dimanche 28 novembre 2010

Billet N°86 -Premiers jours en Nouvelle-Zélande…

 A partir du Jeudi 28 Octobre 2010 -


Par Olivier


Jeudi 28 Octobre au matin, le profil des îles Poor Knights Islands, au large de la côte néo-zélandaise, se dessine sur un fond de ciel nuageux.

Nous avons appareillé de l’île de Tofua six jours plus tôt. Une traversée plutôt rapide, malgré les petits airs de la fin du parcours.



En France, il paraît que le routeur officiel de Meteo France, Sylvain Mondon, habitué à conseiller les stars de la course au large, rigole : analysant la météo locale de Jangada, il semble qu’il ait indiqué à mon frère Louis, qui le connaît bien, qu’il était préférable, pour avoir plus d’air, que nous tirions à terre. Mais moi, ignorant que le pro est derrière le conseil, je coupe au plus court, et je vais tout droit, pour essayer d’arriver avant la nuit…



Le vent a sacrément molli, Marin et moi envoyons le gennaker. Puis la double risée Volvo s’impose.

L’eau est passée au vert bouteille, il fait frais, la visibilité est incroyablement bonne. Les albatros planent interminablement dans le sillage, et nous apercevons nos premiers manchots néo-zélandais, qui plongent à l’approche du voilier.

Changement de décor.

Nous doublons Bream Head vers 15H00, et nous dirigeons vers le chenal de la rivière de Whangarei. Il reste une heure de flot, suffisamment pour parvenir à Marsden Cove avant la renverse. Nous croisons quelques petites embarcations qui pêchent dans l’embouchure. Les collines verdoyantes de la Nouvelle-Zélande défilent à quelques centaines de mètres. Nous apercevons des vaches, des moutons, des maisons entourées de jardins fleuris, des voiliers au mouillage sur coffre dans chaque petite baie.

Ces premières images nous ravissent.



Kia Ora Aotearoa ! Bienvenue au pays du long nuage blanc, l’appellation maorie de cette contrée abordée d’abord par le néerlandais Abel Tasman en 1642, puis par James Cook en 1769 sur l’Endeavour, dès le premier de ses trois voyages autour du monde. Marion-Dufresne, le navigateur français, aura moins de chance : il y a perdu la vie le 12 juin 1772, tué (puis mangé…) lors d’un combat avec les maoris, dont le motif semble avoir été la coupe, par les équipages du Mascarin et du Marquis de Castries, les deux navires (endommagés) de son expédition, mouillés à Moturua Island dans la Baie des Iles (un peu au nord de Whangarei), d’arbres sacrés pour les maoris, et de ce fait tapu, les fameux kauris de Nouvelle-Zélande, dont le bois était destiné aux réparations. Cher payé pour apprendre la coutume…

Cook, quelques années plus tard, sera assassiné à Hawaï pour le même genre de motif, avoir ignoré puis transgressé un élément de la coutume des insulaires.

Marion-Dufresne ne fut d’ailleurs pas le seul à connaître ce triste sort : douze autres hommes de son équipage furent inscrits au menu… Le lendemain, d’autres marins, envoyés à terre, seront aussi massacrés. Un seul pourra rejoindre les navires au mouillage, à la nage. Crozet, le second de Marion-Dufresne, qui prendra ensuite le commandement de l’expédition, sera libéré peu après par une intervention armée des équipages: il avait seul survécu, en restant à terre à se défendre. Bon , ben bon appétit !



Aujourd’hui encore, les kauris font l’objet d’une attention et d’une protection particulières en Nouvelle-Zélande. Le gouvernement soigne l’héritage culturel des deux communautés qui cohabitent. J’ai prévenu les enfants que, pour éviter de subir le même sort que Marc-Joseph (Marion-Dufresne), il ne fallait pas toucher aux kauris, OK ? Je semble avoir été parfaitement compris…



Nous repérons l’étroit chenal qui mène à la marina de Marsden Cove, l’un des sites agréés par les autorités locales pour effectuer les formalités d’entrée dans le pays. L’extrémité d’un ponton est réservé aux autorités. Il est ceinturé de barrières infranchissables, et c’est là que le voilier qui arrive de l’étranger doit impérativement s’amarrer. C’est le custom berth, le quai de la quarantaine. Pavillon Q du Code International des Signaux à poste dans les barres de flèche, interdiction de débarquer en attendant les autorités. En VHF, on me fait savoir que leur visite, compte tenu de l’heure de notre arrivée (18 H00), n’aura lieu que le lendemain matin.

Bon, ben pour la première gorgée de Steinlager au bistrot du coin avec ma douce, faudra attendre un peu…

Le temps s’est beaucoup rafraîchi avec ce vent venu du (grand) sud, et, au coucher du soleil, il fait carrément frisquet. Faute d’aller me rincer le gosier au malt, je commence, au grand dam de Barbara, une méga-séance de dessalage du bateau, en profitant du jet d’eau du quai de quarantaine, qui a suffisamment de pression pour monter jusqu’à la moitié du mât.

Un bonheur simple. Notre catamaran semble en respirer d’aise.

La nuit est tombée depuis longtemps quand je termine le job, trempé et frigorifié. Je vais me coucher et m’endors d’un coup, la perspective d’une nuit de sommeil entière, à quai en eaux calmes après notre traversée depuis les Tonga, me soustrait à l’itinéraire des rêves…



L’officier des douanes néo-zélandaises, qui cumule aussi les attributions du contrôle de l’immigration (Tiens, pas con ça !) arrive vers 09H30. Il se dirige d’abord vers un voilier néo-zélandais, arrivé dans la nuit depuis les Fidji, puis vient à nous. Très aimable, et en même temps très professionnel. Mes deux messages e-mail lui sont parvenus, il sait déjà tout du bateau et de l’équipage. J’ai pré-rempli les formulaires que le gouvernement néo-zélandais répartit dans les îles du Pacifique à destination des voiliers souhaitant se rendre en Nouvelle-Zélande ; nous, nous les avions trouvés aux Tonga, du coup cela va vite. Il m’explique le statut douanier du bateau pendant son séjour en Nouvelle-Zélande, m’indique la durée maximale autorisée de celui-çi (12mois sans problème, renouvelable sur demande et justification simple), me calcule, inscrit et me fait approuver et signer sur un document le montant de la taxe que j’aurais à acquitter si jamais le bateau est importé dans le pays. Bref, contrairement à la façon de faire que l’on connaît chez nous, essentiellement répressive, ici, on joue carte sur table. Il me remet aussi une attestation des douanes me permettant d’effectuer tous les achats de matériel destiné au bateau en franchise de TVA, un autre truc impensable chez nous.

Il me demande si nous nous sommes arrêtés le long de la côte avant de venir à Whangarei ? Réponse négative. Si nous avons rencontré des navires en mer, en approchant des côtes ? Réponse affirmative, nous avons croisé un chalutier en pêche, hier matin au petit jour. Il me demande ce qu’il faisait, comment il s’appelait. En Nouvelle-Zélande, le civisme visiblement partagé par tous fait qu’il est normal qu’un individu signale aux autorités le moindre fait notable susceptible d’intéresser leur job. Qui est d’être au service de la communauté citoyenne, apparemment. Ici, c’est considéré comme du civisme qui incombe à chacun pour vivre dans le meilleur pays possible, et non pas comme de la délation.

Puis il m’explique les restrictions et interdictions à l’importation, et les motivations qui vont avec. Il me demande ensuite de confirmer ce que j’ai déclaré, je relis, et confirme. L’officier est satisfait. Il tamponne nos passeports (visa de séjour de 3 mois renouvelable), effectue un tour rapide dans les flotteurs, nous annonce l’arrivée imminente de l’officier de l’agence de bio-sécurité néo-zélandaise, et nous quitte en nous souhaitant un bon séjour dans son pays.

C’est tout simplement le douanier le plus agréable à qui j’ai jamais eu affaire.



Sa collègue, bien charpentée, est toujours aussi aimable. Elle prend les documents préparés, les lit attentivement, et demande rapidement à aller voir la cuisine, et la cambuse. Elle déplie un grand sac poubelle noir bien costaud, et rafle, en s’excusant, le peu qu’il nous reste de fruits et de légumes des Tonga. Et les œufs. Direction le sac poubelle. Elle aurait pris le miel aussi, si nous en avions eu. Et la viande, surtout la viande, mais nous n’en avons pas. Elle répète la question, mais non, nous lui confirmons que nous n’en avons pas. Pas le moindre corned-beef dégueulasse. On lui explique qu’on savait que la viande était détruite à l’arrivée, alors on n’en a pas. En tant que responsable principal à bord, des approvisionnements en poisson frais, je lui explique à regret que nous mangeons surtout du poisson, et que nous en avons à bord, là sous ses pieds, en conserves de pots de verre, stérilisés UHT façon maison, dans les cocotte-minute du bord. Du sailfish de l’Atlantique, et du marlin du Pacifique, au choix. J’enlève le plancher du flotteur tribord, et lui montre les pots, il en reste une vingtaine encore. Je m’étais fait à regrets à l’idée qu’il nous faudrait les jeter en arrivant ici. Mais, à notre grande surprise, ça ne lui pose aucun problème, elle nous les laisse ! Je n’en reviens pas. Voilà, la visite est terminée, elle met le grand sac noir dans un deuxième grand sac noir identique, noue consciencieusement le tout avant de débarquer sur le quai de quarantaine, et de faire route vers son véhicule, avec son maigre butin bio-sécuritaire. Elle nous quitte elle aussi en nous souhaitant un bon séjour chez les kiwis. Sa visite n’a pas duré un quart d’heure.

Et nous qui, après avoir lu tous les prospectus néo-zeds trouvés aux Tonga, avions ramassé le moindre insecte que le trépas avait surpris à bord de Jangada…



Allez, en route pour Whangarei Town Basin Marina, à une quinzaine de kilomètres en amont, sur la rivière. Il reste deux heures de flot, c’est suffisant. Tyee, le catamaran canadien, arrivé tôt le matin même, est avec nous. Le balisage est nickel, les rives boisées défilent sur chaque bord. Whangarei est la plus grande ville du Northland (50 000 habitants environ), et nous découvrons en approchant des zones commerciales et industrielles comme nous n’en avons pas vu depuis longtemps. Ca bouge dans ce pays !

Sur le ponton, c’est Brian Caulton en personne, le marina manager qui nous fait de la place et nous prend les aussières. Service d’abord, avec le sourire.

Ce sera notre première impression, en mettant le pied à terre en Nouvelle-Zélande : les locaux sont agréables, gentils, sympathiques, chaleureux, surtout dans cette région du nord de l’île nord, paraît-il. Bon, du moment qu’on se fait pas bouffer comme Marion-Dufresne, ça devrait aller aussi dans le sud, je pense.



Nous sommes amarrés pour quelques jours au cœur même de la ville : on voit des bagnoles, des grand-mères qui promènent leurs petits-enfants, des néo-zeds solides coiffés d’un chapeau genre farmer qui descendent une Red Lion (la principale bière concurrente de Steinlager, mais il y en a d’autres !) à la terrasse des bistrots, des concessions de voitures japonaises, et des magasins. Plein de magasins. C’est baisé, Barbara et les kids sont intenables, lâchés comme des animaux trop longtemps tenus en laisse dans le dénuement il est vrai récurrent (Papeete mis à part) des petites épiceries merdiques des îles du Pacifique…

Notez que je ne suis pas le dernier à apprécier cette abondance retrouvée pour un temps.

