l’alizé. Quelques tables simples, des chaises de bois, un comptoir derrière lequel se trouve un billot et un méchant hachoir, que notre tavernier chinois manie avec adresse au ras de ses phalanges: je demande des sandwiches saucisses, confectionnés à la demande, et agrémentés de fines lamelles de viande  séchée arrosée d’une sauce aigre-douce, le tout enrobé dans la baguette locale, au format unique. Le petit établissement, qui semble dédié à la gente masculine, n’est fréquenté que par des rodriguais pur jus, qui descendent des Phoenix, la bière locale, accompagnée de petites assiettes garnies de morceaux de … saucisses. Une bonne adresse.

Je passe commande à notre chinois rodriguais de 4 livres de saucisses séchées pour le début de la semaine, et je file au « Capitaine », un petit restaurant qui vend aussi des salades et des curry d’ourites… Cela nous changera de notre régime alimentaire du large.



Une fois par semaine, le mouillage de Port-Mathurin est le théâtre d’un étrange ballet. Lorsque le cargo mixte est annoncé en provenance de Maurice, les voiliers à quai ou mouillés sur rade de Port-Mathurin doivent appareiller et quitter le petit havre du port de commerce le temps de la manœuvre du cargo, qui inclut un évitage à l’arrivée. Chaque bord s’éveille tôt (le cargo arrive en général vers 07H00 du matin), on renifle des odeurs de café chaud sur la petite rade,  les moteurs s’échauffent, puis les guindeaux des voiliers entrent en action. Tour à tour, les bateaux en escale prennent le chenal en sortie, puis cerclent sur l’eau du lagon, pendant que le Mauritius Pride ou le Mauritius Trochetia  s’engage dans la passe. Bientôt, le navire vire à droite et embouque le chenal taillé dans le corail, aussitôt suivi par la petite file des yachties qui regagnent le mouillage. Un mouillage de mauvaise tenue d’ailleurs, qui nous verra déraper plusieurs fois, malgré 70 mètres de chaîne filée, jusqu’à ce que nous localisions une zone de vase molle bienvenue située au vent du plan d’eau portuaire. Nous devrons néanmoins y abandonner provisoirement notre ancre secondaire légère (une Fortress, bien utile), dont la ligne de mouillage textile (sauf les 20 premiers mètres en chaîne) a méchamment croché un bloc de corail. Nous reviendrons plus tard depuis le sud de l’île avec le pick-up Toyota de Jérôme et notre matériel  de plongée pour la récupérer après l’avoir crochée au grappin traîné à partir d’une pirogue locale.

Après un passage aux « Cocotiers », la boite locale, où nous assistons à quelques séga rondement menés par des rodriguais habitués à guincher le Dimanche après-midi,  le moment est venu pour nous de gagner le sud de l’île. Jérôme nous rejoint à l’aube, et nous appareillons pour contourner l’île par l’est, en remontant pendant quelques milles contre les alizés. Barbara et Adélie ont préféré prendre le scooter de Jérôme pour rejoindre l’anse Mourouk. Nous passons à moins d’un demi-mille au vent des brisants, puis laissons porter en longeant le récif qui, à cet endroit, est très étroit et longe la côte à faible distance. L’anse Mourouk se découvre doucement, nous approchons de la passe. La passe sud-est n’est pas balisée, car elle n’est utilisée que rarement, et uniquement par de petites embarcations. L’approche se fait sans difficulté, en serrant plutôt à bâbord, tout en surveillant les déferlantes qui brisent à faible distance sur tribord. Une fois à l’intérieur du lagon, la passe est profonde, une trentaine de mètres, et ses abords sont francs. Cette veine d’eau profonde se faufile à travers le corail en effectuant une série de courbes qu’une couleur bleu foncé marquée aide à suivre depuis le poste de barre. Nous mouillons sur le tombant d’une veine d’eau secondaire qui draine l’est de l’anse Mourouk vers la passe principale. Fonds de sable corallien de bonne tenue, mais ancre arrière obligatoire pour éviter de se trouver portés sur le corail si le vent s’éteint.

