jeudi 24 mai 2012

Billet N°158 –Escale à Brava, dernière île de Sotavento (Cap Vert) avant le large…

Du Lundi 9 au Samedi 14 Avril 2012

Par Olivier

Le couloir de vent qui canalise le souffle des alizés de nord-est entre les îles de Fogo et de Brava, séparées d’une dizaine de milles seulement, commence à moins d’un mille du petit port de Vale de Cavaleiros.

Au matin du 9 Avril, estimant qu’il est inutile d’attendre sur place probablement pour rien les résultats d’une hypothétique enquête de la police de Fogo, nous décidons d’appareiller pour Brava, dont la silhouette se détache depuis quelques jours dans l’ouest de notre mouillage. Rester ne sert visiblement à rien, et l’impatience d’un tout aussi hypothétique résultat immédiat risque de conduire à des tensions entre la police locale et nous.  Je téléphone au chef de la police et lui dis que nous reviendrons dans quelques jours de Brava.  C’est sensé lui mettre un peu de pression sur les épaules. Progressivement, je prends conscience de l’atteinte psychologique que laisse un vol de ce genre. Sur mon I-Pod, Marin m’avait récemment montré comment constituer une liste de lecture audio. J’avais alors passé des heures à sélectionner mes morceaux de musique préférés, la plupart remontant aux années 60 et 70, une période heureuse de la musique moderne (qui n’a jamais été égalée depuis, tous ceux de … ma génération en conviennent !). J’avais consciencieusement compilé des dizaines des meilleurs morceaux  de Creedence Clearwater Revival, Led Zeppelin, ou Cat Stevens, en passant par Deep Purple, Crosby Still Nash and Young, The Who et Bob Dylan, et j’en passe, sans oublier certains détours impératifs par la musique brésilienne de la belle époque de Caetano Veloso ou Antonio Carlos Jobim, et, entre autres, nombre de vieux tubes bien français que les enfants, pourtant d’une autre génération, connaissaient par cœur et écoutaient volontiers. J’avais appris à utiliser la fonctionnalité de lecture aléatoire, et depuis quelques jours, en mer, je prenais plaisir, le soir, juste après le coucher des filles, à écouter cette bande audio dont j’étais sûr qu’elle ne  réservait à mes oreilles que des bonnes surprises. Quand Barbara et Adélie descendaient dans leur cabine après le dîner, Marin et moi déclenchions dans le carré le concert du soir sur la base Bose, en lâchant quelques décibels habituellement interdits par le joli lieutenant, des airs qui me ramenaient des années en arrière…

Et voilà que ce fieffé voleur était parti avec mon I-Pod, mais surtout avec toute ma bonne musique, ma liste de lecture et sa génial option de lecture aléatoire, qui vous évite de choisir…  Si encore il était capable, mon voleur, d’apprécier la sélection que j’avais mis des heures à concocter ! Mais il était plus probable hélas qu’il chargerait bientôt sur l’appareil dérobé des heures de mauvais rap africain pour bagnole tunée

Je savais pouvoir retrouver les textes et photos du blog, mais j’avais définitivement perdu les images originales de nos escales à Sainte-Hélène et l’Ascension, que je n’avais pas encore sauvegardées. Psychologiquement, c’était là le coup le plus dur. Il me faudrait des heures pour reconfigurer l’ordinateur restant avec les logiciels de navigation et télécommunication dont j’avais besoin, une installation qui réservait bien des imprévus quand il s’agissait de la rendre impérativement opérationnelle… Ce qui alourdissait mon petit traumatisme, c’est que les questions de sécurité m’avaient rarement empêché moi-même d’aller où je le souhaitais (avec une femme et des enfants, c’était naturellement autre chose), et cet incident semblait me faire payer ce choix qui jusque là n’avait jamais porté à conséquence. J’aurais aimé tenir le voleur par la peau du cou, voire pire, lui expliquer que j’avais fait l’effort de m’arrêter dans un endroit déjà peu sûr sur le plan maritime pour venir visiter son île, et que c’était donc très peu élégant de sa part d’accueillir un étranger de la sorte ; et puis, si j’avais acquis la certitude qu’il était pauvre mais qu’il travaillait, et s’il avait fait un minimum amende honorable, j’aurais récupéré mon ordinateur mais lui aurais peut-être laissé l’I-Pod après avoir récupéré ma liste de lecture audio… !!!