Le bonheur, même matériel, est sans doute fait de comparaisons. De relativité.

La difficulté du bonheur, c’est peut-être, du coup, quand on ne peut plus comparer…

On a alors du mal à apprécier. A connaître sa chance.

Parce qu’on est immergé en permanence dans l’abondance, par exemple.

Quelle horreur !

Comme je plains Paris Hilton et cette pauvre (si si) Liliane Bettencourt !

Elles déconnent à plein tube, ne savent plus comment déconner davantage encore, mais comment pourrait-il en être autrement ?



Pour éviter cela, et comme dirait mon ancien et célèbre compagnon de voyage en Antarctique, Erik Orsenna (« Salut au Grand Sud » par Erik Orsenna et Isabelle Autissier, chez Stock) un seul remède : voyager ! Le plus possible, ne jamais envisager de s’arrêter de voyager. Et pas en première classe.

Voyager, comme une exigence morale de salubrité personnelle.

C’est vrai, je crois que le voyage aide à garder les choses à leur place.

A se connaître soi-même aussi et d’abord, puis à aller vers les autres. Car rares sont les hommes, fort heureusement, qui se suffisent longtemps à eux-mêmes.

Voyager, donc.



Pour l’heure, le voyage vire au matérialisme alimentaire ! C’est pas ce qu’il a de meilleur. L’un des premiers réflexes de l’équipage, sous prétexte d’aller chercher du pain frais pour ce soir, est en réalité de se ruer vers un distributeur de cash d’ANZ, une banque locale, et de s’engouffrer dans le supermarché le plus proche du ponton : Pak’nSave, à l’enseigne jaune.

Et là, je ne vous dis pas : c’est le choc. Visuel. Le choc de l’abondance retrouvée.

Des rayons entiers de fruits, de légumes, de viande, un rayon poissonnerie digne de la Bretagne Nord avec des moules extra-grosses et des filets de poissons fumés, un coin pinard, blanc ou rouge, incroyablement bien achalandé (on a du souci à se faire) avec que des cépages d’origine française, du pain par m3 entiers, et du fromage, marqué (là, on doit se faire baiser quelque part…) « Sweet creamy camembert » ou « Soft ripened brie » !



Je me dis que l’époque du boycott des produits français en Nouvelle-Zélande, suite au haut-fait d’armes des services secrets français de l’époque fanch’mitt contre le Rainbow Warrior de Greenpeace dans le port d’Auckland (pendant les essais nucléaires français à Mururoa et Fangataufa), en Juillet 1985, est bel et bien terminée ! La France a retrouvé progressivement une place de choix dans le cœur des néo-zélandais.

Nos marins à la voile et leurs belles machines, et, parfois, les exploits de nos rugbymen nationaux contre l’équipe des All Blacks (Ah, le match de 1999, vous vous souvenez ? Demie-finale de la Coupe du Monde, France – Nouvelle-Zélande à Twickenham, menés 24 -10, nos joueurs finiront le match à 43 -31 ! Quel match ! Bon, c’est pas tous les matins…) en imposent ici. Chabal est connu et respecté. Ses sourires carnassiers pendant le haka, et le démontage consciencieux de quelques joueurs néo-zélandais l’ont rendu célèbre. Le pays se met à vivre à l’heure de la prochaine Coupe du Monde de rugby, l’année prochaine.



Bon, après ce premier passage chez Pak’nSave l’ordinaire des menus se trouve radicalement amélioré. La cote de l’atlantic sailfish et du pacific marlin en bocaux est à la baisse, que dis-je, en chute libre ! La crème fraîche réapparaît dans les sauces, la viande est au menu de tous les repas, suivie de fromage et d’un peu de vin rouge, avec des kiwis au dessert…

Le cabinet de toilette du bord se voit aussi déserté. Pour un $ (dollar néo-zélandais), la douche chaude dans les locaux de la marina fait recette. Barbara fait également tourner les machines à laver à plein régime, tout y passe, et je crois bien qu’à un moment, juste après la vidange des deux moteurs Volvo, j’ai évité moi-même de peu un petit tour dans le tambour inoxydable… !

Les douleurs dentaires, réapparues ces derniers temps chez les grands, sont soumises (hors Sécurité Sociale, nous ne sommes plus couverts, quand je pense à ce que je lui ai versé pendant des décennies… !!!) à la praticienne locale, il n’y a pas que le bateau qui doit passer au stand…



Pressé de finaliser notre autre configuration de voyage en famille (avec un 4 x 4), je me suis lancé très vite dans le désarmement de Jangada et les premiers travaux, avant sa sortie d’eau. Entre la procédure de stockage longue durée de la membrane du déssalinisateur d’eau de mer et l’inspection minutieuse de chaque terminaison des câbles du gréement dormant, entre la révision vidanges-filtres-niveaux des moteurs et le démontage des tuyauteries du WC entartrées par l’eau de mer, je me connecte à Internet sur le site Trade Me, utilisé par tous les néo-zélandais pour vendre et acheter d’occasion. Je suis à la recherche d’un camping-car second hand, pas cher.

Avant notre voyage, nous avions pensé mettre Papa Tango Charlie (vous vous rappelez, la chanson de Mort Schumann?), le Land Rover familial aménagé à l’histoire déjà longue, dans un conteneur de 20 pieds, direction les antipodes à bord d’un navire porte-conteneurs. Mais c’était trop compliqué et trop cher. C’était notre première idée pour visiter le pays du nord au sud.

De temps à autre, depuis que je cherchais un vieux camping-car, Barbara me glissait à l’oreille qu’elle ne me voyait guère au volant de ce genre d’engin. Trop tôt, trop jeune… Quelque part, j’en étais flatté. Ceci dit, si un jour je ne peux plus voyager autrement, avec plus de liberté et d’aisance sur les mauvaises pistes, et que Dieu me prête vie, peut-être ferais-je comme mon vieux père qui, à 86 ans, traverse encore l’Europe au volant de son volumineux engin… Il faudrait qu’il se calme, l’ancien, mais il a du mal. Je sais qu’il suit discrètement, mais attentivement, notre voyage.

Les prix des camping-cars sont déraisonnables pour quelques mois. Nous changeons notre fusil d’épaule et je regarde les 4 x 4. En observant le marché néo-zélandais, je m’aperçois que les Defender de Land Rover (notre modèle préféré) sont très rares ici. Les 4 x 4 japonais trustent le marché. Je sélectionne le Toyota Hilux Surf, et le Mitsubishi Pajero, nombreux à la revente. Sur 50 annonces pré-sélectionnées, j’en garde une petite dizaine, puis la moitié. Les véhicules sont à Auckland, Wellington, ou Christchurch… Il faut louer une voiture pour aller les voir, et les distances en Nouvelle-Zélande sont importantes. Pas d’autoroutes, les kilomètres se convertissent vite en heures de conduite qui s’accumulent. Pas très réjouissant, le petit voyage « achat bagnole » qui se profile pour moi. Je demande à Brian, le patron de la Marina, chez qui il faut louer, quand il m’annone qu’il y a un gars, là, sur un petit trimaran, de l’autre côté de la rivière, qui vient de lui dire qu’il vend son Land Rover ! Il le rappelle devant moi au téléphone, c’est un Discovery de 97, moins de 100 000 kms, bon état, à moteur V8 essence de 4000 cm3… Euh, ça consomme un poil, ce genre de truc, non ? Ca me rappelle mes deux anciennes Jaguar XJ Série 3 (les plus belle XJ de la marque anglaise), qui ronronnaient le week-end à La Rochelle. Mais le gars me dit qu’il vient de laisser le véhicule en dépôt-vente dans une boîte spécialisée, contrat signé, et qu’il faut maintenant traiter directement avec elle. Merde ! Marin et moi empruntons deux vélos à Tyee, et fonçons dans la zone portuaire de Whangarei. Damned, le vendeur m’indique que quelqu’un a déjà signé une option, avec financement. Nous allons essayer le véhicule, et, à ma grande surprise, le vendeur me fait signer un papier mais ne vient pas avec nous ! C’est l’usage ici. 10 kms et une inspection visuelle et auditive plus tard, l’essai est concluant. Je croise les doigts, seul un refus de financement bancaire nous remettra en première ligne pour l’acquisition de l’engin. Le soir, je téléphone, c’est bon ! La voie est libre, un banquier a encore sévi…

Nous voilà avec un Land Rover Discovery pour nouveau compagnon de voyage. Il reste à l’équiper pour le camping, tout notre matériel étant resté en France…



Dès que notre petit programme de mise en place intitulé « Changer de vie ! » nous le permet, nous filons marcher sur les sentiers autour de Whangarei.

La chlorophylle remplace l’iode, c’est un bonheur.

Les chemins forestiers sont agréables, bien balisés, bien entretenus. Les petites rivières, les ruisseaux, les chutes d’eau abondent dans ce pays verdoyant. Les canards, les cormorans, les poules d’eau, les goélands sont partout. Il n’est pas une maison qui n’ait son jardin, sa pelouse, toujours parfaitement tondue.

La Nouvelle-Zélande, c’est le pays de l’outdoor. Souvent, à côté des maisons, on aperçoit un bateau à moteur transportable sur sa remorque, un 4 x 4, et un camping-car. Et toujours l’indispensable barbecue à gaz, de taille respectable.



Avec notre nouveau jouet à quatre roues, nous partons en reconnaissance sur la côte est, au nord de Whangarei. Les enfants ont emmené le ballon de rugby, et les cerf-volants de La Tortue. Avec le nôtre, nous en avons maintenant cinq !

Du côté de Bream Head, après Parua Bay, les jeunes taureaux courent dans un immense pré vallonné et viennent renifler cette drôle de chose qui vole dans le ciel.

Les filles s’inquiètent, Marin est aux commandes, et je m’occupe du décollage avec, derrière moi, mon fan-club bovin, que je surveille du coin de l’oeil.



Après l’air du large, l’équipage de Jangada se met au vert pour plusieurs mois.