Nous sommes à pied d’œuvre, seul voilier de voyage dans le lagon sud.

Marin va pouvoir commencer ses leçons de kite-surf, dans un spot incroyable, un écrin de bleus aux nuances infinies et aux dimensions illimitées. Avec Jérôme, Sidney et Bobo, les assistants rodriguais d’Osmowings, le plus ancien club de kite local, Marin progressera très vite dans son apprentissage. Il volera bientôt sur les vagues du lagon à 15/20 nœuds, et s’offrira ses deux premières descentes quelques jours à peine après avoir débuté, l’une vers l’île aux Chats, l’autre vers l’îlot Catherine, encadré par le boss et accompagné de … quelques pilotes d’Air France !

Lorsqu’un renforcement du vent sera annoncé pendant 48 heures par les fichiers Grib reçus à bord, nous changerons de mouillage et irons positionner Jangada sous le vent de l’îlot Hermitage, un peu plus avant dans le lagon. Aux 80 mètres de chaîne du mouillage principal allongés au fond de l’eau (vase dure de très bonne tenue), Marin et moi ajouterons la mise en place d’une ancre secondaire affourchée, portée avec l’annexe dans le corail de la ceinture qui déborde l’îlot, équipée de 20 mètres de chaîne et d’un câblot lesté de 100 mètres, et celle d’une ancre tertiaire légère envoyée à une centaine de mètres sur l’arrière. Le courant sera parfois fort à cet endroit, et lorsque le vent atteindra 35 nœuds dans les grains au passage du front, au milieu de la nuit, je ne dormirai guère, à l’écoute du travail de nos deux lignes de mouillage avant, dont je chercherai pendant de longues heures à déchiffrer les sons familiers au milieu du vacarme de la mer brisant sur le corail alentour…Les premières lueurs du jour finiront de me rassurer, alors que la fatigue de l’insomnie et de la tension accumulée au cours de la nuit s’abattront sur moi sans ménagement, au moment même où notre petit équipage commencera à donner les premiers signes de l’éveil après une bonne nuit de sommeil…

Au mouillage de l’îlot Hermitage, je ne me lasserai pas d’observer les évolutions des pirogues rodriguaises à voile, un spectacle quotidien d’une grande esthétique pour les yeux de ceux qui observent avec attention la vie du lagon. De l’aube jusqu’à la nuit tombée, et parfois même au-delà, les pêcheurs du sud de l’île, à raison de deux ou trois hommes par pirogue, sillonnent le lagon, empruntant, en fonction de l’heure de la marée et de la profondeur disponible des trajectoires connues depuis la nuit des temps, qui leur assurent juste assez d’eau pour se rendre sur leurs lieux de pêche, ou en revenir. Ils pêchent tantôt à pied sur les platiers, de l’eau jusqu’à la ceinture, affalant voiles et mâture en quelques secondes en laissant leur embarcation sur grappin pour chercher des ourites (poulpes) ; ou bien à la ligne, ramenant bonites et carangues; ou encore en utilisant des nasses de bois, et parfois des filets aboutés formant une senne, qui met alors à contribution une dizaine de pirogues. Après le vacarme joyeux du battage de l’eau qui intervient  au moment où la senne se resserre, les pirogues séparent les filets qui constituent la senne et se rendent, toujours à la voile, vers la petite anse sous le vent de l’îlot Hermitage, où ils récupèreront les poissons et nettoieront les mailles.



Déjà plus de deux semaines que nous sommes arrivés à Rodrigues.

Notre séjour dans le sud de l’île touche à sa fin. Chaque fois que nous revenons de Port-Mathurin, dans la benne du Toyota de Jérôme ou sur son scooter, la vision de la silhouette de Jangada à l’ancre à l’îlot Hermitage est un ravissement. Les Rodriguais du sud de l’île ont  commencé à s’habituer à voir ce catamaran voyageur faire partie du paysage du lagon. Je me prends à penser que cela pourrait durer indéfiniment, tant la vie à Rodrigues est paisible.