La traversée de Vale de Cavaleiros (Fogo) au petit port de Furna (Brava), sous grand-voile à 2 ris et solent, fût l’affaire d’une heure. Furna est le seul abri digne de ce nom de l’île de Brava. Il est curieusement logé sur la côte nord-est de l’île, la partie la plus exposée aux alizés. En fait le port, qui ne peut accueillir au mieux que 2 ou 3 voiliers au mouillage, est installé dans le cratère submergé d’un volcan éteint, dont l’arête circulaire partiellement effondrée forme un promontoire relativement protecteur des vents et de la houle dominants. On ne connaît pas d’activité volcanique directe à Brava depuis plusieurs siècles, mais l’île, qui est une extension géologique de sa voisine plus turbulente (Fogo)  - malgré la profondeur du canal qui sépare les deux îles, 4000 mètres - est souvent le siège de tremblements de terre, généralement d’aussi faible intensité qu’ils sont fréquents. Nous filons 70 mètres de chaîne après avoir préparé la manœuvre, et j’envoie mon frère (aîné de 18 mois) dans l’annexe passer  une longue aussière à terre par l’arrière, constituée de plusieurs cordages aboutés. Au bout de cinq minutes, entre les aussières qui s’emmêlent au fond de l’annexe, les nœuds à faire proprement et la manœuvre simultanée du moteur hors-bord pour rejoindre progressivement la jupe arrière du catamaran que je maintiens tant bien que mal en position, j’entends des jurons fuser, qui m’arrachent un sourire et me rappellent notre enfance. Plus habitué à donner des ordres, le frangin, qu’à en recevoir… Mais là, le matelot, c’est lui : la présence à la barre du captain est indispensable (c’est loin d’être toujours le cas, et je laisse volontiers la barre habituellement, préférant, selon l’habitude retenue à bord des gros navires, m’écarter du poste de barre pour mieux apprécier la situation et pouvoir donner les consignes en conséquence), l’endroit est exigu. A tribord, des roches, à bâbord, le voilier espagnol qui nous a précédé, et derrière, les restes d’un énorme corps mort en béton que j’aperçois sous l’eau, à faible profondeur. Dès qu’un truc technique lui cause quelques soucis, le frangin monte vite dans les tours. Et ceci dit redescend tout aussi vite en régime. C’est dans sa nature. Il suffit de savoir comment il fonctionne, et d’appliquer le coefficient modérateur, et ça roule. Mais au départ, l’animal peut impressionner. Ensuite, on l’apprécie davantage pour ses nombreuses qualités, il est même imbattable dans certains secteurs,  organisation et logistique par exemple. Mais je me suis aperçu depuis quelques jours qu’il était extrêmement handicapé dans les manœuvres à bord par une blessure stupide qu’il s’est faite à la cheville gauche en skiant il y a quelques semaines. Cette jambe gauche problématique, fracassée dans un accident d’avion de tourisme survenu il y a plus de 30 ans, et dont il réchappât de peu. Au prix de lourdes séquelles physiques dont il se sort plutôt bien habituellement, pratiquant par exemple le delta à haut niveau depuis longtemps. En dehors de ce caractère particulier, associé à une amabilité parfois aléatoire (ola ! j’espère qu’il ne va pas ouvrir un blog pour me répondre !), le frangin a conservé une belle mécanique intellectuelle, et une bonne capacité d’analyse des problèmes techniques. Sorti à 21 ans de Sup Aéro, il était à 26 ans responsable des essais des moteurs du 3ème étage de la fusée Ariane à la Société Européenne de Propulsion, à Vernon. Un choix qui n’avait probablement pas été fait par hasard. Alors, quand plus de 30 années plus tard, on adapte ensemble un régulateur récalcitrant sur un alternateur attelé de Jangada, avec des outils rouillés (malgré un traitement régulier au WD 40) par 3 années de tour du monde, cela me rappelle des souvenirs de jeunesse, et les colères que mon frère piquait lorsqu’il ne parvenait pas à résoudre ses problèmes techniques… Ca me fait sacrément plaisir qu’il soit là en ce moment, mon frère, à mes côtés, toujours fidèle en fraternité,  pour partager quelques semaines à bord avec moi, et m’aider à remonter le bateau vers le nord, pas un trajet facile, mais qu’il a accepté sans hésitation. Merci à toi, frangin !

