samedi 27 novembre 2010

Billet N°85 A l’île-volcan de Tofua, nous avons retrouvé la baie Norton et la grotte du Capitaine Bligh…

  –   Du Mercredi 20 au Vendredi 22 Octobre 2010.  


Par Olivier

Le Mercredi 20 Octobre, au mouillage du village principal des Ha’apai, nous complétons notre avitaillement en vue de notre traversée de 1125 milles vers la Nouvelle-Zélande. J’ai rendu visite hier aux autorités de Pangaï pour obtenir notre clearance de sortie.

Nous quittons la baie de Pangaï pour un petit mouillage au sud de l’île de Tofanga, à une dizaine de milles dans l’ouest. Demain matin, si l’évolution météo se confirme, nous gagnerons la côte nord de Tofua, à une trentaine de milles dans l’ouest des Ha’apai, pour y attendre, pendant 36 à 48 heures, la rotation annoncée des vents à l’est-sud-est qui nous permettra de faire route vers le sud-ouest. Vers la Nouvelle-Zélande.



Tofua est une île inhospitalière, un cône volcanique qui plonge directement dans la mer.

Il n’y existe aucun mouillage abrité, mais, en étudiant attentivement la carte marine dont je dispose, j’ai remarqué l’existence d’une petite avancée rocheuse couverte d’une vingtaine de mètres d’eau au nord de l’île. Si elle existe bien, nous devrions pouvoir y jeter l’ancre, en évitant qu’elle ne tombe dans l’une des fosses abyssales de l’Océan Pacifique…

Ce sera un mouillage précaire bien entendu. Encore un, me direz-vous ! Mais l’intérêt du voyage est aussi à ce prix.

Les conditions me semblent exceptionnellement propices à ma petite expédition à Tofua, sur les traces du Capitaine Bligh.

J’y pense depuis longtemps, à ce petit détour historique, mais aux Tonga les équipages de rencontre qui me demandaient notre programme de navigation ces derniers temps n’avaient pas l’air de bien saisir les raisons de mon intérêt particulier et récurrent pour ce détour peu engageant par Tofua. (Le séjour à Tofua n’étant pas simple, le détour par cette île et sa voisine Kao n’est suggéré dans aucun guide de navigation des Tonga.) Sans doute n’éprouvaient-t-ils pas le même intérêt que moi pour l’histoire des expéditions maritimes. Ils ignoraient vraisemblablement qu’à Tofua s’était déroulé, à la fin du XVIII ème siècle, un épisode marquant de la légendaire mutinerie du HMS Bounty.

Un épisode suivi d’un exploit maritime peu connu, mais bien réel, qui pousse tout marin averti à considérer avec un œil plus nuancé que le commun des cinéphiles les qualités de marin du lieutenant de vaisseau William Bligh, de mauvaise réputation, commandant le Bounty, mais débarqué de force par les mutins. La plupart des marins, sans même parler du grand public, qui ne se sont pas donnés la peine de recouper les sources pensent que la célèbre mutinerie conduite par le beau lieutenant Fletcher Christian (interprété successivement au cinéma par Clark Gable, Marlon Brando ou encore Mel Gibson) contre le vilain capitaine William Bligh s’est déroulée au départ de Tahiti, où, cela est vrai, la plupart des marins du Bounty, resté plus de 5 mois en escale, avait trouvé tendres attaches féminines auprès de belles et lascives vahinées…

Pas du tout, elle eût lieu aux Tonga, à une trentaine de milles au large de … Tofua !