Mais un évènement, que la principale intéressée n’hésite pas à qualifier de planétaire, se prépare depuis quelques jours. Adélie, le moussaillon du bord, spécialiste de l’écoute de grand-voile pendant les manœuvres du vaisseau familial, ainsi que - sur l’écran du navigateur GPS - de la conformité de la route suivie (COG, soit « course over ground ») avec la route à suivre vers les waypoints (« bearing ») après les grandes manœuvres, va avoir 13 ans le 2 Octobre, et ainsi devenir « teenager » !!! Un statut apparemment enviable qui, d’après Adélie, la sort définitivement de l’enfance pour l’ancrer davantage dans le monde des adultes. Elle s’en réjouit depuis des semaines, et Barbara et moi, qui voyons filer ces années d’enfance avec nostalgie, un peu moins…

Commande a été passée chez Valérie, la belle pâtissière créole qui habite en contre-bas de la route qui relie Mont-Lubin à Port-Mathurin, d’un vrai gâteau d’anniversaire, imposant et délicieux. A la seule idée de savoir  que  des lettres de chocolat  lui souhaiteront « Bon anniversaire Adélie ! » pour la première fois de sa vie (d’habitude, c’est Barbara qui confectionne les gâteaux d’anniversaire, tout aussi délicieux, mais exemptés du fameux marquage !) Adélie est ravie, rayonnante de bonheur !

Nous avons donné rendez-vous à Jérôme et à sa famille pour le déjeuner d’anniversaire sur l’îlot Hermitage. Autre évènement, l’équipage et la cambuse de Jangada ont été renforcés, chose exceptionnelle, depuis la veille, par l’arrivée de Loïc, chirurgien-dentiste réunionnais de son état, que le fait de suivre assidûment nos aventures autour du monde depuis des mois a rendu nerveux ces derniers temps, lorsque la balise Argos de Jangada l’a officiellement positionné dans le lagon sud de Rodrigues, à seulement deux heures de vol de l’île de La Réunion, via Maurice. Alors l’ami Loïc a décalé tous ses rendez-vous, pris son matos de kite-surf, et sauté dans l’avion… Dès son installation à bord, le standing gastronomique habituel de Jangada est grimpé de 2 étoiles d’un coup. On l’a vu avec incrédulité extirper de ses sacs des choses oubliées depuis longtemps par l’équipage : des vrais saucissons français, des vrais fromages français, et même une bouteille de Lalande de Pomerol… sans compter qu’un certain stress a gagné le Capitaine quand il a fallu faire un choix de lecture difficile entre Paris-Match, Le Point, Voiles et Voiliers, L’Equipe, Le Monde et Elle (si !si !), et j’en oublie. Loïc a navigué : après un tour du monde réalisé par étapes sur plusieurs voiliers il y a une bonne dizaine d’années, il sait ce qui fait plaisir aux marins au long-cours !

Vers 13H00, Jérôme, Sténie, Marine et Noé arrivent en pirogue à moteur, et nous débarquons tous sur la jolie petite plage de l’ïlot Hermitage. La mer est haute, c’est plus agréable. Nous déjeunons à l’abri des cabanes utilisées par les pêcheurs. A cette saison, l’îlot Hermitage pourrait être breton. Les couleurs sombres du basalte, celles des arbustes et des herbes hautes courbées par l’alizé, les nuances claires et changeantes de la mer  évoquent un paysage de Bretagne nord.  Adélie est heureuse d’avoir 13 ans, elle ne quitte pas son gâteau des yeux, souffle ses bougies à l’abri d’un rocher, et laisse éclater sa joie en ouvrant ses cadeaux !