Sur le quai, un capverdien sympathique, dont je ferai plus tard la connaissance, nous a passé l’aussière autour d’un bollard. Je le remercie d’un geste à distance, auquel il répond. C’est Alberto. Alberto Andrade, la quarantaine, natif du village de Furna, comme ses 7 frères et sœurs. Il y a bien un petit quai à Furna, mais il est réservé au ferry des îles, depuis quelques temps un fast-ferry avec rotation quotidienne, qui désenclave sensiblement la petite île de Brava, auparavant  plus isolée. Les vents tourbillonnent dans cet ancien cratère, déplaçant parfois le bateau  latéralement de plusieurs dizaines de mètres. Mais après quelques réglages, l’affaire tient. Le marin dit que le bazar étale, si vous préférez. Ca le fait, quoi ! Brava, à la fois la plus éloignée et la plus petite des îles habitées du Cap Vert, est probablement l’île la plus belle de l’archipel, avec peut-être Santo Antao, mais certainement celle qui est restée la plus authentique.

Elle n’est pas bien grande, est à peu près circulaire, a moins de 9 km dans son plus grand diamètre, et un relief relativement élevé, qui culmine à 976 mètres. La présence de l’île haute de Fogo à proximité et l’altitude moyenne élevée de Brava crée ici un micro-climat beaucoup plus humide que dans les autres îles du Cap Vert. Le village principal, Vila de Nova Sintra, est logé sur le flanc nord-est de la montagne, à 520 mètres d’altitude, et il est très souvent pris dans les nuages. L’humidité constante y amène une fraîcheur quasi permanente qu’apprécie nombre d’arbres fruitiers (orangers, citronniers, bananiers, manguiers, amandiers, papayers, palmiers dattiers, cocotiers…) et de fleurs tropicales (dragonniers, bougainvillées, jasmin, lauriers-roses, hibiscus…). Le seul havre de Brava pour un voilier de passage est le petit port de Furna, au mouillage sur ancre devant et aussière impérative derrière. Il existe bien sur la côte ouest, sous le vent, deux petites baies, Faja d’Agua au nord, et Baia dos Ferreiros au sud (Porto de Tantum), mais ces mouillages se révèlent praticables uniquement par très beau temps, la houle et le ressac les rendant volontiers inconfortables. Alberto, mon copain de Brava, me le confirmera un peu plus tard, et me conseillera de laisser le bateau à Porto da Furna, ce que je ferai. Les versants ouest de Brava sont abrupts au possible, et il faut réfléchir à deux fois avant de s’aventurer à descendre en aluguer (taxi collectif de type truck avec bancs sommaires aménagés dans la benne) à Faja d’Agua, car remonter à pied jusqu’à Nova Sintra est déjà un joli programme de randonnée… Pendant notre séjour à Brava, la force constante de l’alizé de nord-est nous dissuadera d’aller mouiller pour 2 jours aux Secos de Rombo, une chaîne de 6 petits îlots plantés à quelques 3 milles marins au nord-est de Furna. Des récifs continus relient ces îlots entre eux, et chaque matin très tôt, quand le temps est maniable, les barques de pêcheurs de Furna se glissent dans la nuit pour rejoindre les parages d’Ilheu Luiz Carneiro et d’Ilheu da Cima, où la pêche est excellente. Je regrette beaucoup de ne pas y avoir emmené Alberto avec Jangada : il connaît le coin comme sa poche, y a beaucoup pêché, beaucoup plongé aussi, et il aurait été un merveilleux conteur des histoires de Brava. Il y a quelques années, son père et lui y ont perdu leur barque, qui a dérapé pendant qu’ils étaient dans l’eau avec leurs arbalètes, et est allée se fracasser dans les brisants. Son père  âgé a réussi de justesse à regagner le rivage, et lui s’est retrouvé sans bateau. Depuis, Alberto, qui n’a pas les moyens de la remplacer, erre sur le port, avec du vague à l’âme. Cet homme au regard incroyable m’est apparu suffisamment honnête et bon, parlant de surcroît un français quasi parfait, pour que je m’interroge sur le fait de l’aider à investir dans une petite affaire touchant par exemple au tourisme sur l’île, qui en est à ses balbutiements. Un tourisme authentique et respectueux des coutumes locales, une petite pension peut-être (on acquière à Brava une maison retapée pour un budget de 20 000 euros environ) pour randonneurs amoureux de la nature et de la simplicité, Par ailleurs, on ne trouve aucune voiture à louer à Brava, où elles sont relativement rares, et il suffirait d’acheminer 2  petites voitures d’occasion bien choisies mais à 5000 euros pièce pour créer localement un petit business complémentaire. Un pneumatique semi-rigide doté d’un moteur hors-bord enduro de 40 CV et capable d’emmener 4 personnes passer la journée sur les Secos de Rombo suffirait à compléter le chiffre d’affaires de ce qui serait immédiatement la plus grosse entreprise touristique de Brava… Alberto était l’homme de la situation, et je pense qu’il en aurait vécu correctement tout en contentant son associé, et en respectant l’environnement et l’authenticité très préservés de son île. Il aurait fallu que je reste un peu plus longtemps à Brava, que j’emmène Alberto aux Secos, et que nos liens deviennent indéfectibles. Un petit coup de capitalisme utile pouvait faire le reste. Sans doute oubliais-je un peu vite que je n’avais pas moi-même de travail qui m’attendait à mon retour, et qu’avant de disperser mon énergie et mes petites économies, il fallait peut-être penser aux fondamentaux… N’empêche qu’à la fin d’un tour du monde, on est obligé de se dire que l’humanité ferait bien de diminuer le nombre et le pouvoir (ou bien ce qui semble revenir au même, à ce qu’on a constaté ces dernières années, la capacité de nuisance) des grandes banques internationales tentaculaires qui font dans certains cas des profits tout à fait immoraux pour multiplier par 20 sur la planète les banques de micro-crédit intelligent et bien ciblé.