Autant vous le dire tout de suite : la véritable histoire de la mutinerie du Bounty (sa genèse, ses raisons, son déroulement, la répartition des marins sur le navire d’une part, sur la chaloupe d’autre part, puis la suite de cette incroyable épopée, aux îles Australes d’abord, à Tahiti puis à Pitcairn d’une part, à bord de la chaloupe de Bligh vers Timor puis Batavia d’autre part, et enfin en Angleterre devant la cour martiale pour Bligh d’abord, puis pour une minorité de l’équipage, est infiniment plus complexe, et de ce fait passionnante, que le cinéma l’a montré dans ses diverses interprétations. De même, le tempérament et la véritable personnalité des deux acteurs principaux de cette épopée, le lieutenant de vaisseau Bligh (commandant) et l’officier chef du 3ème quart Christian (à tort présenté comme Second Capitaine, fonction occupée à bord par John Fryer, un officier il est vrai assez effacé) ne sont pas aussi simples que le cinéma a choisi de le montrer pour séduire le public. Bref, vous l’aurez compris, Fletcher Christian n’était pas aussi beau, bon, et juste que cela (il sera plus tard assassiné par les Tahitiens venus vivre avec lui à Pitcairn) et William Bligh n’était pas aussi vilain, méchant et mauvais que cela : non seulement il sera acquitté par la cour martiale de l’amirauté britannique, mais il sera promu capitaine de vaisseau, repartira pour Tahiti avec la même mission (ramener des plants d’arbre à pain – uru - pour les implanter dans les colonies britanniques de l’Atlantique, en Jamaïque en particulier) deux ans plus tard, mission qu’il réussira avec deux navires, sera félicité par l’amiral Nelson à la bataille de Copenhague en 1801, sera nommé gouverneur de la Nouvelle Galles du Sud (province la plus importante d’Australie), puis deviendra vice-amiral…

Mais tout cela serait beaucoup trop long à raconter. Déjà que…

Mais, après tout, personne n’est obligé de me lire !

Revenons, pour ceux que cela intéresse, aux évènements de Tofua.



Bligh écrit, dans « Relation de l’enlèvement du navire Le Bounty » (titre original : « A narrative of the mutiny on board His Majesty Ship The Bounty »), en bref sa version des faits :



« J’appareillai d’O-Taïti le 4 Avril 1789, ayant à bord 1015 plants d’arbres à pain et plusieurs autres d’arbres fruitiers très précieux de ces contrées, que nous avions rassemblés par une suite constante d’attentions, pendant cinq mois et dix jours, et qui se trouvaient, au moment du départ, dans l’état de la végétation la plus parfaite.

Le 11 Avril, je découvris une île…Cette île est nommée par les naturels Ouaî-tou-taqui (Aïtutaki, aux îles Cook). Le 24, nous mouillâmes à Annamouca (Nomuka, aux Ha’apai, Tonga), l’une des îles des Amis ; nous y complétâmes notre provision d’eau et de bois, et nous en repartîmes le 27… Le 28 au soir, à cause des vents trop faibles, nous n’étions pas encore hors de ces îles, et je fis porter cette nuit le cap vers l’île de Tofô (Tofua). Le Maître (Fryer, second capitaine) commandait le premier quart, le canonnier (Peckover, maître-canonnier, chef de quart) celui de minuit, et Mr Christian (officier, chef de quart), l’un des officiers, celui du matin ; c’est ainsi que les tours de service se trouvaient réglés pour cette nuit.

Un moment avant le lever du soleil, Mr Christian avec le capitaine d’armes (Churchill, un violent, plus tard assassiné à Tahiti par les insulaires), le second canonnier (Mills, assassiné ultérieurement à Pitcairn par les tahitiens embarqués avec les mutins) et le nommé Thomas Burkitt matelot (l’un des trois marins du Bounty plus tard condamnés à mort par l’amirauté et pendus à la grande vergue du HMS Brunswick, le 20 Octobre 1792), entrèrent dans ma chambre pendant que je dormais encore : ils me saisirent, me garrottèrent les mains derrière le dos, me menaçant de me tuer à l’instant si je parlais ou si je faisais le moindre bruit…



Christian n’avait qu’un sabre à la main ; les autres étaient armés de fusils avec leurs baïonnettes. Ils m’arrachèrent de mon lit, me traînèrent en chemise sur le gaillard, me faisant beaucoup souffrir pour m’avoir attaché les mains de nœuds très serrés. Je leur demandai la raison de cette violence : mais pour toute réponse, ils me menacèrent de me tuer à l’instant si je ne me taisais pas. »



28 avril 1789 (à l’époque, les navigateurs décomptaient les journées de midi à midi), 24 jours après l’appareillage de Tahiti, 30 milles dans le sud-ouest de Tofua. : Bligh et 18 de ses hommes sont débarqués dans la chaloupe du Bounty, qui, surchargée, n’en peut compter plus.



(Il faut savoir qu’historiquement, les vrais mutins actifs du Bounty ne sont pas plus de 7 ou 8, sur un équipage de 45 personnes, outre le Capitaine. 5 marins supplémentaires auraient souhaité suivre leur Capitaine à bord de la chaloupe, qui ne peut les recevoir, et Christian les retient, il a besoin d’eux à bord du Bounty.)