Depuis quelques semaines, un stage de surf à La Réunion avait sa préférence, mais les récentes attaques de requins (bouledogues et tigres) survenues dans l’île précisément à l’endroit retenu pour son stage (Boucan Canot, Saint-Gilles), l’avaient totalement convaincue que ce n’était finalement vraiment pas une bonne idée. Retour à du classique, fringues et petits articles de vannerie, pour son troisième anniversaire fêté sur les océans…

Dans l’après-midi, Loïc gréera son kite à bord de Jangada (pas facile !), mais le laissera à Marin, le vent s’avérant anémique. Jérôme et sa famille rejoignent l’anse Mourouk. Eux restent à Rodrigues, sur leur île. Nous les voyons s’éloigner avec émotion. L’ancre plantée dans le corail est relevée avant la nuit, et nous préparons le bateau pour la mer.

Le lendemain au petit jour, nous larguons l’ancre arrière avec une bouée d’orin, relevons le mouillage principal, récupérons la Fortress et prenons la direction sinueuse de la passe. Je monte dans les barres de flèche et guide Loïc qui a pris les commandes. Les vagues nous brassent sur les hauts-fonds de la passe à la sortie du lagon, l’eau de mer s’invite à bord, rince le pont avant de s’écouler par les dalots. Nous remontons au près avec 2 ris dans la GV et solent partiellement enroulé pour doubler la pointe orientale de Rodrigues, appuyés par le moteur sous le vent. L’anse Mourouk finit par disparaître à notre regard. Nous laissons porter vers la grande passe de Port-Mathurin, où nous ne resterons à l’ancre que le temps d’effectuer nos formalités de sortie, tout en dépensant nos dernières roupies en vivres frais.



Nous avons renonçé à faire escale à l’île Maurice, que je connais déjà bien, et dont nous avons peur qu’elle nous déçoive, après notre séjour insolite à Rodrigues. C’est pourtant une belle île, mais le tourisme y est trop développé à notre goût. Nous mettons le cap sur La Réunion, à 480 milles de Port-Mathurin. Petit temps prévu sur la route : Loïc, qui aime bien aller vite, sera contraint d’entendre les Volvo ronronner doucement pendant les 36 heures de la deuxième moitié du parcours…

Au sud de l’île Maurice, un banc de bonites fera quelques milles avec nous, lançant des éclairs argentés autour du bateau. Mais pas moyen d’en capturer une ! Nous pêcherons une belle coryphène (1,60m environ), qui se débattra comme une damnée sur la jupe arrière bâbord, se libérant de la flèche de l’arbalète qui l’avait harponnée, faisant passer le fusil à l’eau et dans la rubrique pertes et profits, et me laissant une cicatrice sur les phalanges du pied droit… Mais quel délice !

Trois jours après notre départ de Rodrigues, nous croisons au nord de Saint-Denis, et sommes accueillis en baie de La Possession par le ballet gracieux des dauphins réunionnais et le souffle d’une baleine à bosse qui apprend à son baleineau les rudiments de la vie, avant le grand voyage initiatique vers les eaux froides du grand sud. Sans doute aussi doit-elle veiller à tenir à distance les grands requins qui, depuis quelques mois, terrorisent les rivages du nord-ouest de l’île. Il y a quelques jours, un surfeur habitué des lieux a été attaqué et dévoré par un requin bouledogue (une espèce abondante et dangereuse, qui n’a peur de rien) à Boucan Canot, tandis que plus récemment encore, un kayakiste a vu son embarcation coupée en deux par un requin tigre, auquel il a échappé miraculeusement en … lui tapant sévèrement sur le museau avec sa pagaie, avec l’énergie de la dernière chance…