Olivier
Jangada cap au sud-ouest vers la Nouvelle-Zélande, fin Octobre 2010.
Nous franchissons le méridien 180°, entre Tonga et Nouvelle-Zélande. 180° Ouest, ou Est, comme vous voulez! Les antipodes!
Le quart du Captain avec Adélie, un pur bonheur!
Le Jeudi 28 Octobre dans l'après-midi, Jangada double Bream Head, nous arrivons à Whangarei!
Jangada au ponton de Whangarei Town Basin Marina. Eau et électricité à volonté. Rivière et eaux calmes. Nous avions oublié...
Premières promenades dans la nature autour de Whangarei, envies de chlorophylle...
La Nouvelle-Zélande, c'est le pays de l'outdoor. Tout le monde à se remuscler les mollets!
Marin, habillé de neuf pour son retour à la civilisation, aux chutes d'eau de Whangarei Falls.
Maison néo-zélandaise, à Whangarei.
Sortie d'eau de Jangada au Chantier Norsand Boatyard, le 9 Novembre.
Adélie et Simi construisent une cabane derrière  Jangada en travaux, au Chantier Norsand.
Le Captain a vite trouvé un nouveau moyen de voyager, à terre cette fois! Un Land Rover Discovery de 97, à moteur V8...!
La bella sur les sentiers de Parua Bay, back to the fields!
Olivier, un cerf-volant rescapé du naufrage de La Tortue, et des jeunes taureaux néo-zélandais pour public...
Les enfants sont en forme, le Captain a les traits tirés par 3 semaines de travaux intensifs sur le bateau...
Paysage du Northland  (l'île nord) côtier de Nouvelle-Zélande, à la fin du printemps austral.

samedi 27 novembre 2010

Billet N°85bis - Les Histoires et dessins d'Adélie

Voici les histoires et dessins d'Adélie (merci à Marichette pour leur mise en page)
Comme toujours pour les photos du blog , n'hésitez pas à cliquez dessus pour les "zoomer"
LE CONTRAT :
CHARLIE :
Ma Meilleure Amie :
JANGADA MAG :




Billet N°85 A l’île-volcan de Tofua, nous avons retrouvé la baie Norton et la grotte du Capitaine Bligh…

  –   Du Mercredi 20 au Vendredi 22 Octobre 2010.  


Par Olivier

Le Mercredi 20 Octobre, au mouillage du village principal des Ha’apai, nous complétons notre avitaillement en vue de notre traversée de 1125 milles vers la Nouvelle-Zélande. J’ai rendu visite hier aux autorités de Pangaï pour obtenir notre clearance de sortie.

Nous quittons la baie de Pangaï pour un petit mouillage au sud de l’île de Tofanga, à une dizaine de milles dans l’ouest. Demain matin, si l’évolution météo se confirme, nous gagnerons la côte nord de Tofua, à une trentaine de milles dans l’ouest des Ha’apai, pour y attendre, pendant 36 à 48 heures, la rotation annoncée des vents à l’est-sud-est qui nous permettra de faire route vers le sud-ouest. Vers la Nouvelle-Zélande.



Tofua est une île inhospitalière, un cône volcanique qui plonge directement dans la mer.

Il n’y existe aucun mouillage abrité, mais, en étudiant attentivement la carte marine dont je dispose, j’ai remarqué l’existence d’une petite avancée rocheuse couverte d’une vingtaine de mètres d’eau au nord de l’île. Si elle existe bien, nous devrions pouvoir y jeter l’ancre, en évitant qu’elle ne tombe dans l’une des fosses abyssales de l’Océan Pacifique…

Ce sera un mouillage précaire bien entendu. Encore un, me direz-vous ! Mais l’intérêt du voyage est aussi à ce prix.

Les conditions me semblent exceptionnellement propices à ma petite expédition à Tofua, sur les traces du Capitaine Bligh.

J’y pense depuis longtemps, à ce petit détour historique, mais aux Tonga les équipages de rencontre qui me demandaient notre programme de navigation ces derniers temps n’avaient pas l’air de bien saisir les raisons de mon intérêt particulier et récurrent pour ce détour peu engageant par Tofua. (Le séjour à Tofua n’étant pas simple, le détour par cette île et sa voisine Kao n’est suggéré dans aucun guide de navigation des Tonga.) Sans doute n’éprouvaient-t-ils pas le même intérêt que moi pour l’histoire des expéditions maritimes. Ils ignoraient vraisemblablement qu’à Tofua s’était déroulé, à la fin du XVIII ème siècle, un épisode marquant de la légendaire mutinerie du HMS Bounty.

Un épisode suivi d’un exploit maritime peu connu, mais bien réel, qui pousse tout marin averti à considérer avec un œil plus nuancé que le commun des cinéphiles les qualités de marin du lieutenant de vaisseau William Bligh, de mauvaise réputation, commandant le Bounty, mais débarqué de force par les mutins. La plupart des marins, sans même parler du grand public, qui ne se sont pas donnés la peine de recouper les sources pensent que la célèbre mutinerie conduite par le beau lieutenant Fletcher Christian (interprété successivement au cinéma par Clark Gable, Marlon Brando ou encore Mel Gibson) contre le vilain capitaine William Bligh s’est déroulée au départ de Tahiti, où, cela est vrai, la plupart des marins du Bounty, resté plus de 5 mois en escale, avait trouvé tendres attaches féminines auprès de belles et lascives vahinées…

Pas du tout, elle eût lieu aux Tonga, à une trentaine de milles au large de … Tofua !

Autant vous le dire tout de suite : la véritable histoire de la mutinerie du Bounty (sa genèse, ses raisons, son déroulement, la répartition des marins sur le navire d’une part, sur la chaloupe d’autre part, puis la suite de cette incroyable épopée, aux îles Australes d’abord, à Tahiti puis à Pitcairn d’une part, à bord de la chaloupe de Bligh vers Timor puis Batavia d’autre part, et enfin en Angleterre devant la cour martiale pour Bligh d’abord, puis pour une minorité de l’équipage, est infiniment plus complexe, et de ce fait passionnante, que le cinéma l’a montré dans ses diverses interprétations. De même, le tempérament et la véritable personnalité des deux acteurs principaux de cette épopée, le lieutenant de vaisseau Bligh (commandant) et l’officier chef du 3ème quart Christian (à tort présenté comme Second Capitaine, fonction occupée à bord par John Fryer, un officier il est vrai assez effacé) ne sont pas aussi simples que le cinéma a choisi de le montrer pour séduire le public. Bref, vous l’aurez compris, Fletcher Christian n’était pas aussi beau, bon, et juste que cela (il sera plus tard assassiné par les Tahitiens venus vivre avec lui à Pitcairn) et William Bligh n’était pas aussi vilain, méchant et mauvais que cela : non seulement il sera acquitté par la cour martiale de l’amirauté britannique, mais il sera promu capitaine de vaisseau, repartira pour Tahiti avec la même mission (ramener des plants d’arbre à pain – uru - pour les implanter dans les colonies britanniques de l’Atlantique, en Jamaïque en particulier) deux ans plus tard, mission qu’il réussira avec deux navires, sera félicité par l’amiral Nelson à la bataille de Copenhague en 1801, sera nommé gouverneur de la Nouvelle Galles du Sud (province la plus importante d’Australie), puis deviendra vice-amiral…

Mais tout cela serait beaucoup trop long à raconter. Déjà que…

Mais, après tout, personne n’est obligé de me lire !

Revenons, pour ceux que cela intéresse, aux évènements de Tofua.



Bligh écrit, dans « Relation de l’enlèvement du navire Le Bounty » (titre original : « A narrative of the mutiny on board His Majesty Ship The Bounty »), en bref sa version des faits :



« J’appareillai d’O-Taïti le 4 Avril 1789, ayant à bord 1015 plants d’arbres à pain et plusieurs autres d’arbres fruitiers très précieux de ces contrées, que nous avions rassemblés par une suite constante d’attentions, pendant cinq mois et dix jours, et qui se trouvaient, au moment du départ, dans l’état de la végétation la plus parfaite.

Le 11 Avril, je découvris une île…Cette île est nommée par les naturels Ouaî-tou-taqui (Aïtutaki, aux îles Cook). Le 24, nous mouillâmes à Annamouca (Nomuka, aux Ha’apai, Tonga), l’une des îles des Amis ; nous y complétâmes notre provision d’eau et de bois, et nous en repartîmes le 27… Le 28 au soir, à cause des vents trop faibles, nous n’étions pas encore hors de ces îles, et je fis porter cette nuit le cap vers l’île de Tofô (Tofua). Le Maître (Fryer, second capitaine) commandait le premier quart, le canonnier (Peckover, maître-canonnier, chef de quart) celui de minuit, et Mr Christian (officier, chef de quart), l’un des officiers, celui du matin ; c’est ainsi que les tours de service se trouvaient réglés pour cette nuit.

Un moment avant le lever du soleil, Mr Christian avec le capitaine d’armes (Churchill, un violent, plus tard assassiné à Tahiti par les insulaires), le second canonnier (Mills, assassiné ultérieurement à Pitcairn par les tahitiens embarqués avec les mutins) et le nommé Thomas Burkitt matelot (l’un des trois marins du Bounty plus tard condamnés à mort par l’amirauté et pendus à la grande vergue du HMS Brunswick, le 20 Octobre 1792), entrèrent dans ma chambre pendant que je dormais encore : ils me saisirent, me garrottèrent les mains derrière le dos, me menaçant de me tuer à l’instant si je parlais ou si je faisais le moindre bruit…



Christian n’avait qu’un sabre à la main ; les autres étaient armés de fusils avec leurs baïonnettes. Ils m’arrachèrent de mon lit, me traînèrent en chemise sur le gaillard, me faisant beaucoup souffrir pour m’avoir attaché les mains de nœuds très serrés. Je leur demandai la raison de cette violence : mais pour toute réponse, ils me menacèrent de me tuer à l’instant si je ne me taisais pas. »



28 avril 1789 (à l’époque, les navigateurs décomptaient les journées de midi à midi), 24 jours après l’appareillage de Tahiti, 30 milles dans le sud-ouest de Tofua. : Bligh et 18 de ses hommes sont débarqués dans la chaloupe du Bounty, qui, surchargée, n’en peut compter plus.



(Il faut savoir qu’historiquement, les vrais mutins actifs du Bounty ne sont pas plus de 7 ou 8, sur un équipage de 45 personnes, outre le Capitaine. 5 marins supplémentaires auraient souhaité suivre leur Capitaine à bord de la chaloupe, qui ne peut les recevoir, et Christian les retient, il a besoin d’eux à bord du Bounty.)



Bligh :



« On laissa au maître d’équipage et aux matelots qui étaient destinés pour la chaloupe, la liberté de ramasser du fil de caret, de la toile, des lignes, des voiles, quelques cordages, un tierçon contenant environ 98 pintes d’eau ; et le charpentier prit son coffre d’outils. Mr Samuel (comptable du bord) prit cent cinquante livres de biscuit et une petite quantité de rhum et de vin. Il emporta aussi un quartier à prendre la hauteur et un compas de route ; mais on lui défendit, sous peine de mort, de toucher ni carte, ni éphéméride, ni livre d’observations astronomiques, ni sextant, ni horloge, ni aucun de mes relevés ou dessins. …

Je demandai quelques armes : ils se moquèrent de moi, me disant que je n’en avais pas besoin… Cependant, après que nous eûmes filé la chaloupe de l’arrière, on nous jeta quatre sabres. …

Sans autre cérémonie, me tenant par la corde qui me liait les mains,…, je fus jeté de force hors du bord, et alors ils me détachèrent les mains. Aussitôt que je fus dans la chaloupe, ils nous filèrent en arrière du vaisseau par le moyen d’une corde : on nous jeta quelques pièces de cochon salé, quelques habillements, et les sabres dont j’ai déjà fait mention. …

Après m’avoir fait subir mille plaisanteries et m’avoir gardé ainsi quelque temps pour leur servir de jouet, ces indignes rebelles nous laissèrent enfin aller en dérive sur le grand Océan. … »



« Il était essentiel de prendre un parti réfléchi : ma première résolution fut d’aller chercher une provision d’eau et de fruits à pain à Tofô. …

Mercredi 29Avril. … Nous avions tellement gagné le vent, à l’aide de nos avirons, que nous pûmes faire voile avec une petite brise de l’Est qui s’éleva alors. Il était cependant déjà nuit close lorsque nous arrivâmes sur Tofô, où je m’étais flatté de débarquer ; mais les côtes se trouvèrent si à pic et si remplies de rochers, que je fus obligé d’abandonner ce projet et de me tenir toute la nuit sous le vent de l’île, soutenu par deux avirons ; car il n’y avait aucun mouillage. Ayant donné l’ordre en conséquence, je servis à chaque homme une demi-pinte de grog, et chacun se livra, autant qu’il pût, au repos que notre triste situation permettait de prendre.