Bligh :



« On laissa au maître d’équipage et aux matelots qui étaient destinés pour la chaloupe, la liberté de ramasser du fil de caret, de la toile, des lignes, des voiles, quelques cordages, un tierçon contenant environ 98 pintes d’eau ; et le charpentier prit son coffre d’outils. Mr Samuel (comptable du bord) prit cent cinquante livres de biscuit et une petite quantité de rhum et de vin. Il emporta aussi un quartier à prendre la hauteur et un compas de route ; mais on lui défendit, sous peine de mort, de toucher ni carte, ni éphéméride, ni livre d’observations astronomiques, ni sextant, ni horloge, ni aucun de mes relevés ou dessins. …

Je demandai quelques armes : ils se moquèrent de moi, me disant que je n’en avais pas besoin… Cependant, après que nous eûmes filé la chaloupe de l’arrière, on nous jeta quatre sabres. …

Sans autre cérémonie, me tenant par la corde qui me liait les mains,…, je fus jeté de force hors du bord, et alors ils me détachèrent les mains. Aussitôt que je fus dans la chaloupe, ils nous filèrent en arrière du vaisseau par le moyen d’une corde : on nous jeta quelques pièces de cochon salé, quelques habillements, et les sabres dont j’ai déjà fait mention. …

Après m’avoir fait subir mille plaisanteries et m’avoir gardé ainsi quelque temps pour leur servir de jouet, ces indignes rebelles nous laissèrent enfin aller en dérive sur le grand Océan. … »



« Il était essentiel de prendre un parti réfléchi : ma première résolution fut d’aller chercher une provision d’eau et de fruits à pain à Tofô. …

Mercredi 29Avril. … Nous avions tellement gagné le vent, à l’aide de nos avirons, que nous pûmes faire voile avec une petite brise de l’Est qui s’éleva alors. Il était cependant déjà nuit close lorsque nous arrivâmes sur Tofô, où je m’étais flatté de débarquer ; mais les côtes se trouvèrent si à pic et si remplies de rochers, que je fus obligé d’abandonner ce projet et de me tenir toute la nuit sous le vent de l’île, soutenu par deux avirons ; car il n’y avait aucun mouillage. Ayant donné l’ordre en conséquence, je servis à chaque homme une demi-pinte de grog, et chacun se livra, autant qu’il pût, au repos que notre triste situation permettait de prendre.

Le matin, à la petite pointe du jour, nous suivîmes la côte pour chercher un lieu de débarquement ; ce ne fut qu’à dix heures, ou à peu près, que nous découvrîmes une anse pierreuse dans le Nord-Ouest de l’île : j’y jetai le grappin à vingt brasses de distance des rochers. La lame se déployait fortement à terre. …

J’observai dans cette anse 19°41’ de latitude Sud. Elle est située dans la partie Nord-ouest de Tofô, la plus au Nord-Ouest de toutes les îles des Amis. …

Nous débarquâmes … et nous entrâmes dans l’île, après nous être hissés sur le haut du précipice, en nous tenant à des lianes que les naturels du lieu avaient fixé là à ce dessein ; et c’était le seul chemin par où on pût s’introduire dans le pays. …

Le pays qui l’avoisine est tout couvert de lave et offre l’aspect le plus désolé. …

Dans le fond de l’anse, il y avait une grotte éloignée d’environ soixante-dix toises du bord de la mer ; il y avait une largeur de près de cinquante toises de rochers qui bordaient la côte ; et le seul passage par où on pût venir à nous de l’intérieur de l’île, était celui dont j’ai donné la description : cette situation nous mettait à l’abri d’une surprise et je me déterminai à passer cette nuit à terre avec une partie de mes gens, afin de laisser plus d’espace aux autres pour dormir à leur aise dans la chaloupe, avec le Maître. J’ordonnai à cet officier de se tenir sur un seul grappin et de faire faire le quart pour prévenir une attaque. …

Je fixai le tour des quarts pour la nuit ; ceux qui n’étaient pas de service se couchèrent pour dormir dans la grotte. Nous entretînmes un bon feu devant l’entrée. »



Bligh et ses hommes restèrent 5 jours dans l’anse de Tofua, du 29 Avril au 3 Mai 1789, à essayer d’accumuler, laborieusement, de l’eau et des vivres. Progressivement, les relations avec les insulaires, de plus en plus nombreux, se dégradèrent, jusqu’au dénouement.