Jeudi 6 Octobre. Nous entrons à la nuit dans l’ancien port de la Pointe des Galets, feux de navigation allumés. J’aperçois la silhouette du Marion-Dufresne, le navire ravitailleur des TAAF (Terres Australes et Antarctiques Françaises), à quai. A la barre de notre catamaran, des souvenirs me reviennent en mémoire. C’était l’été 1974. Jeune élève-officier (j’avais 19 ans à l’époque) embarqué à bord du cargo Ville de Hambourg de la N.C.H.P (Navale et Commerciale Havraise Péninsulaire), pour mon premier voyage au long cours, nous étions entrés ici même après un voyage depuis l’Europe via le Cap de Bonne-Espérance (le canal de Suez était alors fermé, encombré de navires coulés pendant la Guerre du Kippour). Le Ville de Hambourg était un navire moderne, puissamment motorisé, il marchait à 21 nœuds : il avait été construit juste avant la première crise pétrolière mondiale ! J’allais découvrir La Réunion, à l’époque bien moins développée qu’aujourd’hui. Nous allions y débarquer toutes sortes de matériels d’équipement en provenance de la métropole, des camions, des grues, des réfrigérateurs, des matériaux de construction, du mobilier, des outils, des pièces de rechange, des produits chimiques, des voitures, une multitude de caisses, de cartons, et quelques uns des premiers conteneurs. Après quelques jours d’escale, une visite de l’usine sucrière du Gol, une invitation réservée aux officiers au bal de la Préfecture à Saint-Denis, et quelques bières descendues « Chez Paula », un établissement initiatique aux choses de la vie maritime depuis longtemps disparu (comme sa tenancière), nous avons repris la mer pour Maurice, avec plus de 4000 tonnes de sucre de canne dans les cales, destinés à l’usine Béghin-Say de Nantes. La manœuvre d’entrée dans l’ancien port de la Pointe des Galets était difficile. Il fallait s’engager résolument en avant toute vers les digues pour contrer à la barre un courant traversier extérieur dangereux, puis battre en arrière toute sans se rater sitôt le navire entre les digues, mouiller bâbord à la volée pour aider à l’évitage dans l’étroit goulet du port, avant de gagner à faible vitesse les quais commerciaux…

Ma première escale à La Réunion remonte donc à 37 ans…

Depuis, je suis revenu plusieurs fois dans l’île. C’est incroyable comme elle a changé.

Nous nous faufilons dans l’ancien bassin des pêcheurs devenu marina, et nous amarrons au ponton de la capitainerie. Nous voilà à La Réunion.

Barbara tente de nous préparer un dîner, mais c’est le moment que choisit la bouteille indonésienne de gaz de 15 kg embarquée à Bali pour rendre son dernier souffle ! Bien calculé, Captain, mais un poil juste, tout de même ! Avec son I Phone du regretté Steve Jobs (disparu la veille en Amérique), Loïc appelle Caroline à la rescousse. Quelques dizaines de minutes plus tard, notre amie arrive, et un équipage de rats quitte le navire avec une flopée de sacs, direction la maison californienne de l’Etang Salé.

Je reviendrai seul, le lendemain matin, au guidon d’une Honda  XR 650 R « super-motard » qui déménage grave (l’un des jouets de Loïc), faire les formalités d’entrée et recevoir à bord les Douanes, surpris de me voir seul à bord d’un grand catamaran. Je leur raconterai l’anecdote de la bouteille de gaz, et aussi mon escale d’il y a 37 ans. Ma barbe grisonnante  et mes rides de marin achèveront de les rassurer, et feront passer l’absence de tout équipage à mes côtés…

Olivier


Photo 1 - Entre Cocos (Keeling) et Rodrigues, 2000 milles d'Océan Indien...

Photo 2 - ...du gros temps!

Photo 3 - Les ruelles de Port-Mathurin, principal bourg de Rodrigues.

Photo 4 - Quincaillerie à l'ancienne, à Port-Mathurin.

Photo 5 - Maison créole, à Port-Mathurin.

Photo 6 - Pub dans la rue, à Port-Mathurin.

Photo 7 - Boutique indémodable...

Photo 8 - A Port-Mathurin (1)

Photo 9 - A Port-Mathurin (2)

Photo 10 - A Port-Mathurin (3)

Photo 11 - A Port-Mathurin (4)

Photo 12 - A Port-Mathurin (5)

Photo 13 - A Port-Mathurin (6)

Photo 14 - A Port-Mathurin (7)

Photo 15 - A Port-Mathurin (8)

Photo 16 - Le Mauritius Pride, à quai à Port-Mathurin.