Le matin, à la petite pointe du jour, nous suivîmes la côte pour chercher un lieu de débarquement ; ce ne fut qu’à dix heures, ou à peu près, que nous découvrîmes une anse pierreuse dans le Nord-Ouest de l’île : j’y jetai le grappin à vingt brasses de distance des rochers. La lame se déployait fortement à terre. …

J’observai dans cette anse 19°41’ de latitude Sud. Elle est située dans la partie Nord-ouest de Tofô, la plus au Nord-Ouest de toutes les îles des Amis. …

Nous débarquâmes … et nous entrâmes dans l’île, après nous être hissés sur le haut du précipice, en nous tenant à des lianes que les naturels du lieu avaient fixé là à ce dessein ; et c’était le seul chemin par où on pût s’introduire dans le pays. …

Le pays qui l’avoisine est tout couvert de lave et offre l’aspect le plus désolé. …

Dans le fond de l’anse, il y avait une grotte éloignée d’environ soixante-dix toises du bord de la mer ; il y avait une largeur de près de cinquante toises de rochers qui bordaient la côte ; et le seul passage par où on pût venir à nous de l’intérieur de l’île, était celui dont j’ai donné la description : cette situation nous mettait à l’abri d’une surprise et je me déterminai à passer cette nuit à terre avec une partie de mes gens, afin de laisser plus d’espace aux autres pour dormir à leur aise dans la chaloupe, avec le Maître. J’ordonnai à cet officier de se tenir sur un seul grappin et de faire faire le quart pour prévenir une attaque. …

Je fixai le tour des quarts pour la nuit ; ceux qui n’étaient pas de service se couchèrent pour dormir dans la grotte. Nous entretînmes un bon feu devant l’entrée. »



Bligh et ses hommes restèrent 5 jours dans l’anse de Tofua, du 29 Avril au 3 Mai 1789, à essayer d’accumuler, laborieusement, de l’eau et des vivres. Progressivement, les relations avec les insulaires, de plus en plus nombreux, se dégradèrent, jusqu’au dénouement.



«Cette position riante ne fut pas de longue durée ; les Indiens commencèrent à venir en foule et je crus m’apercevoir qu’il se tramait contre nous quelque chose. Bientôt après, ils tentèrent de haler la chaloupe à terre ; je menaçai Ifaou (l’un des chefs des insulaires) le sabre levé, pour l’obliger par-là à leur faire lâcher prise ; cela me réussit et tout redevint tranquille. …

Je continuai d’acheter le petit nombre de fruits à pain qu’on nous apporta et aussi quelques lances pour armer mon monde ; car nous n’avions pour toutes armes que quatre sabres, dont deux étaient restés dans la chaloupe. Comme nous n’avions aucun moyen d’améliorer notre position, je prévins mon monde que j’attendrais le coucher du soleil, espérant qu’à cette époque nous pourrions trouver quelque moyen de nous tirer d’embarras. Je leur dis que nous ne pouvions nous en aller dans ce moment, sans nous voir obligés de percer toute cette multitude en combattant, ce qui serait plus praticable la nuit ; que d’ici-là nous tâcherions d’embarquer petit à petit dans la chaloupe tout ce que nous avions acheté. Le rivage était bordé d’Indiens, et on entendait de toutes parts le bruit des pierres qu’ils tenaient dans chaque main, les frappant les unes contre les autres ; je connaissais ce signal pour être celui de l’attaque. …

Aussitôt que le dîner fut fini, nous commençâmes peu à peu à transporter nos effets dans la chaloupe ; ce fut une besogne difficile à cause des fortes lames qui se déployaient sur la côte. J’observai attentivement tous les mouvements des Indiens dont le nombre augmentait toujours… Ils tenaient conseil ensemble et tout me démontrait que nous allions être attaqués. J’envoyai ordre au Maître de tenir la chaloupe accostée à terre lorsqu’il nous verrait descendre, afin que nous pussions tous nous embarquer promptement. …

Le soleil était prêt de se coucher lorsque je donnai le mot pour le départ… on se disposa à l’instant à l’attaque…J’ordonnai au charpentier de rester avec moi jusqu’à ce que tous les autres fussent embarqués. Nous entrâmes tous dans la chaloupe à l’exception d’un seul matelot qui, à mesure que je m’embarquais, sauta à terre et monta pour démâter l’amarre de poupe, malgré les cris que firent, pour l’engager à revenir, le Maître et les gens de l’équipage, qui m’aidaient à sortir des vagues pour entrer dans la chaloupe.

A peine fus-je à bord que deux cents hommes ou environ, commencèrent l’attaque ; l’infortuné qui était à terre, fut assommé, et les pierres commencèrent à voler comme la grêle.

Plusieurs Indiens se saisirent de l’amarre de poupe pour tâcher de tirer à terre la chaloupe, et ils y seraient certainement parvenus, si je n’avais pas lestement coupé la corde avec un couteau que j’avais dans ma poche. Nous nous halâmes aussitôt sur le grappin, chacun de nous étant déjà plus ou moins blessé. Je vis dans ce moment cinq Indiens autour du malheureux matelot qu’ils avaient tué, et deux d’entre eux lui battaient la tête avec des pierres qu’ils tenaient dans leurs mains. …

Je les vis remplir de pierres leurs pirogues, et douze hommes venir à nous pour renouveler le combat, et ils le firent avec tant de vigueur qu’ils étaient presque venus à bout de nous désemparer. …

Nous prîmes le large à l’aide de nos avirons. Les Indiens cependant pagayaient tout à l’entour de nous, et nous fûmes obligés de recevoir leurs coups sans pouvoir leur riposter qu’avec les pierres qui tombaient dans la chaloupe ; et à cet égard, la partie était fort inégale. …

Voyant cela, j’imaginai la ruse de jeter à la mer quelques hardes ; ils perdirent du temps à les ramasser, la nuit se fit ; ils abandonnèrent leur poursuite et retournèrent à terre, et nous laissèrent la faculté de réfléchir sur notre triste position.



L’homme que je venais de perdre s’appelait John Norton ; c’était son second voyage avec moi en qualité de quartier-maître ; c’était un excellent sujet (et un sacré gabarit, paraît-il) dont la perte m’a été très sensible. Il a laissé un père âgé, à ce qu’on m’a dit, à qui il fournissait des secours. »



Bligh compare ensuite l’attaque de Tofua qu’il vient de vivre avec celle qu’il a subie à Hawaï, quelques années auparavant, lors de la mort du célèbre Capitaine James Cook (proprement, si l’on peut dire, découpé en morceaux).



« Ici j’étais sans armes, et les Indiens le savaient ; nous fûmes bien heureux qu’ils n’eussent pas commencé l’attaque pendant que nous étions dans la grotte ; en ce cas, notre perte eût été inévitable et il ne nous serait resté d’autre parti à prendre que de combattre, près à près, et de vendre chèrement notre vie, en quoi j’avais trouvé chacun bien résolu de me seconder. …



Nous faisions voile, en suivant la bande de l’ouest de l’île de Tofô, et je réfléchissais à ce qu’il était plus convenable de faire, lorsque tous se réunirent pour me demander de les ramener vers notre patrie.



Je leur dis que nous n’avions aucun secours à espérer jusqu’à l’île de Timor, éloignée de nous de plus de 1200 lieues, où il se trouve un établissement hollandais…

Là-dessus, ils consentirent tous à vivre avec une once de biscuit et un huitième de pinte d’eau par jour. Je fis la visite de notre provision de vivres, et leur ayant recommandé d’être fidèles à cette promesse, comme au serment le plus sacré, nous arrivâmes vers la pleine mer.



Nous entreprîmes donc, dans une barque ouverte, longue seulement de 21 pieds 9 pouces, surchargée et portant 18 hommes, sans aucune carte, et avec le seul secours de la connaissance géographique que ma mémoire pouvait me fournir,…, nous entreprîmes, dis-je, de traverser cette vaste mer dont la navigation n’est presque pas connue.



Je me trouvai fort heureux dans cette position alarmante, de ce que tous mes compagnons d’infortune en étaient moins affectés que moi. »



48 jours plus tard, Bligh et ses 17 compagnons arrivaient, certes dans un état pitoyable, maigres et affamés, mais vivants, à destination, après avoir surmonté mille dangers. Bravo tout de même, (vilain) Mr Bligh, d’avoir réussi ce haut-fait de la navigation maritime.

Il faut, sur ce point, vous rendre justice.

Vous aviez, quoiqu’on en dise, du talent, et du courage.



Parce que relier Tofua à Timor, distante de 1206 lieues marines, cela fait tout de même un voyage de 3618 milles marins, soit 6700 kilomètres… Sans carte marine.

Et 21 pieds 9 pouces pour une barque non pontée ouverte au vent et à la mer, cela ne fait que 6,63 mètres de longueur.

Largeur 6 pieds 4 pouces, soit 1,93 mètre.

Avec 18 hommes à bord, le franc-bord de la barque n’était que de 20 centimètres…

Bligh a ramené tous ses hommes à bon port.

A l’exception du pauvre Norton bien sûr, tué par les insulaires dans l’anse nord-ouest de Tofua, lors de l’appareillage chahuté de la chaloupe.

Bligh avait alors 35 ans, les deux plus jeunes marins de la chaloupe 17 ans, les deux plus âgés 42 ans.



Quelles que soient les qualités et les défauts du Captain William Bligh, en tant que commandant, c’était indubitablement, par ailleurs, un bon marin. Ma conviction personnelle est que l’épreuve de la mutinerie qu’il a subie, après l’avoir probablement largement suscitée, a du faire de lui, par la suite, et dès le voyage en chaloupe vers Timor, un chef d’une jolie trempe, qui a forcément dû réfléchir longuement à l’art de commander aux hommes. Et modifier sa façon de faire.

Quelle histoire passionnante ! Car tous les ingrédients de l’incroyable mythe sont réunis.

Cela vous intéresse ? Lisez au moins la trilogie, certes romancée, mais avant tout bien documentée, de Charles Nordhoff et James-Norman Hall, chez Phébus.



Et nous, à bord de notre catamaran, marins modestes et inconnus, quelques deux cent ans plus tard, nous sommes seulement à dix lieues marines de Tofua, en plein milieu du Pacifique !