«Cette position riante ne fut pas de longue durée ; les Indiens commencèrent à venir en foule et je crus m’apercevoir qu’il se tramait contre nous quelque chose. Bientôt après, ils tentèrent de haler la chaloupe à terre ; je menaçai Ifaou (l’un des chefs des insulaires) le sabre levé, pour l’obliger par-là à leur faire lâcher prise ; cela me réussit et tout redevint tranquille. …

Je continuai d’acheter le petit nombre de fruits à pain qu’on nous apporta et aussi quelques lances pour armer mon monde ; car nous n’avions pour toutes armes que quatre sabres, dont deux étaient restés dans la chaloupe. Comme nous n’avions aucun moyen d’améliorer notre position, je prévins mon monde que j’attendrais le coucher du soleil, espérant qu’à cette époque nous pourrions trouver quelque moyen de nous tirer d’embarras. Je leur dis que nous ne pouvions nous en aller dans ce moment, sans nous voir obligés de percer toute cette multitude en combattant, ce qui serait plus praticable la nuit ; que d’ici-là nous tâcherions d’embarquer petit à petit dans la chaloupe tout ce que nous avions acheté. Le rivage était bordé d’Indiens, et on entendait de toutes parts le bruit des pierres qu’ils tenaient dans chaque main, les frappant les unes contre les autres ; je connaissais ce signal pour être celui de l’attaque. …

Aussitôt que le dîner fut fini, nous commençâmes peu à peu à transporter nos effets dans la chaloupe ; ce fut une besogne difficile à cause des fortes lames qui se déployaient sur la côte. J’observai attentivement tous les mouvements des Indiens dont le nombre augmentait toujours… Ils tenaient conseil ensemble et tout me démontrait que nous allions être attaqués. J’envoyai ordre au Maître de tenir la chaloupe accostée à terre lorsqu’il nous verrait descendre, afin que nous pussions tous nous embarquer promptement. …

Le soleil était prêt de se coucher lorsque je donnai le mot pour le départ… on se disposa à l’instant à l’attaque…J’ordonnai au charpentier de rester avec moi jusqu’à ce que tous les autres fussent embarqués. Nous entrâmes tous dans la chaloupe à l’exception d’un seul matelot qui, à mesure que je m’embarquais, sauta à terre et monta pour démâter l’amarre de poupe, malgré les cris que firent, pour l’engager à revenir, le Maître et les gens de l’équipage, qui m’aidaient à sortir des vagues pour entrer dans la chaloupe.

A peine fus-je à bord que deux cents hommes ou environ, commencèrent l’attaque ; l’infortuné qui était à terre, fut assommé, et les pierres commencèrent à voler comme la grêle.

Plusieurs Indiens se saisirent de l’amarre de poupe pour tâcher de tirer à terre la chaloupe, et ils y seraient certainement parvenus, si je n’avais pas lestement coupé la corde avec un couteau que j’avais dans ma poche. Nous nous halâmes aussitôt sur le grappin, chacun de nous étant déjà plus ou moins blessé. Je vis dans ce moment cinq Indiens autour du malheureux matelot qu’ils avaient tué, et deux d’entre eux lui battaient la tête avec des pierres qu’ils tenaient dans leurs mains. …

Je les vis remplir de pierres leurs pirogues, et douze hommes venir à nous pour renouveler le combat, et ils le firent avec tant de vigueur qu’ils étaient presque venus à bout de nous désemparer. …

Nous prîmes le large à l’aide de nos avirons. Les Indiens cependant pagayaient tout à l’entour de nous, et nous fûmes obligés de recevoir leurs coups sans pouvoir leur riposter qu’avec les pierres qui tombaient dans la chaloupe ; et à cet égard, la partie était fort inégale. …

Voyant cela, j’imaginai la ruse de jeter à la mer quelques hardes ; ils perdirent du temps à les ramasser, la nuit se fit ; ils abandonnèrent leur poursuite et retournèrent à terre, et nous laissèrent la faculté de réfléchir sur notre triste position.