En ce qui me concerne, je me contente de me poser la question suivante : a-t-on toujours raison de passer son chemin trop vite, alors que la vie ne cesse de vous filer entre les doigts ?



C’est étrange comme à seulement 10 milles de distance, l’ambiance d’une île peut changer du tout au tout. Je viens d’être victime d’un vol à Fogo, et là, à Brava, juste en face, je n’imagine pas une seconde qu’un tel incident puisse se reproduire. Je sens les habitants (pas plus de 4000 sur l’île) amicaux, peu expansifs pour autant, mais foncièrement sympathiques. Je ne ressens nul besoin de fermer le bateau lorsque je m’absente, la menace d’un vol me semble totalement exclue. Il est vrai aussi que du village, tout le monde peut observer notre voilier, ancré au beau milieu du petit port. Les insulaires de Brava, longtemps pauvres et isolés, ont de longue date tissés des liens avec le Nouveau-Monde. Au fil des décennies, de nombreux habitants de Brava ont émigré dans le nord des Etats-Unis, en Nouvelle Angleterre en particulier. Les baleiniers de New-Bedford faisaient régulièrement escale à Brava à compter de la fin du XIX ème siècle. Leurs capitaines savaient y trouver, outre de l’avitaillement frais, des marins habiles à la tâche, peu onéreux à rétribuer, et contents d’émigrer. Toute une filière d’émigration des insulaires de Brava se mît alors en place vers l’Amérique, et les liens perdurent aujourd’hui avec cette communauté capverdienne exilée loin de son île d’origine. Certains descendants des émigrés capverdiens qui chassaient la baleine ont fait fortune aux Etats-Unis, et parmi eux certains reviennent finir leur vie à Brava. Dans les ruelles de Nova Sintra, on tombe parfois sur une splendide maison qui reste bâtie dans le style du pays, mais dont on devine qu’elle a été payée en … US dollars. En général, un stars and stripes de bonnes dimensions flotte en haut d’un mât blanc immaculé, au beau milieu d’une pelouse verdoyante attenante à cette demeure d’exilé rentré fortuné au pays. Lorsque nous nous promènerons dans les ruelles de Nova Sintra avec Louis, il nous arrivera de tomber en arrêt devant une telle demeure au standing si inattendu dans cette île restée globalement pauvre. Le propriétaire des lieux, occupé à replacer quelques tuiles sur son toit, nous apercevra en train de faire des images et nous invitera immédiatement, dans un anglais parfait, à entrer dans son jardin, à l’ombre volage d’un grand drapeau américain. Sans nul doute fier de sa réussite, mais aussi heureux d’être rentré au pays.