Il n’y a pas à tergiverser, nous ne sommes justement pas là pour cultiver les regrets !

Here we go ! Cap sur Tofua !



Jeudi 21 Octobre. Nous quittons les Ha’apai, faisons route au nord-ouest, sur le cône volcanique massif qui nous fait face. Le vent est quasi nul, nous avançons au moteur. Nous apercevons au loin une baleine qui souffle en surface. Une heure plus tard, nous évitons tout juste la collision avec un autre animal. Ou plus exactement, le monstre, qui croise travers à nous, plonge in extremis sous le bateau, avant même que j’ai pu me jeter sur les commandes des moteurs. Ces grands animaux sont beaucoup plus adroits que leur masse impressionnante peut le laisser penser. Les baleines à bosse affectionnent l’ouest des Tonga. En début d’après-midi, nous longeons la côte nord de Tofua à quelques dizaines de mètres. L’œil sur le sondeur, je guette la remontée des fonds qui me confirmera l’existence de la langue rocheuse submergée sur laquelle j’espère pouvoir ancrer. Je n’ai pas vraiment de solution de secours, en attendant de faire route vers la Nouvelle-Zélande, mais il faut d’abord attendre que le vent tourne pour nous être plus favorable. Je croise les doigts…

Quelques minutes plus tard, l’avancée de roches est bien au rendez-vous, là, sous nos ailerons et, en effectuant plusieurs allées et venues au sondeur, je localise une zone de mouillage correcte par 18/20 mètres de fonds. Pas réellement abritée, mais tout à fait bienvenue.



Pour autant, nous poursuivons notre route vers le nord-ouest de l’île. Je dispose d’une photo aérienne qui montre l’existence de trois petites baies dans le nord-ouest de Tofua. Nous longeons la côte à faible distance, et je préviens les miens que le plus probable est que la première anse soit bien celle de la chaloupe du Bounty. J’ai relu les descriptions de Bligh en notant chaque détail, c’est l’hypothèse à la fois la plus cohérente avec le texte, mais aussi avec ce que je vois sur la photo aérienne.

Jangada franchit la pointe nord-ouest de Tofua, et la petite anse s’ouvre doucement à notre regard. Le ressac y brise violemment. Nous apercevons immédiatement la tâche noire d’une grotte dans la paroi verticale au pied de la falaise. Mon pouls s’accélère, ma conviction se renforce. L’accès au fond de l’anse est tel que le décrit Bligh : pas facile. Même avec un vent de sud-est. Inutile d’imaginer le spectacle par vent d’ouest…

Pour lever le moindre doute, nous continuons jusqu’à l’ouvert des deux autres petites anses visibles sur l’image aérienne, jusqu’à l’extrémité ouest de Tofua.. Mais aucun doute n’est possible, ces deux petites anfractuosités dans le trait de la côte sont surmontées par d’infranchissables parois verticales de plusieurs dizaines de mètres de hauteur.

Nous revenons vers l’anse nord-ouest. L’anse des marins loyalistes du Bounty.

Je ne peux m’empêcher de faire quelques ronds dans l’eau dans la petite baie.

J’observe. Et je songe.

Là, sous nos yeux, dans cette petite baie inhospitalière, les 18 hommes débarqués de force sur la chaloupe du Bounty avec leur capitaine ont séjourné 5 jours, il y a un peu plus de deux siècles, avant d’entreprendre un incroyable voyage maritime dans l’ouest du Pacifique.

Et John Norton, le solide quartier-maître de 36 ans, qui, en bon marin, ne devait pas aimer couper les cordages, a perdu la vie, là, sur ces rochers, frappé à mort par les pierres des insulaires tongiens.

Qu’ont-ils fait de son corps ? Nul ne le sait.



A ce sujet, savez-vous qu’un journaliste, du nom de Luis Marsden, que l’on peut qualifier - sans grand risque de commettre une navrante erreur - de royal crétin, a cru bon d’écrire, en Mars 1968, un article dans le National Geographic Magazine, indiquant qu’il avait localisé, photos à l’appui, l’anse et la grotte où avaient séjourné Bligh et ses hommes, sur la côte sud-est de Tofua ! Oui, sud-est ! A l’exact opposé de la vérité historique, et de la logique maritime des marins. Il alla même, dans sa totale absence d’éthique professionnelle, à décrire une tombe qu’il attribuait à John Norton… !!! Bref, son sens marin devait être, comme son honnêteté, réduit au strict minimum, car la côte sud-est de Tofua est la côte exposée aux alizés, elle est de ce fait battue par les flots. La simple lecture des notes de Bligh (qui signale à plusieurs reprises pendant son séjour à Tofua un vent soutenu de sud-est) aurait du le faire se rendre exactement à l’opposé de l’île… Quant à attribuer une tombe au malheureux Norton, je ne pense pas me tromper en disant que cette préoccupation n’a pas du effleurer une seconde l’esprit des insulaires de Tofua en 1789. L’hypothèse la plus probable est que, conformément aux habitudes de l’époque, son corps a du être découpé et réparti entre les différentes chefferies de l’île, en tant que trophée de combat, s’il n’a pas été partiellement mangé… Nul ne le saura jamais, mieux vaut donc s’abstenir de toute affirmation péremptoire à ce sujet. Comme quoi, même un grand magazine généralement qualifié de sérieux peut imprimer n’importe quoi…



Je note au passage, en lisant l’écran de notre GPS, que le Capitaine Bligh ne s’est trompé que d’un peu plus d’une minute d’angle (2 km) en calculant la latitude de l’anse de Tofua.

C’est une très bonne précision, dont la justification provient probablement du fait qu’ayant séjourné plusieurs jours dans ce lieu, il a dû y effectuer plusieurs relevés de la hauteur du soleil au moment de ce que l’on appelle en navigation astronomique la méridienne. Ce relevé, le seul de la journée qui soit indépendant de la mesure précise du temps (l’observateur se contente d’attendre que le disque solaire culmine, et relève la hauteur angulaire maximale correspondante, avant d’effectuer les calculs de trigonométrie sphérique), a du servir à Bligh à caler le peu d’instruments dont il disposait, y compris la montre de Peckover, le maître-canonnier, qui lui servit jusqu’à ce qu’elle s’arrête, un peu moins d’un mois plus tard.



Nous allons mouiller Jangada dans la zone précédemment repérée, et avec Marin, nous partons en annexe pour approcher l’anse. Mais notre attention est attirée par un souffle de baleine qui vaporise à quelques dizaines de mètres. Nous décidons de nous approcher, et découvrons une baleine à bosse (humpback whale) adulte qui nage avec son baleineau. Nous les suivons un moment, elles n’ont pas l’air effrayées par notre présence discrète.

Nous revenons au bateau pour embarquer Barbara et Adélie qui, prévenues, suivent les animaux aux jumelles depuis quelques minutes. Nous prenons palmes, masques et tubas.

Nous retrouvons bientôt ces paisibles géants qui croisent dans les eaux calmes sous le vent de Tofua. La mère mesure une petite vingtaine de mètres, 16 à 18 disons, le baleineau 5 à 6 mètres. Plus habituées à manger du krill dans les eaux froides de l’Antarctique, les baleines à bosse remontent sous les tropiques pour la mise bas et les premières semaines de vie de leur petit, avant d’entreprendre à nouveau le grand voyage vers les soixantièmes. Les baleineaux, pour vivre, doivent apprendre vite à grandir.

Devant nous, le jeune animal effectue quelques sauts propres à cette espèce. J’imagine qu’il a du observer sa mère. Il ne s’en éloigne pas de plus de quelques mètres, et ce ballet gracieux a quelque chose de magique. Nous approchons très prés, moteur coupé, et voyons dans l’eau translucide l’immense corps de la mère, presque vertical, qui pousse du museau le baleineau vers la surface. Parfois, nous nous retrouvons au-dessus des animaux, et je suis obligé de redémarrer promptement le moteur pour nous éloigner un peu.

Marin a envie de sauter à l’eau, mais il a un peu d’appréhension. Je l’encourage, en lui indiquant que ces animaux, malgré leur taille, ne sont pas naturellement agressifs, et qu’ils font preuve d’une grande précision de nage. Quand je lui dis qu’il n’aura peut-être pas deux fois dans sa vie l’occasion de nager à quelques mètres d’une baleine de près de 20 mètres, il se décide, et plonge.

Il restera plusieurs minutes dans l’eau à proximité des animaux, sans que nous puissions déceler chez eux le moindre mouvement de gêne due à notre présence.

Je saute quelques instants à l’eau, et retiendrai de ces quelques secondes à proximité d’un géant une forte impression d’humilité. L’œil démesuré de la baleine, surtout, pétille d’intelligence, en m’observant à quelques mètres à peine. Impressionnant.

Adélie se lance aussi, mais dès qu’elle est à l’eau, elle prend peur et remonte.

Barbara est fascinée, elle met son masque et ses palmes et va observer de plus près le magnifique spectacle.

Le géant et son petit nous ont offert plus d’une heure d’un spectacle naturel inoubliable.

Le soir tombe sur l’île-volcan de Tofua.

La silhouette de notre voilier, seul au mouillage dans ces lieux désertés, se détache sur la ligne d’horizon.



Il est trop tard pour débarquer dans l’anse Norton (je l’appelle ainsi désormais, trop petite, elle ne porte pas de nom sur la carte, mais cela me paraît normal de lui donner ce nom). Ce sera pour demain.

Dans la nuit, le vent passe, avec quelques heures d’avance sur les prévisions, à l’est-sud-est. J’en suis prévenu par le travail de la chaîne, qui rague bruyamment sur les roches du fond, alors que l’angle de traction est modifié par le changement de direction du vent.

Comme prévu, demain, nous pourrons faire route vers la Nouvelle-Zélande. C’est le début du créneau de vent favorable qui nous a été indiqué il y a quelques jours par le gourou de la météorologie néo-zélandaise Bob Mc Davitt.



Le soleil se lève sur notre mouillage précaire. J’avale rapidement un bol de café, et nous partons avec Marin vers l’anse Norton. Nous repérons les lieux, puis il me débarque et reste dans l’annexe à quelque distance du ressac.

Je trouve un chemin vers les roches noires où la chaloupe devait être amarrée par l’arrière, avec un grappin sur l’avant. Ces mêmes roches sur lesquelles j’imagine facilement les images violentes des derniers instants de vie du quartier-maître du Bounty.

Et, à une cinquante de mètres plus loin, je me trouve devant la grotte où séjourna l’équipage des marins loyalistes du Capitaine Bligh. La mer y a déposé des bois flottés, et des gros galets arrachés à la falaise par les tempêtes d’ouest.

Je passe là quelques instants à imaginer les scènes qui s’y sont déroulées.



Puis je regagne la grève, simplement satisfait d’être venu jusque-là.

Marin me récupère, nous rentrons à bord, et préparons Jangada pour la traversée qui nous attend.

Vers 10H00, tout est prêt. Nous relevons l’ancre avec difficulté, il faut se remettre à l’eau pour comprendre la trajectoire compliquée de la chaîne dans les roches, suite à l’évitage de la nuit, et manœuvrer en conséquence.

Elle finit par se libérer.