L’homme que je venais de perdre s’appelait John Norton ; c’était son second voyage avec moi en qualité de quartier-maître ; c’était un excellent sujet (et un sacré gabarit, paraît-il) dont la perte m’a été très sensible. Il a laissé un père âgé, à ce qu’on m’a dit, à qui il fournissait des secours. »



Bligh compare ensuite l’attaque de Tofua qu’il vient de vivre avec celle qu’il a subie à Hawaï, quelques années auparavant, lors de la mort du célèbre Capitaine James Cook (proprement, si l’on peut dire, découpé en morceaux).



« Ici j’étais sans armes, et les Indiens le savaient ; nous fûmes bien heureux qu’ils n’eussent pas commencé l’attaque pendant que nous étions dans la grotte ; en ce cas, notre perte eût été inévitable et il ne nous serait resté d’autre parti à prendre que de combattre, près à près, et de vendre chèrement notre vie, en quoi j’avais trouvé chacun bien résolu de me seconder. …



Nous faisions voile, en suivant la bande de l’ouest de l’île de Tofô, et je réfléchissais à ce qu’il était plus convenable de faire, lorsque tous se réunirent pour me demander de les ramener vers notre patrie.



Je leur dis que nous n’avions aucun secours à espérer jusqu’à l’île de Timor, éloignée de nous de plus de 1200 lieues, où il se trouve un établissement hollandais…

Là-dessus, ils consentirent tous à vivre avec une once de biscuit et un huitième de pinte d’eau par jour. Je fis la visite de notre provision de vivres, et leur ayant recommandé d’être fidèles à cette promesse, comme au serment le plus sacré, nous arrivâmes vers la pleine mer.



Nous entreprîmes donc, dans une barque ouverte, longue seulement de 21 pieds 9 pouces, surchargée et portant 18 hommes, sans aucune carte, et avec le seul secours de la connaissance géographique que ma mémoire pouvait me fournir,…, nous entreprîmes, dis-je, de traverser cette vaste mer dont la navigation n’est presque pas connue.



Je me trouvai fort heureux dans cette position alarmante, de ce que tous mes compagnons d’infortune en étaient moins affectés que moi. »



48 jours plus tard, Bligh et ses 17 compagnons arrivaient, certes dans un état pitoyable, maigres et affamés, mais vivants, à destination, après avoir surmonté mille dangers. Bravo tout de même, (vilain) Mr Bligh, d’avoir réussi ce haut-fait de la navigation maritime.

Il faut, sur ce point, vous rendre justice.

Vous aviez, quoiqu’on en dise, du talent, et du courage.



Parce que relier Tofua à Timor, distante de 1206 lieues marines, cela fait tout de même un voyage de 3618 milles marins, soit 6700 kilomètres… Sans carte marine.

Et 21 pieds 9 pouces pour une barque non pontée ouverte au vent et à la mer, cela ne fait que 6,63 mètres de longueur.

Largeur 6 pieds 4 pouces, soit 1,93 mètre.

Avec 18 hommes à bord, le franc-bord de la barque n’était que de 20 centimètres…

Bligh a ramené tous ses hommes à bon port.

A l’exception du pauvre Norton bien sûr, tué par les insulaires dans l’anse nord-ouest de Tofua, lors de l’appareillage chahuté de la chaloupe.

Bligh avait alors 35 ans, les deux plus jeunes marins de la chaloupe 17 ans, les deux plus âgés 42 ans.



Quelles que soient les qualités et les défauts du Captain William Bligh, en tant que commandant, c’était indubitablement, par ailleurs, un bon marin. Ma conviction personnelle est que l’épreuve de la mutinerie qu’il a subie, après l’avoir probablement largement suscitée, a du faire de lui, par la suite, et dès le voyage en chaloupe vers Timor, un chef d’une jolie trempe, qui a forcément dû réfléchir longuement à l’art de commander aux hommes. Et modifier sa façon de faire.

Quelle histoire passionnante ! Car tous les ingrédients de l’incroyable mythe sont réunis.

Cela vous intéresse ? Lisez au moins la trilogie, certes romancée, mais avant tout bien documentée, de Charles Nordhoff et James-Norman Hall, chez Phébus.



Et nous, à bord de notre catamaran, marins modestes et inconnus, quelques deux cent ans plus tard, nous sommes seulement à dix lieues marines de Tofua, en plein milieu du Pacifique !

Il n’y a pas à tergiverser, nous ne sommes justement pas là pour cultiver les regrets !