Le spectacle journalier des barques revenant de la pêche aux Secos de Combo nous confirmera que l’endroit est très poissonneux. Chaque embarcation tirée sur la grève de galets devant le petit village de Furna, en début d’après-midi, ramène dans ses fonds en moyenne 5 à 6 tazards (ou wahoos) de belle taille, un poisson délicieux qu’il nous est arrivé de prendre à la ligne de traîne, à bord de Jangada, souvent en bordure de barrières coralliennes, à proximité des atolls du Pacifique. Il semble y en avoir, aux îlots voisins de Brava au nord-est, une quantité astronomique. De temps à autre, un spectacle plus grandiose encore nous attend sur les galets, en contrebas des façades décrépies des maisons anciennes du petit front de mer. Des espadons de plus de 2 mètres sont ramenés à terre par les pêcheurs. Je m’approche et entame la conversation, avec les quelques mots de portugais que je connais. Les villageois préparent deux belles prises qui seront ensuite confiées aux femmes du village. Ceux sont elles qui s’occupent de la conservation des poissons et de leur commercialisation, essentiellement vers Praia, la capitale de l’archipel, à laquelle Brava est reliée deux fois par semaine par le fast-ferry,  qui assure le transport du poisson. refrigéré. Je m’étonne surtout de la petite taille du matériel utilisé par les pêcheurs de Furna, comparativement à celle de certaines de leurs prises, souvent impressionnantes. D’abord, je suis surpris par la faible puissance des moteurs hors-bord utilisés sur les embarcations. La plupart des moteurs ne dépassent pas 5 CV, un truc impensable ailleurs, alors qu’il faut remonter la mer et le vent sur 3 milles pour parvenir jusqu’au lieu de pêche, entre les îlots. Pour cette raison, les marins appareillent de nuit, vers 3 ou 4 heures du matin, une heure où la composante thermique du vent local est inexistante, et l’alizé par conséquent plus faible. Mais les petits moteurs hors-bord de 5 CV de Brava sont néanmoins courageux, croyez-moi. Le retour, au contraire, se fait par vent portant, en début d’après-midi, à l’heure où le soleil culmine, renforçant le souffle des alizés. Souvent, les pêcheurs rentrent vers le port en tirant sur leurs avirons, aviron de gouverne surtout, pour économiser l’essence. A Brava, on ne connaît guère les dépenses inutiles. Mais ce qui m’étonnera le plus dans mon observation du matériel d’armement des barques de Furna, ce sera le calibre du fil nylon et celui des hameçons utilisés par les pêcheurs locaux. Du 80/100 pour le fil, moins fort que celui des lignes de traîne de Jangada (100/100). Quant aux hameçons, ils me semblent tellement ridiculement petits que je me demande instantanément si les pêcheurs qui ont sorti ces deux gros espadons de plus de 100 kg ne sont pas en train de se payer ma tête ! J’insiste un peu, leur dit que ce n’est pas possible, mais eux aussi insistent, ils utilisent bien ces hameçons d’environ 2 cm de longueur avec lesquels j’aurais peur de casser si je capturais un thon de 10 kg… Je n’en crois pas mes yeux, mais ils m’expliquent qu’il attachent cet hameçon au plus profond de la gueule de ce que je crois être un maquereau de quelques 20 cm de longueur, vivant, dont le rôle peu enviable est de se faire bouffer par l’un de ces monstres affamés. Ensuite, eh bien ensuite, à proximité de la côte nord de Brava, c’est Le Vieil Homme et la Mer tous les jours que Dieu fait… Tout devient alors une question de savoir-faire, et de patience. De savoir-faire lorsqu’ il faut laisser filer de la longueur rapidement - sans faire de nœuds - quand le grand poisson s’éloigne de la petite barque et plonge, puis reprendre à la main la longueur concédée par l’animal lors de sa trajectoire erratique de défense. De patience, parce que la capture peut durer parfois une ou deux heures, le temps que l’espadon se fatigue et accepte son sort. Je comprends alors que dans cette technique de pêche, tout n’est que finesse, habileté et expérience du pêcheur. Je comprends aussi, ce que je n’avais jamais imaginé auparavant : à aucun moment, ce petit hameçon de 2 cm de longueur ancré dans l’œsophage d’un appât vivant ne vient se planter dans la gueule de l’espadon ! C’est seulement le maquereau vivant, profondément avalé par le grand prédateur, qui va le retenir prisonnier de la ligne, jusqu’à ce que les pêcheurs (deux à trois hommes en général pour armer une barque)  puissent le ramener suffisamment près de leur bord pour le harponner puis le gaffer. Incroyable, non ?