Les baleines sont invisibles ce matin. Longue vie à vous…

Nous passons une dernière fois devant la petite anse Norton, et envoyons la toile.

Salut, Capitaine Bligh !
En route pour Aotearoa, le pays du long nuage blanc.
Olivier
Le mouillage de Nomuka, aux Ha'apai (Tonga) , où le Bounty avait relâché juste avant la mutinerie.

La côte nord-ouest de Tofua avec, au fond, le volcan de Kao.

 L'île-volcan de Tofua, avec, à l'extrémité nord-ouest, au ras du cadre, la petite anse Norton.
L'anse Norton et la grotte des marins du Bounty, bien visible dans la paroi rocheuse.

La chaloupe était mouillée sur un grappin par l'avant. Une amarre passée sur un rocher la retenait à terre par l'arrière.

Les abords de la grotte des marins du Bounty n'ont pas du beaucoup changer depuis 221 ans...

Les roches noires de l'anse Norton, où était amarrée la chaloupe du Bounty. C'est là que le quartier-maître John Norton a été tué.

Seul au mouillage de Tofua, Jangada reçoit de la visite, et pas n'importe laquelle!

Humback whale, femelle adulte, près de 20 mètres de longueur...
A cet endroit, la baleine, qui souffle pour expirer son air, évolue dans guère plus de 20 mètres d'eau.
Sous l'oeil attentif de sa mère, le baleineau s'entraîne à la danse aquatique des baleines à bosse.
Marin se décide, il plonge! Nage avec les baleines!
Une fois la première appréhension vaincue, l'animal, comme l'homme, s'habituent rapidement  l'un à l'autre.
Bye bye, bel animal, et bon voyage vers l'Antarctique avec ton dernier-né!




lundi 22 novembre 2010

Billet N°84 –Aventures aux îles Ha’apai, l’archipel dangereux…

 Du Lundi 11 Octobre au Mercredi 21 Octobre 2010.


Par Olivier

Ha’apai, aux Tonga. Des îles, des îlots, et des récifs. Des récifs par dizaines…

Lundi matin 11 octobre, nous faisons la clearance de départ des Vava’u, remplissons les jerrycans d’essence, faisons un tour au marché aux fruits et légumes, un autre chez le chinois, et puis nous prenons la mer sans tarder, vers le sud, en direction des Ha’apai, cet archipel situé entre les Vava’u, au nord, et Tongatapu, au sud.

Le voilier La Tortue de nos amis Nicolas et Marie-Laure, récemment rencontrés à Niue, vient d’y faire naufrage.

Comme très habituellement dans les évènements de mer qui finissent mal, ils ont été victimes d’un enchaînement malheureux de galères techniques qui aggravent progressivement la situation, jusqu’à la rendre préoccupante, puis mauvaise, et enfin désastreuse.

Un processus assez classique en pareil cas.

Nous nous rendons sur les lieux pour voir ce que nous pouvons faire, récupérer du matériel au pire, au mieux voir si le bateau peut être renfloué, et dans le cas contraire sécuriser l’épave. L’équipage, lui, est en sécurité à Nuku’alofa, et nous sommes en liaison avec lui par e-mail et téléphone.

Ha’apai, je l’appelle l’archipel dangereux : il mérite cette appellation.

Probablement davantage que les Tuamotus, dont l’abord des atolls est souvent clair, accore. Peu de voiliers s’y aventurent, du moins dans ses coins reculés. Ce qui, en soi, constitue inéluctablement pour moi une raison suffisante qui justifie d’aller voir à quoi il ressemble… On ne se refait pas ! Mais ce n’est pas, c’est clair, un coin propice à l’apprentissage de la navigation. Même les marins chevronnés doivent s’en méfier. Les mauvaises surprises n’arrivent pas qu’aux autres…

D’abord, l’endroit est mal cartographié. Ensuite la cartographie électronique est décalée, autrement dit fausse, de plusieurs centaines de mètres. Les courants y sont forts, malgré un marnage faible. Et les récifs à fleur d’eau s’y comptent par centaines ! Vous donner une idée de l’endroit est relativement simple : en exagérant à peine, il n’est pas un degré angulaire de l’horizon où l’on n’aperçoive des brisants qui déferlent ! La chaussée de Sein, comparativement, est moins piégeuse.

Bref, il faut avoir l’œil, ne naviguer que de jour, le plus possible avec le soleil dans le dos, ne pas hésiter à monter dans les barres de flèche, ne pas lâcher de l’œil le sondeur, être toujours prêt à manœuvrer d’urgence, et essayer de sécuriser les mouillages avant la nuit.

Mais le danger le plus sournois, ce sont les grains, la nuit surtout…

Nous choisissons la route extérieure, par l’ouest de l’archipel, la plus sûre, pour nous rendre à Kelefesia, l’île la plus au sud des Ha’apai : c’est là, à 115 milles au sud de Neiafu, que le naufrage de La Tortue a eu lieu. Les vents sont faibles, instables toute la nuit, et le jour qui se lève nous voit faire route avec les deux moteurs. Nous passons à faible distance du tombant d’un long récif corallien. L’endroit est propice à la pêche, les oiseaux y sont nombreux. Soudain, les deux lignes dévirent violemment en même temps. Les cliquets métalliques avertisseurs s’affolent. Marin et moi on adore, Adélie joue la neutralité stratégique, solidarité féminine oblige.

C’est vrai que les choses s’accélèrent pendant cette phase, les consignes fusent (« Enroule le gennaker ! Connecte la barre manuelle ! Démarre le moteur sous le vent ! Mets en panne à 10° du vent ! Embraye le moteur au ralenti ! Prépare les gants néoprène, la gaffe à poisson, le fusil sous-marin,le gourdin de teck, le couteau de cuisine !…etc…), le pouls grimpe, l’instinct du chasseur, chez les mâles exclusivement, reprend le dessus pendant quelques minutes.

Nous perdrons une daurade coryphène d’1,50 mètre pourtant ramenée à quelques mètres du bateau, elle retrouvera sa liberté dans un saut magnifique hors de l’eau, en emportant tout le bas de ligne avec elle. Bien joué, respect pour l’animal qui, cette fois, a été le plus fort.

La deuxième, particulièrement combative, sera ramenée à bord après un bel effort physique, et j’en garderai même quelques cicatrices sur les mollets, car une fois hissée dans la jupe arrière tribord, l’animal me vendra chèrement sa peau. Ce jour-là, nous prendrons encore deux bonites, et le frigo retrouvera un niveau haut, « à barroter » comme on dit dans la Marine Marchande. Barbara me fera promettre de ne plus mettre les lignes à l’eau avant longtemps.

Sur le coup, je n’ai guère le choix…

En fin d’après-midi le 12, nous nous faufilons entre les récifs et approchons de Kelefesia par l’ouest. Zephyrus, parti la veille de Vava’u, est au mouillage, et a transmis, après une première plongée, un situation report sur la situation de l’épave. Nous passons à côté des deux mâts de La Tortue, immergée dans une petite dizaine de mètres d’eau, et entrons avec prudence dans la petite zone de mouillage où ne peuvent tenir que deux ou trois bateaux, et encore, à condition d’avoir l’œil.

Triste spectacle que cette mâture qui s’enfonce dans l’eau sur la ligne d’horizon. Chacun de nous est silencieux, perdu dans ses pensées, une histoire s’est arrêtée là.

Comme le deuil d’un bateau qui, après avoir porté une histoire familiale qui remonte à plusieurs décennies, voit s’éteindre ici, dans ce coin sauvage et inhospitalier, le début d’un nouveau projet de vie, faisant suite à une longue séquence de travaux de remise en état, effectués à Tahiti.

Comment ne pas imaginer que pareille mésaventure pourrait nous arriver, à nous aussi ? Allez, on touche du bois.

(Un évènement de mer survient toujours, un jour ou l’autre, aux marins qui naviguent.

Il n’y a que les marins qui restent à quai pour croire le contraire !)

Une barque locale rôde, avec à bord des pêcheurs locaux, visiblement intéressés par l’évènement, et ses suites. Mais leurs visites sur l’épave ont cessé dès l’arrivée de Tropic Bird, un puissant pneumatique sur-motorisé armé pour la plongée, qui s’est rendu rapidement sur les lieux après le naufrage. A l’arrivée de Zephyrus, le relais a été passé, et nos amis Andy (ancien Royal Marine Commando de Sa Majesté britannique, don’t forget it ! et pour autant si gentil et calme) et sa charmante éco- Rhian ont pris magistralement en main le bazar.

Peu de temps avant l’arrivée, j’ai discrètement (au début, parce qu’après, avec l’animal au bout de la ligne, c’était plus difficile !!!) transgressé l’interdiction de pêcher de la cambusière en chef, me disant qu’avant les opérations à venir, des protéines en quantité seraient les bienvenues sur place. Nous avons capturé un gros tazard de près de 2 mètres de long. Nous le coupons en deux : la moitié pour les pêcheurs, l’autre pour Zephyrus. Ca met de l’huile dans les rouages. Marin et moi allons plonger sur l’épave avant la nuit, pour nous faire une idée des possibilités de renflouement, et la transmettre par e-mail à Nicolas et Marie-Laure, à Nuku’alofa. L’eau est totalement translucide, le bateau est encastré sur de gros blocs de corail, le safran est brisé, un trou béant de 40 cm de diamètre apparaît à l’arrière. Andy a retiré la tête de roche agressive qui l’a provoqué. Mais la vision du pont, totalement intact, est impressionnante. Les poissons multicolores ont déjà pris possession de l’épave…

L’équipage canadien de Tyee nous rejoint avant la nuit, et nous dînons tous … de poisson !!! à bord de Jangada.

Toutes les informations disponibles ont été envoyées à Nicolas et Marie-Laure.

Une tendance se dessine déjà, d’une part le matériel nécessaire au renflouement (parachutes gonflables en particulier) n’est pas disponible à Nuku’alofa, il faut le faire venir au prix fort de Nouvelle-Zélande ; d’autre part les coûts prévisibles de l’opération globale (support logistique, plongées, obturation des voies d’eau, assèchement, remorquage, sortie d’eau de l’épave à Nuku’alofa, travaux de réparation) sont excessifs par rapport à la valeur de ce bateau âgé (non assuré). A l’évidence, de surcroît, nos amis n’ont plus, après l’épreuve qu’ils viennent de vivre, et les mois de travail qu’ils avaient consacré à la remise en état de ce bateau familial (sans oublier le budget investi), l’énergie nécessaire à soulever des montagnes. On les comprend. Ils renoncent, c’est probablement la solution la plus sage, au moins financièrement. La Tortue va finir sa carrière là, sur le récif de Kelefesia.

Fin d’une belle histoire de bateau. L’équipage et le bateau avaient appareillé de Papeete il y a moins de 2 mois…

Cette décision prise, il faut sécuriser l’épave, c'est-à-dire enlever les mâts, et vider le bateau. Nicolas nous donne le feu vert par téléphone. Demain, on attaque à l’aube, car il faut faire vite, dans ce mouillage précaire. Et puis, Nicolas et Marie-Laure, sachant trois voiliers sur place, ont décidé de revenir passer quelques heures sur les lieux du naufrage. Récupérer quelques affaires, débarrasser l’épave de ce qu’elle contient, discuter avec Noa, le fils du propriétaire de l’île, et aussi faire le deuil définitif de La Tortue, et du projet temporaire de vie dont le voilier était le support. Le petit ferry des îles les déposera demain matin à Nomuka, et de là, Noa les emmènera avec sa barque motorisée jusqu’à Kelefesia, où ils nous retrouveront pour l’après-midi et la nuit.