Here we go ! Cap sur Tofua !



Jeudi 21 Octobre. Nous quittons les Ha’apai, faisons route au nord-ouest, sur le cône volcanique massif qui nous fait face. Le vent est quasi nul, nous avançons au moteur. Nous apercevons au loin une baleine qui souffle en surface. Une heure plus tard, nous évitons tout juste la collision avec un autre animal. Ou plus exactement, le monstre, qui croise travers à nous, plonge in extremis sous le bateau, avant même que j’ai pu me jeter sur les commandes des moteurs. Ces grands animaux sont beaucoup plus adroits que leur masse impressionnante peut le laisser penser. Les baleines à bosse affectionnent l’ouest des Tonga. En début d’après-midi, nous longeons la côte nord de Tofua à quelques dizaines de mètres. L’œil sur le sondeur, je guette la remontée des fonds qui me confirmera l’existence de la langue rocheuse submergée sur laquelle j’espère pouvoir ancrer. Je n’ai pas vraiment de solution de secours, en attendant de faire route vers la Nouvelle-Zélande, mais il faut d’abord attendre que le vent tourne pour nous être plus favorable. Je croise les doigts…

Quelques minutes plus tard, l’avancée de roches est bien au rendez-vous, là, sous nos ailerons et, en effectuant plusieurs allées et venues au sondeur, je localise une zone de mouillage correcte par 18/20 mètres de fonds. Pas réellement abritée, mais tout à fait bienvenue.



Pour autant, nous poursuivons notre route vers le nord-ouest de l’île. Je dispose d’une photo aérienne qui montre l’existence de trois petites baies dans le nord-ouest de Tofua. Nous longeons la côte à faible distance, et je préviens les miens que le plus probable est que la première anse soit bien celle de la chaloupe du Bounty. J’ai relu les descriptions de Bligh en notant chaque détail, c’est l’hypothèse à la fois la plus cohérente avec le texte, mais aussi avec ce que je vois sur la photo aérienne.

Jangada franchit la pointe nord-ouest de Tofua, et la petite anse s’ouvre doucement à notre regard. Le ressac y brise violemment. Nous apercevons immédiatement la tâche noire d’une grotte dans la paroi verticale au pied de la falaise. Mon pouls s’accélère, ma conviction se renforce. L’accès au fond de l’anse est tel que le décrit Bligh : pas facile. Même avec un vent de sud-est. Inutile d’imaginer le spectacle par vent d’ouest…

Pour lever le moindre doute, nous continuons jusqu’à l’ouvert des deux autres petites anses visibles sur l’image aérienne, jusqu’à l’extrémité ouest de Tofua.. Mais aucun doute n’est possible, ces deux petites anfractuosités dans le trait de la côte sont surmontées par d’infranchissables parois verticales de plusieurs dizaines de mètres de hauteur.

Nous revenons vers l’anse nord-ouest. L’anse des marins loyalistes du Bounty.

Je ne peux m’empêcher de faire quelques ronds dans l’eau dans la petite baie.

J’observe. Et je songe.

Là, sous nos yeux, dans cette petite baie inhospitalière, les 18 hommes débarqués de force sur la chaloupe du Bounty avec leur capitaine ont séjourné 5 jours, il y a un peu plus de deux siècles, avant d’entreprendre un incroyable voyage maritime dans l’ouest du Pacifique.

Et John Norton, le solide quartier-maître de 36 ans, qui, en bon marin, ne devait pas aimer couper les cordages, a perdu la vie, là, sur ces rochers, frappé à mort par les pierres des insulaires tongiens.

Qu’ont-ils fait de son corps ? Nul ne le sait.