Louis décide d’acheter aux pêcheurs un morceau de tazard, mais en échange ils préfèrent, plutôt que de recevoir quelques escudos, nous demander si nous avons du fil et des hameçons à leur donner. Le lendemain, ils viendront le long de notre bord récupérer une longueur de ligne (50 mètres) et 2 hameçons. Le troc, ce sera toujours plus sympa que l’achat !

Au fil des jours, nous buvons quelques bières avec Alberto dans une gargote sombre de Furna. La tenancière du très modeste établissement, une femme noire comme l’ébène, au gabarit impressionnant, nous gratifie de quelques accras de morue, qui me rappellent les Caraïbes. Nous décidons d’aller visiter les hauts de l’île avec Alberto le lendemain, jusqu’à Cachaço, où la petite route s’arrête en cul de sac. En passant par Nova Sintra, nous faisons quelques petites échoppes pour le compte de l’intendant du bord, histoire de faire quelques approvisionnements en fruits et légumes en prévision de la traversée chahutée qui nous attend, entre Cap Vert et Açores. Mais mon frère, qui a pris le relais du joli lieutenant (une relève délicate, dont il se sort pas mal, vue la difficulté de la succession), pour le maintien à flot de la cambuse, pour la cuisine et tant qu’à faire son mal associé, la vaisselle (je lui ai fourgué le tout en pack, contre ses nuits à peu près tranquilles dans sa bannette, j’aime bien faire le quart de nuit en haut), est exigent à souhait sur la qualité de la marchandise,  et, c’est là que ça se complique, sur son prix. Je fais vite comprendre à Alberto qu’il nous faut sa meilleure adresse. Alors, Alberto nous emmène dans un dédale de ruelles, en lisière du village de Nova Sintra, chez Gilberto, un jardinier qui adore son métier et cultive ses arpents de terre quasiment dans le village, dans la fraîcheur humide de l’altitude. Nous passons sous les bananiers, Alberto appelle Gilberto qui apparaît, le visage rayonnant de l’homme qui fait un métier qu’il aime, les mains pleines de terre. Il nous dit qu’il a tous les légumes et les fruits que l’on peut trouver sur l’île, nous donne ses prix, moins chers que partout ailleurs, et nous lui passons commande : 3 kg de tomates au mûrissement étagé, 4 kg de pommes de terre, 3 kg de carottes, 4 choux blancs, 2 kg de courgettes, 3 kg de petites oranges délicieuses, 2 mains de bananes bien vertes (nous en mangerons encore une semaine après notre arrivée aux Açores), 2 kg de citrons verts (pour le ti-punch du soir, qui se fait ici avec le « grog », l’aguardente du Cap-Vert, un truc bien rugueux, mais on s’habitue à tout, le rhum agricole des Antilles françaises, le top du top, est oublié depuis longtemps… ). Tout sera prêt à notre retour le soir. Quel beau jardin tu as, Gilberto ! Sur la place du village, nous attendons le départ de l’aluguer qui va vers Cachaço. C’est la loi du genre. Il faut attendre que le truck se remplisse pour que le chauffeur démarre. Nous nous retrouvons au milieu des insulaires, coincés entre les poules aux pattes attachées et les sacs de poisson frais qui sont montés de Furna avec nous. On pousse les bouteilles de gaz, on se tasse de plus en plus. Je me retrouve à l’étroit entre deux femmes noires bien charpentées et non moins bien haubannées au niveau du torse, qui piaillent dans un créole capverdien rigoureusement incompréhensible. Elles se marrent, se racontent des histoires de village, tout le monde en profite, tout le monde rigole. A croire, un exemple vu également sous d’autres cieux, que plus on est pauvre, plus la vie sociale est développée, plus on se marre. Le chauffeur, qui a aussi ses affaires à faire, immobilise son petit convoi devant une épicerie de campagne au nom inquiétant : Confiança Ltda (Limitada) ! Il y passe un bon quart d’heure, ce qui a tendance à irriter légèrement Alberto, qui connaît mieux l’esprit des étrangers que nous sommes. Puis nous repartons, je pense au maximum de la charge. Entre les 4 personnes dont le chauffeur assises sur la banquette du truck, et les 21 personnes dont 7 enfants que je dénombre dans la benne, nous sommes au total 25 à bord de ce vieux Toyota, dont le seul défaut semble être de fumer un noir épais et copieux à chaque montée ! Les injecteurs ! dont le seul tarage doit remonter à la construction du moteur, quelques décennies plus tôt… De l’increvable par ailleurs… La petite route sinueuse passe sur des crêtes qui dominent, à des centaines de mètres plus bas, de profondes vallées encaissées qui plongent dans la mer. De temps à autre, l’aluguer s’arrête quelques secondes pour prendre un colis à amener au hameau suivant. Je ne vois pas d’escudos changer de mains : cela semble faire partie d’une coutume villageoise intelligente. Des chèvres, quelques zébus cherchent une herbe tout de même plutôt sèche de part et d’autre de la route sinueuse, où le goudron vieilli fait encore la part belle aux petits pavés de basalte. La végétation arbustive fait penser au Sahel, juste en face, sur le continent. A Cachaço, terminus de la route des hauts de Brava, il n’y a pas grand-chose à voir : quelques masures pauvres, du linge qui sèche au vent, un chien famélique, et des lézards. La seule activité de ce petit hameau est la fabrication de fromages de chèvre. Alberto nous emmène chez une copine à lui, qui a installé un petit bar de brousse au-dessus de sa maison, une petite extension qui n’a pas eu besoin de permis de construire. A notre grande surprise, entre autres bouteilles d’alcool local, nous voyons sur ses étagères derrière le bar du pastis bien de chez nous. Par curiosité, nous demandons le prix d’une bouteille : 2 fois moins cher qu’à Marseille ! Mais la belle crémière d’Alberto nous fait surtout goûter ses fromages délicieux. Elle nous explique qu’elle a appris à les faire à la petite fabrique du village, mais que maintenant elle les fait elle-même, avec  les mêmes normes sanitaires. Elle est adorable de simplicité, notre crémière, et je la félicite pour ses fromages, vraiment bons. Avec un joli sourire et un brin de fierté, elle nous raconte que dans quelques semaines, elle obtiendra son diplôme officiel du gouvernement capverdien pour pouvoir commercialiser ses fromages. Pour cela, elle a du suivre une formation à Praia, la capitale, trouver à se loger là-bas, pour suivre les cours. Son histoire est touchante, Louis lui achète 5 fromages, qui ferons avec nous la traversée vers les Açores. Des sentiers de randonnée partent du hameau, Alberto nous dit que parfois il y emmène de rares visiteurs. Nous laissons Cachaço dans le sillage noir du Toyota, et redescendons vers Nova Sintra.