Photo 17 - Le Samedi matin à Port-Mathurin, gros bazar (marché)!

Photo 18 - Barbara et Adélie au marché.

Photo 19 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (1)

Photo 20 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (2) Message de sécurité


Photo 21 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (3)

Photo 22 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (4)

Photo 23 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (5)

Photo 24 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (6)

Photo 25 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (7)

Photo 26 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (8)

Photo 27 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (9)

Photo 28 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (10)

Photo 29 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (11)


Photo 30 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (12)

Photo 31 - Port-Mathurin, grand marché du Samedi (13)

Photo 32 - L'équipage de Jangada en journée scooter à Rodrigues...

Photo 33 - Nous quittons Port-Mathurin pour la côte sud.

Photo 34 - Jangada au mouillage sur le tombant du chenal de la passe à Port Sud-Est...

Photo 35 - Mouillage sauvage et solitaire dans l'anse Mourouk, Rodrigues.

Photo 36 - Jérôme nous a prêté une SUP (stand-up paddle)!

Photo 37 - Rivage de la côte sud de Rodrigues...

Photo 38 - Pirogues et lagon...

Photo 39 - La pirogue rodriguaise à l'appareillage...

Photo 40 - Pêcheurs...


Photo 41 - ... du lagon sud...

Photo 42 - ... à Rodrigues.

Photo 43 - Vers les platiers du lagon, au petit matin par bonne brise...

Photo 44 - Pirogue au retour de la pêche, poussée par l'alizé...

Photo 45 - Scène de pêche à la senne, lagon sud (1)

Photo 46 - Scène de pêche à la senne, lagon sud (2)

Photo 47 - Scène de pêche à la senne, lagon sud (3)

Photo 48 - Scène de pêche à la senne, lagon sud(4)

Photo 49 - La senne a été relevée, les pêcheurs se dirigent vers l'îlot Hermitage...

Photo 50 - ... pour y trier les poissons et nettoyer le filet...

Photo 51 - Pirogue à voile, à l'ancre...

Photo 52 - ... que la marée échoue...

Photo 53 - Les terres basses...

Photo 54 - ...de la côte ouest de Rodrigues.

Photo 55 - Voyage autour du monde, entre autres...

Photo 56 - Adélie et les tortues géantes d'Aldabra, à Rodrigues.

Photo 57 - Regard inchangé, depuis la nuit des temps!

Photo 58 - Le lagon sud de Rodrigues, un écrin de bleus...

Photo 59 - Jérôme, le boss d'Osmowings, connaît le lagon comme sa poche!

Photo 60 - Il emmène les enfants surfer...

Photo 61 - ... du côté de la plage du Gravier.

Photo 62 - Retour des vagues...

Photo 63 - Marine et Noé,les enfants heureux de Jérôme.

Photo 64 - Les plages du sud-est de Rodrigues, sous l'alizé...

Photo 65 - Jangada au mouillage de l'îlot Hermitage, à marée haute...

Photo 66 - ... et à marée basse!

Photo 67 - Marin, 14 ans, en plongeur sous-marin pour cause de carénage à flot...

Photo 68 - Le poulpe de Rodrigues, appelé ici ourite. Délicieux en salade ou curry!

Photo 69 - Pendant que Marin ...

Photo 70 - ...se perfectionne en kite-surf...

Photo 71 - ... Adélie s'adonne à sa passion pour les animaux.

Photo 72 - C'est sur l'îlot Hermitage...

Photo 73 - ... que nous fêterons...

Photo 74 - ... avec Noé, Marine, Sténie et Jérôme...

Photo 75 - ...les 13 ans...

Photo 76 - ... du  moussaillon de Jangada, devenue teenager! Joyeux anniversaire à Rodrigues, Adélie!