A ce sujet, savez-vous qu’un journaliste, du nom de Luis Marsden, que l’on peut qualifier - sans grand risque de commettre une navrante erreur - de royal crétin, a cru bon d’écrire, en Mars 1968, un article dans le National Geographic Magazine, indiquant qu’il avait localisé, photos à l’appui, l’anse et la grotte où avaient séjourné Bligh et ses hommes, sur la côte sud-est de Tofua ! Oui, sud-est ! A l’exact opposé de la vérité historique, et de la logique maritime des marins. Il alla même, dans sa totale absence d’éthique professionnelle, à décrire une tombe qu’il attribuait à John Norton… !!! Bref, son sens marin devait être, comme son honnêteté, réduit au strict minimum, car la côte sud-est de Tofua est la côte exposée aux alizés, elle est de ce fait battue par les flots. La simple lecture des notes de Bligh (qui signale à plusieurs reprises pendant son séjour à Tofua un vent soutenu de sud-est) aurait du le faire se rendre exactement à l’opposé de l’île… Quant à attribuer une tombe au malheureux Norton, je ne pense pas me tromper en disant que cette préoccupation n’a pas du effleurer une seconde l’esprit des insulaires de Tofua en 1789. L’hypothèse la plus probable est que, conformément aux habitudes de l’époque, son corps a du être découpé et réparti entre les différentes chefferies de l’île, en tant que trophée de combat, s’il n’a pas été partiellement mangé… Nul ne le saura jamais, mieux vaut donc s’abstenir de toute affirmation péremptoire à ce sujet. Comme quoi, même un grand magazine généralement qualifié de sérieux peut imprimer n’importe quoi…



Je note au passage, en lisant l’écran de notre GPS, que le Capitaine Bligh ne s’est trompé que d’un peu plus d’une minute d’angle (2 km) en calculant la latitude de l’anse de Tofua.

C’est une très bonne précision, dont la justification provient probablement du fait qu’ayant séjourné plusieurs jours dans ce lieu, il a dû y effectuer plusieurs relevés de la hauteur du soleil au moment de ce que l’on appelle en navigation astronomique la méridienne. Ce relevé, le seul de la journée qui soit indépendant de la mesure précise du temps (l’observateur se contente d’attendre que le disque solaire culmine, et relève la hauteur angulaire maximale correspondante, avant d’effectuer les calculs de trigonométrie sphérique), a du servir à Bligh à caler le peu d’instruments dont il disposait, y compris la montre de Peckover, le maître-canonnier, qui lui servit jusqu’à ce qu’elle s’arrête, un peu moins d’un mois plus tard.



Nous allons mouiller Jangada dans la zone précédemment repérée, et avec Marin, nous partons en annexe pour approcher l’anse. Mais notre attention est attirée par un souffle de baleine qui vaporise à quelques dizaines de mètres. Nous décidons de nous approcher, et découvrons une baleine à bosse (humpback whale) adulte qui nage avec son baleineau. Nous les suivons un moment, elles n’ont pas l’air effrayées par notre présence discrète.

Nous revenons au bateau pour embarquer Barbara et Adélie qui, prévenues, suivent les animaux aux jumelles depuis quelques minutes. Nous prenons palmes, masques et tubas.

Nous retrouvons bientôt ces paisibles géants qui croisent dans les eaux calmes sous le vent de Tofua. La mère mesure une petite vingtaine de mètres, 16 à 18 disons, le baleineau 5 à 6 mètres. Plus habituées à manger du krill dans les eaux froides de l’Antarctique, les baleines à bosse remontent sous les tropiques pour la mise bas et les premières semaines de vie de leur petit, avant d’entreprendre à nouveau le grand voyage vers les soixantièmes. Les baleineaux, pour vivre, doivent apprendre vite à grandir.

Devant nous, le jeune animal effectue quelques sauts propres à cette espèce. J’imagine qu’il a du observer sa mère. Il ne s’en éloigne pas de plus de quelques mètres, et ce ballet gracieux a quelque chose de magique. Nous approchons très prés, moteur coupé, et voyons dans l’eau translucide l’immense corps de la mère, presque vertical, qui pousse du museau le baleineau vers la surface. Parfois, nous nous retrouvons au-dessus des animaux, et je suis obligé de redémarrer promptement le moteur pour nous éloigner un peu.

Marin a envie de sauter à l’eau, mais il a un peu d’appréhension. Je l’encourage, en lui indiquant que ces animaux, malgré leur taille, ne sont pas naturellement agressifs, et qu’ils font preuve d’une grande précision de nage. Quand je lui dis qu’il n’aura peut-être pas deux fois dans sa vie l’occasion de nager à quelques mètres d’une baleine de près de 20 mètres, il se décide, et plonge.

Il restera plusieurs minutes dans l’eau à proximité des animaux, sans que nous puissions déceler chez eux le moindre mouvement de gêne due à notre présence.

Je saute quelques instants à l’eau, et retiendrai de ces quelques secondes à proximité d’un géant une forte impression d’humilité. L’œil démesuré de la baleine, surtout, pétille d’intelligence, en m’observant à quelques mètres à peine. Impressionnant.