Sur la place du village principal de Brava, il y a une statue, que j’ai déjà aperçue lorsque nous sommes venus précédemment « faire Internet » (échanger nos e-mails, et prendre les cartes et prévisions météorologiques sur les sites spécialisés, comme UGrib et surtout ZyGrib, le plus performant, je vous le recommande, une petite merveille, gratuite en plus !) à la bibliothèque municipale du village, le seul endroit où existe une connexion publique qui fonctionne correctement. C’est la statue d’un certain Eugenio Tavares., né à Brava en 1867, mort en 1930. Autodidacte, il acquit, on ne sait trop comment sur cette île perdue de l’archipel, une grande culture, et devint plus tard une figure littéraire et journalistique emblématique de l’archipel dans les trois premières décennies du XXème siècle. Il écrivit, aussi bien en portugais qu’en créole capverdien, de nombreux poèmes, des nouvelles, des pièces de théâtre, des articles de presse. Exilé comme nombre des insulaires de Brava à New Bedford, aux Etats-Unis, il y créa un journal  « Alvorada », qui fût longtemps le lien de la communauté capverdienne exilée en Nouvelle-Angleterre.  Il collabora pendant des années avec les principaux journaux de l’archipel, qui publièrent ses célèbres « mornas ». Car il était musicien aussi, et le Cap Vert lui doit quelques unes de ses plus belles mornas. La morna, un style musical particulier, propre au Cap Vert bien sûr, mais qui s’apparente à la saudade brésilienne ou au fado portugais. La morna, c’est l’expression du mal de vivre des émigrés capverdiens, obligés de quitter leur archipel natal pour des raisons économiques, forcés d’aller chercher sous d’autres cieux le travail qui permet de vivre, c’est la traduction de la mélancolie qui s’installe dans le cœur des exilés, enfuis au Portugal, ou plus loin en Europe, et en Amérique du Nord, dans le sillage des baleiniers et des phoquiers. C’est  la musique de la nostalgie du pays natal, de la petite île montagneuse et sèche, restée là-bas, de l’autre côté de l’océan, mais à l’orée de celui-ci, dernière rempart avant le large. La diaspora capverdienne, c’est pas moins de 700 000 capverdiens vivant à l’étranger (dont 260 000 aux Etats-Unis), pour seulement 460 000 nationaux résidents dans l’archipel du Cabo Verde…