J’aime cette idée de revenir faire ses adieux à son voilier, et j’apprécie leur décision et leur courage de revenir sur les lieux du naufrage.



Aussitôt après notre manœuvre de mouillage, j’ai plongé pour m’assurer de la trajectoire de la chaîne et de l’enfouissement de l’ancre de Jangada, outre les deux manoeuvres de traction habituelles à notre bord avec les moteurs en arrière. Dans la nuit, un grain s’abat sur Kelefesia, et nous nous retrouvons, Andy sur Zephyrus, John sur Tyee, et moi sur Jangada, trempés et grelottant dans le vent, la pluie, et l’obscurité, lampe frontale à poste, moteurs en marche et feux de pont allumés, VHF en marche, à essayer de lutter contre cette furie de temps, piègeuse à souhait dans ce genre d’endroit mal famé. Jangada et Zephyrus se retrouvent bord à bord dans le clapot, l’un de nous a bougé. On sort les défenses, je rallonge de 20 mètres la chaîne de mouillage, ça passe, mais l’alerte de la nuit reste présente à nos mémoires… Plus tard dans la journée, je constaterai que notre chaîne de mouillage a cisaillé la patate de corail de plusieurs centaines de kilos qu’elle contournait au départ. La chaîne a alors tiré au plus court en passant sous la roche, c’est ce qui nous a rapprochés de Zephyrus au cours de la nuit. Je m’en étonne encore.

Le jour levé, nous allons fixer des défenses au mât d’artimon, puis coupons progressivement tous les haubans. Cela permet de s’apercevoir que le fil des cisailles à haubans s’émousse bien vite : il faut finir le job à la scie à métaux lubrifiée à l’huile de coude. On apprend tous les jours de la mer.

Le mât finit par basculer doucement dans l’eau, puis nous le remorquons sur la petite plage de l’île avec notre annexe. Vient ensuite le tour du grand-mât, tenu par 12 câbles…

Plus difficile, plus long, plus physique, mais on y arrive aussi. Les barres de flèche accrochent le corail avant la plage, le mât est lourd, on perd du temps, mais les pêcheurs nous aident : c’est en quelque sorte le principe simplifié du « No cure, no pay » appliqué encore (et malheureusement) en matière de sauvetage en mer, avant que les lois maritimes internationales ne soient modifiées, lors du naufrage de l’Amoco Cadiz, sur les roches de Portsall, en 1978...

Il nous a fallu la matinée pour démâter le bateau et remorquer les mâts sur la plage. Les pêcheurs ont assisté au travail, la mine un peu dépitée, en se disant sans doute que l’aubaine du naufrage allait leur passer sous le nez. En fait, en discutant avec eux, nous apprenons que le roi des Tongas, il y a de cela quelques décennies, a donné l’île de Kelefesia au père de Noa, son ami. L’île est déserte, inhabitée, inhospitalière, mais splendide.

Seul un campement sommaire abrite les pêcheurs de Nomuka qui y séjournent de temps à autre. Dans l’après-midi, j’aperçois la barque de Noa qui arrive de Nomuka. Je saute dans l’annexe et vais à la rencontre de Nicolas et Marie-Laure.

Pour eux, c’est le choc. Et les larmes de l’émotion.

Seul le petit radeau de plongée gonflable de Jangada, que j’ai amarré à l’épave, signale le lieu du naufrage… Au moment de l’abandon, à la nuit tombante, quelques jours plus tôt, alors que le bateau tossait sur le récif et que l’eau noyait déjà les planchers, le bateau flottait encore quand ils avaient gagné en annexe le rivage en emmenant avec eux l’essentiel.

Ils avaient lancé un appel de détresse avec leur téléphone par satellite Iridium, en appelant directement le CROSS (Centre Régional Opérationnel de Sécurité et de Sauvetage) Gris-Nez, en France, lequel l’avait répercuté vers la Nouvelle-Zélande et les Tongas. Un navire de guerre avait appareillé tôt le lendemain matin de Nuku’alofa, avait stoppé au large au lever du jour dans une mer encore dure, et avait envoyé un pneumatique vers la plage pour récupérer les quatre occupants de La Tortue, qui avaient passé la nuit dans le campement occasionnel des pêcheurs, autour d’un feu bienvenu.

Quelques cochons noirs vivent en liberté sur l’île, et leurs grognements avaient un peu inquiétés les naufragés au cœur de la nuit.

Lors de leur évacuation par le navire de guerre tonguien, l’équipage de La Tortue avait remarqué que le voilier s’était bien sûr enfoncé dans la nuit, mais il flottait encore.

Là, à l’instant où les naufragés re-découvrent le site apaisé, seul le petit radeau que nous avons amarré à l’épave signale sa position.

Avec un petit filet de gas-oil qui irise la surface en s’échappant doucement du réservoir…

Marie-Laure a du mal à maîtriser ses larmes, Nicolas est silencieux.

Nous ne sommes pas bavards.

Le déjeuner est le bienvenu. Andy a réussi à sortir quelques bouteilles de vin de l’épave, cela fait du bien. Nous arrivons presque à leur arracher un sourire.

Nicolas et Marie-Laure nous demandent de leur laisser 20 minutes pour plonger seuls sur l’épave, je les conduis en annexe à la verticale de celle-çi, puis nous les laissons seuls face à l’adversité et à la réalité de ce qu’est devenu leur voilier.

Puis le travail sur l’épave reprend, tout ce qu’elle renferme sera sorti dans l’après-midi. Le matériel vendable va sur Zephyrus et Tyee qui doivent gagner ensuite Nuku’alofa. Tandis que Jangada doit remonter vers le nord, sur l’île de Nomuka, pour y déposer la femme de Noa, qui, seule à parler quelques mots d’anglais, est venue pour la journée avec son mari et sa petite fille Cristina, essayer de négocier le transfert de propriété de l’épave (elle sera finalement cédée au gouvernement des Tonga). Tout ce qui n’est pas vendable va sur la barque de Noa. Dans la soirée, alors que nous sommes revenus à bord, et que Nicolas et Marie-Laure se sont installés dans la cabine tribord de Jangada, Noa me fait signe de venir vers la plage.

Il me fait comprendre par gestes que tout le monde est invité ce soir à un barbecue, et que deux cochons ont été tués pour l’occasion. Je répands la bonne nouvelle et nous nous retrouvons tous un peu plus tard sur la petite plage où les compagnons de Noa allument un grand feu et y font cuire deux petits porcelets dodus embrochés sur des piques de bois.

Belle façon de tourner la page pour l’équipage de La Tortue, qui dès demain, regagnera Nulu’alofa, et quelques jours plus tard la France, pour commencer une autre vie…

Je suis content pour nos amis qu’ils aient fait le choix de revenir voir l’épave : une belle façon de faire le deuil de cette histoire, en n’ayant rien à regretter, avant de tourner la page.

Nicolas, gentîment, donnera aux enfants ses cerf-volants, retirés de l’épave. Il n’est déjà que trop chargé. Il dépose sur le pont un sac de manilles et de mousquetons, un jerrycan de gas-oil, une veste. Elégance du geste, mais nous n’étions pas là pour ça.

Le lendemain matin, Nicolas et Marie-Laure embarquent sur Tyee qui les ramène à Nuku’alofa, Zephyrus reste pour finir de nettoyer l’épave avec les insulaires, et nous mettons le cap sur Nomuka, à une douzaine de milles dans le nord-ouest, pour y déposer Maria.

La plupart des bateaux, peu nombreux, qui passeront à l’avenir au mouillage de Kelefesia ignoreront sans doute que là, sous l’eau, dans les roches, à 200 mètres de la petite plage, repose l’épave de La Tortue.

Plus rien ne la signale à la surface des flots.

Juste notre souvenir.



Après notre courte escale à Nomuka, nous passons l’après-midi au mouillage près de l’épave d’un navire de pêche coréen. La mer brise bruyamment sur un haut-fond à quelques dizaines de mètres.

Le lendemain, nous rejoignons l’île de Fonuafua. Encore un mouillage précaire. Pendant la séance de CNED, je pars en annexe visiter un îlot désert situé à 2 milles environ. Je tombe sur une énorme truie, occupée à manger des noix de coco, et aussi surprise que moi de notre rencontre. Nous visitons en fin d’après-midi le petit village de l’île, échangeons quelques mots avec l’instituteur, répondons aux questions de quelques enfants. La nouvelle du naufrage de La Tortue est parvenue jusqu’ici.

La nuit au mouillage est calme. Ce qui veut dire que je ne me lève que 2 ou 3 fois pour faire une ronde rapide, profitant de ce qui est sans doute chez moi la fin d’un cycle de sommeil.

La géographie des Ha’apai est complexe, il faut s’y plonger pendant un bon moment pour en sortir un itinéraire de croisière cohérent. Nous décidons de gagner une île solitaire, abritée par une longue barrière de corail, Limu Island, située à une vingtaine de milles dans le nord-est.

Le destin va nous y jouer un drôle de tour, mais nous ne le savons pas encore.

Nous slalomons toute la matinée entre les récifs, bien visibles, et arrivons au milieu de l’après-midi à proximité de Limu. Dispositif d’approche en zone corallienne : je monte dans les barres de flèche pour donner les consignes de pilotage, Barbara prend les commandes, Marin assure la veille aux étraves et assure le début de la manœuvre de mouillage, Adélie annonce toutes les 10 secondes la profondeur au sondeur et assure le relais vocal entre nous trois.

La méthode a fait ses preuves.

La cartographie électronique est décalée d’au moins 2 à 300 mètres, un classique dès qu’on entre dans le détail des approches de mouillages isolés et peu fréquentés.

Nous trouvons une zone de mouillage correcte dans 4,50 mètres d’eau, fond de sable blanc, avec le rayon d’évitage assuré sur 360°, à deux encâblures (1 encâblure = 1/10 de mille marin, soit 185 mètres) sous le vent de Limu. Nous dévirons la chaîne au guindeau avec un peu d’erre en arrière pour l’allonger correctement, effectuons une première traction en arrière à 40 mètres avec les moteurs, puis une deuxième, plus forte, à 65 mètres, moteurs à 1200 t/mn.. Malgré l’effort, le bateau est immobilisé, l’ancre a bien croché. Comme d’habitude lorsque nous sommes mouillés dans une zone corallienne où nous prévoyons de passer la nuit (sans aucune possibilité d’appareiller de nuit du fait de l’omniprésence de récifs proches de la moins mauvaise trajectoire de sortie), je plonge pour contrôler la position de l’ancre et la trajectoire de la chaîne. L’ancre est profondément enfouie dans le sable, la chaîne parfaitement allongée, le marnage est inférieur à 1 mètre, nous avons 65 mètres de chaîne au davier pour un peu plus de 4 mètres d’eau, le vent souffle de secteur est à 10 nœuds, conforme aux prévisions météorologiques pour la nuit. Nous sommes sous le vent de la barrière de corail, et sous le vent de l’île. Nous stoppons les moteurs, mettons l’annexe à l’eau, et débarquons sur la plage immaculée de Limu. Un petit campement de pêcheurs, désert, des traces de feu, des centaines d’oiseaux, des coquillages sur le sable. Nous faisons le tour de la petite île, les enfants jouent dans l’eau, puis cherchent les plus jolis coquillages de la grève. Je pénètre dans les frondaisons de l’intérieur de l’île pour aller observer les nids de noddis noirs dont la plupart abritent un oisillon. J’ai lu quelque part que cette île était aussi habitée par des serpents marins, mais nous n’en avons vu aucun. Nous rentrons à bord avec le coucher du soleil. Le temps est nuageux, mais calme.