Adélie se lance aussi, mais dès qu’elle est à l’eau, elle prend peur et remonte.

Barbara est fascinée, elle met son masque et ses palmes et va observer de plus près le magnifique spectacle.

Le géant et son petit nous ont offert plus d’une heure d’un spectacle naturel inoubliable.

Le soir tombe sur l’île-volcan de Tofua.

La silhouette de notre voilier, seul au mouillage dans ces lieux désertés, se détache sur la ligne d’horizon.



Il est trop tard pour débarquer dans l’anse Norton (je l’appelle ainsi désormais, trop petite, elle ne porte pas de nom sur la carte, mais cela me paraît normal de lui donner ce nom). Ce sera pour demain.

Dans la nuit, le vent passe, avec quelques heures d’avance sur les prévisions, à l’est-sud-est. J’en suis prévenu par le travail de la chaîne, qui rague bruyamment sur les roches du fond, alors que l’angle de traction est modifié par le changement de direction du vent.

Comme prévu, demain, nous pourrons faire route vers la Nouvelle-Zélande. C’est le début du créneau de vent favorable qui nous a été indiqué il y a quelques jours par le gourou de la météorologie néo-zélandaise Bob Mc Davitt.



Le soleil se lève sur notre mouillage précaire. J’avale rapidement un bol de café, et nous partons avec Marin vers l’anse Norton. Nous repérons les lieux, puis il me débarque et reste dans l’annexe à quelque distance du ressac.

Je trouve un chemin vers les roches noires où la chaloupe devait être amarrée par l’arrière, avec un grappin sur l’avant. Ces mêmes roches sur lesquelles j’imagine facilement les images violentes des derniers instants de vie du quartier-maître du Bounty.

Et, à une cinquante de mètres plus loin, je me trouve devant la grotte où séjourna l’équipage des marins loyalistes du Capitaine Bligh. La mer y a déposé des bois flottés, et des gros galets arrachés à la falaise par les tempêtes d’ouest.

Je passe là quelques instants à imaginer les scènes qui s’y sont déroulées.



Puis je regagne la grève, simplement satisfait d’être venu jusque-là.

Marin me récupère, nous rentrons à bord, et préparons Jangada pour la traversée qui nous attend.

Vers 10H00, tout est prêt. Nous relevons l’ancre avec difficulté, il faut se remettre à l’eau pour comprendre la trajectoire compliquée de la chaîne dans les roches, suite à l’évitage de la nuit, et manœuvrer en conséquence.

Elle finit par se libérer.

Les baleines sont invisibles ce matin. Longue vie à vous…

Nous passons une dernière fois devant la petite anse Norton, et envoyons la toile.

Salut, Capitaine Bligh !
En route pour Aotearoa, le pays du long nuage blanc.
Olivier
Le mouillage de Nomuka, aux Ha'apai (Tonga) , où le Bounty avait relâché juste avant la mutinerie.

La côte nord-ouest de Tofua avec, au fond, le volcan de Kao.

 L'île-volcan de Tofua, avec, à l'extrémité nord-ouest, au ras du cadre, la petite anse Norton.
L'anse Norton et la grotte des marins du Bounty, bien visible dans la paroi rocheuse.

La chaloupe était mouillée sur un grappin par l'avant. Une amarre passée sur un rocher la retenait à terre par l'arrière.

Les abords de la grotte des marins du Bounty n'ont pas du beaucoup changer depuis 221 ans...

Les roches noires de l'anse Norton, où était amarrée la chaloupe du Bounty. C'est là que le quartier-maître John Norton a été tué.

Seul au mouillage de Tofua, Jangada reçoit de la visite, et pas n'importe laquelle!

Humback whale, femelle adulte, près de 20 mètres de longueur...
A cet endroit, la baleine, qui souffle pour expirer son air, évolue dans guère plus de 20 mètres d'eau.
Sous l'oeil attentif de sa mère, le baleineau s'entraîne à la danse aquatique des baleines à bosse.
Marin se décide, il plonge! Nage avec les baleines!
Une fois la première appréhension vaincue, l'animal, comme l'homme, s'habituent rapidement  l'un à l'autre.
Bye bye, bel animal, et bon voyage vers l'Antarctique avec ton dernier-né!