Je lis dans un intéressant petit album que nous a  offert il y a quelques mois l’équipage du catamaran Gwenvidik, joliment intitulé Atlas des Iles Abandonnées (Arthaud), quelques mots plaisants de l’auteur, Judith  Schalansky, sur Ilha Brava :



« La rosée perle sur les feuilles des amandiers, des cocotiers et des palmiers dattiers ; elle scintille sur la mer fleurie des dentelaires du Cap, des lauriers-roses et des belles-de-nuit. Cette île est un cœur dont les artères sont des fleuves et les muscles de puissantes chaînes de montagnes. Il bat faiblement la mesure de la morna mélancolique, scandant inlassablement ce vieux chant en mode mineur, cette complainte qui chante l’absurdité de la vie et l’inexorabilité d’un destin qui vous fait partir et revenir un jour. La morna est nostalgie de l’origine, regret lancinant d’un moment indicible du temps passé, elle est désir du pays lointain, du pays natal que personne n’a. Un sentiment éclaté comme les îles capverdiennes, désir d’un lieu qui est ici et nulle part. C’est le chant d’un pays qui ne connaît pas d’ancêtres. Tous ceux qui vivent ici sont les descendants de laissés-pour-compte et d’esclaves, d’émigrés volontaires ou involontaires, d’hommes aux yeux bleus et à la peau noire. La mélodie s’étire sur un rythme incertain, suivant l’arc généreux du legato. La guitare joue la ligne de basse en quatre-quatre, accompagnée du son syncopé du cavaquinho que vient parfois renforcer un violon. Ce sont les chansons qui hantent les cafés et les salles de danse du port : « Qui t’a montré / Ce long chemin ?/ Qui t’a montré / Ce long chemin / Ce chemin / Pour Sao Tome / Saudade Saudade Saudade / Vers ma terre de Sao Nicolau / Si tu m’écris / Je t’écrirai / Si tu m’oublies / Je t’oublierai / Saudade Saudade Saudade / Vers ma terre Sao Nicolau / Jusqu’au jour / De mon retour. » Les deux tiers de ce peuple vivent hors de leur propre pays… »



Bonne chance, Alberto, je me souviens de ton incroyable regard ; j’espère te revoir un jour, sur ton île de Brava, là-bas, à l’orée de l’océan…

Allez, en route pour les Açores, en route pour une semaine de shaker
Photo 1 - Jangada au mouillage dans le petit port de Furna, à Brava....
Photo 2 - Le village de pêcheurs de Furna, logé dans un ancien cratère submergé. Sur la colline, un récupérateur d'eau...
Photo 3 - A Brava, une barque revient des îlots Secos do Combo, en début d'après-midi...
Photo 4 - Au fond  de chaque barque de retour de pêche, toujours 4 ou 5 tazards délicieux...
Photo 5 - Mais parfois la pêche est plus impressionnante encore!
Photo 6 - Brava, c'est Le Vieil Homme et la Mer tous les jours...
Photo 7 - Paysage des hauts de Brava, du côté de Cova Joana.
Photo 8 - Sur le versant ouest abrupt de Brava, la vallée profonde de Faja de Agua...
Photo 9 - Une utilisation de conteneur (du géant italo-suisse MSC) non prévue par la mondialisation...
Photo 10 - Mon copain Alberto Andrade et moi, dans un aluguer...
Photo 11 - Avec Alberto et Louis, nous partons visiter Brava, une île de moins de 10 km de diamètre...
Photo 12 - Maison de village capverdienne, vieillie par le temps, le soleil et le vent...
Photo 13 - A Vila de Nova Sintra, des palais de parpaings...
Photo 14 - Au détour d'une ruelle, la belle demeure d'un émigré capverdien aux Etats-Unis, revenu dans son île pour ses vieux jours...
Photo 15 - Enfants de Brava, archipel du Cap Vert...
Photo 16 - Femme de marin au commerce, à Furna, Ilha Brava...
Photo 17 - En bonne compagnie, dans l'aluguer qui m'emmène dans les hauts de l'île...
Photo 18 - Alberto et notre crémière préférée, qui nous fait goûter ses fromages de chèvre...