Dimanche 17 Octobre.

Vers 02H00 du matin, le martellement de la pluie qui tombe dru sur le pont me réveille : j’effectue une ronde. Le temps s’est dégradé, le ciel est couvert, chargé, le vent a tourné d’une trentaine de degrés, 12 nœuds. Rien d’alarmant. De toute façon, il est hors de question d’appareiller de nuit de ce mouillage, trace électronique (enregistrée sur l’écran de l’ordinateur de navigation) ou pas : l’approche en est pavée de dangers, qu’il faut parer à quelques mètres, comme c’est le cas dans bon nombre de mouillages des Ha’apai.

Seule la lumière du jour, libératrice des inquiétudes de la nuit, permet l’appareillage.

Je retourne me coucher. Vers 04H20 du matin, je suis soudainement réveillé par un grain violent qui nous tombe dessus au mouillage. En quelques secondes, des trombes d’eau s’abattent sur le pont, des rafales à 30/35 nœuds rugissent dans le gréement. Sur le pont, l’obscurité est totale, la nuit noire, le rideau de pluie épais. La visibilité ne dépasse pas quelques mètres. Je démarre les moteurs, constate que le vent a tourné brutalement avec le grain de 150°, il souffle maintenant du sud-ouest. Mais je ne perçois aucun des signes habituels d’un dérapage de l’ancre, dont la patte d’oie textile n’a pas, volontairement, été mise à poste la veille. Ainsi les vibrations sonores de la chaîne qui travaille sur le fond se transmettent directement à la structure métallique de l’avant du bateau : davier, poutre transversale avant, guindeau, et de là à la structure composite du bateau. Cela suffit amplement à me réveiller. Ceci dit, mouillages dans la vase des fleuves du Sénégal mis à part, nous n’avons jamais dérapé. En quelques secondes, je suis trempé et transi de froid, je vais rapidement réveiller tout le monde, attrape une veste de quart, et remonte sur le pont.

A peine quelques secondes plus tard, je sens que les quilles touchent, de petits chocs sans violence, mais bien perceptibles. Nous sommes sur le corail !

J’ai du mal à comprendre, mais c’est clair, nous avons dérapé, nous dérapons sous les rafales du grain ! La chaîne est normalement tendue, pas de secousses particulières, pas de vibrations au niveau de la chaîne : nous glissons sur le sable mou, l’ancre a du sortir de sa souille sous l’effet de la traction quasiment inversée. Je mets Marin à la commande du guindeau, et lui dit de virer progressivement la chaîne pendant que je fonce aux commandes des moteurs. L’absence de visibilité ne me permet guère de savoir dans quel sens il convient d’essayer d’aller. J’essaie de dégager le bateau avec les moteurs, dans la direction de la chaîne de mouillage, mais je comprends vite que nous ne sortirons pas aussi facilement de ce mauvais pas. La chaîne continue à venir sans effort. Inutile d’insister. Nous mettons l’annexe à l’eau, embarquons l’ancre légère Fortress à la lueur de nos lampes frontales, et allons la mouiller sur 100 mètres de câblot au vent. La traction au winch ne donnera rien, la quille bâbord est déjà prise. Nous nous contentons de faire pivoter le bateau dans l’axe de sortie présumé. En faire davantage ne sert à rien. J’enrage de m’être fait avoir, mais il faut accepter la situation. Il n’y a pas de danger, il faut simplement être patient.

Les Ha’apai nous donnent juste un avertissement.

La mer descend, et nous sommes rapidement posés, prisonniers d’un petit plateau corallien.

Les quilles fixes ont très légèrement tossé, rien de méchant, et le plus fort du grain est passé en l’espace de dix minutes. Le temps se calme rapidement. Les premières lueurs du jour jettent sur Limu Island un éclairage blafard. Le clapot est tombé aussi vite qu’il s’était levé.

J’enfile ma combinaison et je plonge sous le bateau. Pas de chance, les quilles fixes sont passées à quelques centimètres près au-dessus d’un plateau corallien assez plat, alors que la mer descendait. Une dizaine de mètres seulement nous sépare de l’eau libre. Dans notre malheur, cela me va.

Je remonte, demande un café bien chaud à Barbara, et encourage mon petit équipage à prendre un petit-déjeuner solide. On va avoir besoin d’énergie ! Le bateau a pris quelques degrés de gîte sur tribord, nous ne sommes pas habitués ! J’explique aux miens la situation, pas mauvaise si le temps reste calme, détaille ce que nous allons faire pour sortir le bateau de cette situation inconfortable, et distribue les rôles. Je promets à chacun que nous flotterons à nouveau en eau libre dans quelques heures. Je sens de la tension, de la concentration, mais pas d’inquiétude excessive. J’arrive à plaisanter.

Je devine néanmoins que les évènements récents vécus à Kelefesia ne sont pas bien loin dans les esprits… Mais mon optimisme justifié maintient le moral de l’équipage. Marin enfile aussi sa combinaison de plongée, nous préparons sur le pont tout le matériel.

Barbara et Adélie restent à bord, Marin et moi embarquons dans l’annexe. Nous commençons par le plus difficile : relever tout le mouillage principal à la main pour l’embarquer dans l’annexe. J’ai coupé l’étalingure, les filles dévirent au guindeau, l’annexe s’enfonce, mais nous portons l’ancre principale à 180 mètres dans l’axe de sortie du bateau. Nous allongeons progressivement la chaîne, Marin plonge pour enfouir l’ancre-charrue et optimiser l’opération, puis nous ramenons l’extrémité du câblot textile sur la poupée du guindeau. Mise en tension simple, paré à virer. Nous relevons l’ancre légère Fortress (dont la tenue est surprenante d’efficacité, je l’avais déjà expérimentée) précédemment mouillée, et la portons à 150 mètres du voilier à 20° à tribord de l’axe longitudinal. Le bout revient sur le winch d’écoute de solent tribord. Mise en tension, l’ancre a croché, voilà la deuxième ligne de mouillage prête à tracter le bateau. Chacune est munie d’un flotteur d’orin. Mais ce n’est pas tout de porter des ancres au loin pour se sortir d’affaire, il faut aussi pouvoir retenir le bateau une fois revenu en eau libre, avant qu’il ne se remette sur une patate dont le coin est truffé ! Nous mouillons notre troisième ancre à 120 mètres sur l’arrière bâbord, au ras du récif.

Au total, ce travail nous a pris près de 3 heures. Barbara nous a préparé un énorme plat de pâtes au basilic et à l’huile d’olive. Nous reprenons des forces. La mer remonte depuis 09H00, le bateau se redresse progressivement. Nous sommes prêts. Je plonge de temps à autre pour suivre l’évolution de la situation sous l’eau, et Adélie est chargée de ma protection rapprochée. Elle surveille que le serpent jaune et noir que nous avons aperçu à plusieurs reprises dans la matinée autour du bateau ne s’intéresse pas de trop près à son Papa. C’est le plus gros que l’on ait aperçu jusqu’à maintenant, 1,50 mètre environ, et mieux vaut éviter la rencontre.

La quille tribord décolle à 12H45. Je reprends un peu la tension des deux lignes de mouillage avant. A 13H25, le bateau commence à progresser vers l’eau libre. Inutile de forcer, le temps est stable, la mer calme, il faut attendre. Dix minutes plus tard, je reprends encore la tension sur la ligne de mouillage principale. Le bateau se libère peu après du corail, nous sentons deux ou trois petits chocs des quilles qui accrochent légèrement en progressant vers l’eau libre, puis le bateau flotte doucement à nouveau au-dessus du sable blanc. Je reprends la ligne de mouillage arrière, et immobilise le bateau. Nous voilà sortis d’affaire !

Je pousse un cri de victoire, et je vois un joli sourire illuminer le visage de Barbara. Je sais qu’elle a tu son inquiétude, mais aussi qu’elle a totalement confiance en moi en mer. Adélie aussi est soulagée. Elle a pris sur elle depuis plusieurs heures, en s’acquittant avec attention des petites tâches qui lui étaient confiées. Marin a été super efficace, toute la matinée il m’a aidé à mettre en place le dispositif des ancres, mon fiston grandit, et je suis fier de lui.

Nous inspectons les quilles: un peu de travail de reprise des bas de quilles, mais aucun dégât structurel. Les chocs ont été légers. Les coques et les hélices n’ont jamais touché. Je reconnecte les safrans, nous relevons les ancres secondaires une à une, puis la ligne de mouillage principale, qui retrouve sa place dans la baille à mouillage. Les moteurs ronronnent. Nous décidons de gagner Pangaï, le village principal des Ha’apai, à une vingtaine de milles plus au nord. Le jour tombe doucement sur la baie abritée.



Les Ha’apai nous ont envoyé deux messages d’avertissement en quelques jours. Inutile d’insister. Les marins sont superstitieux.

Nous songeons maintenant à la route qui doit nous conduire bientôt en Nouvelle-Zélande.

Mais auparavant, je souhaite faire un crochet par l’île-volcan de Tofua, dont j’aperçois la silhouette massive dans l’ouest depuis plusieurs jours.

Ce soir, au mouillage de Pangaï, double ration de tafia pour l’équipage.

Jangada a payé son tribut à la dangereuse virginité des Ha’apai.

Olivier
 Une daurade coryphène particulièrement combative.

Seuls les mâts de La Tortue émergent encore au-dessus du récif...
 ... de Kelefesia, petite île des Ha'apai.
Triste fin de l'histoire d'un voilier...
La petite plage de Kelefesia, sur laquelle nous avons ramené les mâts de La Tortue. A gauche, la barque de Noa.
Nicolas et Marie-Laure, naufragés revenus sur le lieu du drame.

Les pêcheurs locaux nous ont invités à dîner sur la plage.

Cochon grillé au menu!

Adélie, au village de Fonuafua, aux Ha'apai.
Les enfants sur la plage de Limu Island.
 Sur la plage de Limu Island, il n'y a pas que des coquillages...
 Jangada échoué pour quelques heures à Limu Island, au matin du 17 Octobre.

Limu Island , lun souvenir familial particulier pour l'équipage de Jangada.
Un grain puissant aux Ha'apai, comme celui qui nous a joué un mauvais tour. Ce n'est plus qu'un souvenir.