mardi 31 mai 2011

Billet N°110 –Archipel du Vanuatu - Deux ou trois choses que j’ai apprises sur …

 Fin Mai 2011 –
…le rite coutumier du kava et celui du saut du N’gol…


Le Kava…

A l’heure où le soleil décline sur l’archipel du Vanuatu, on voit chaque soir, dans tous les villages insulaires, les hommes se diriger, comme mus par un même instinct secret, vers le nakamal. Ils s’y retrouvent pour boire le kava. Dans les villages, le rite est immuable, codifié, même s’il connaît quelques variantes, surtout au niveau de la préparation. A Port-Vila, la capitale, même si la coutume subit quelques entorses, les rues s’éclaircissent à la tombée de la nuit, les hommes montent dans les hauts de la ville, ils vont boire le kava dans les « kava bars ».

Le kava est la boisson traditionnelle des hommes de l’archipel du Vanuatu. Du fait de l’émigration des Ni-Vans dans les archipels voisins, le rite du kava est aussi connu aux Fiji et en Nouvelle-Calédonie. Le kava y est alors préparé à partir d’extraits secs de kava. Mais rien ne vaux le kava frais, bien sûr. Le kava est un élément prépondérant de la coutume au Vanuatu. Sa consommation relève presque d’un acte social, dans la vie du village. Il est entouré de légendes, dont la principale est celle-çi :



« Il y a très longtemps, la nuit ne succédait pas au jour, elle n’existait pas encore. Les hommes buvaient alors un kava rouge, et lorsqu’ils étaient fatigués, ils s’endormaient au soleil. Le dieu Kalpapen décida de leur donner le vrai kava. Puis il leur envoya une cigale pour chanter le soir, et un coq pour chanter le matin. Il transperça alors le soleil avec un roseau pour le chasser, et la nuit s’abattit sur les îles. Kalpapen avait créé l’alternance jour-nuit, et il demanda aux hommes de célébrer chaque soir ce passage en se réunissant pour boire le kava. »



Le kava est un arbuste endémique des Vanuatu (Piper Methysticum, de la famille des poivriers), d’1,50 à 2 mètres de hauteur, dont les racines coupées en petits morceaux, broyées, puis trempées dans l’eau donnent, après filtration, cette boisson grisâtre au goût tellement particulier, âcre et terreux, que le premier réflexe est souvent de la détester.

L’arbuste en lui-même est relativement chétif, mais son rhizome est très développé, pesant de 10 à 15 kg. Certaines terres, au Vanuatu, sont plus propices que d’autres au développement du kava. De ce fait, certains villages ont du kava en abondance (et le vendent pour la consommation de Port-Vila), d’autres doivent l’acheter aux villages voisins. A Tanna, la coutume veut que les racines soient mâchées, plutôt que broyées, puis crachées dans une feuille de bananier… Laissée quelques heures au soleil, la pâte ainsi obtenue est mélangée avec de l’eau puis filtrée.

C’est pour cette raison, vous me comprendrez peut-être, que j’ai préféré attendre Efate et Port-Vila pour que notre ami Joseph d’Erromango m’initie, un soir, au rite du kava, dans l’obscurité des hauteurs de la ville. Là, les racines sont broyées avec des petites machines à hacher, alors que dans la plupart des villages, elles sont broyées au pilon dans un mortier.

Le kava contient des substances anxiolytiques et anesthésiantes. A forte dose, le kava est hypnotique, mais si les Ni-Vans ne rateraient pour rien au monde l’heure journalière du kava, ils ne semblent pas en abuser, 2 ou 3 shells (demi coque de noix de coco, ou bol) étant la quantité généralement absorbée. Au-delà, l’effet anesthésiant du kava devient plutôt un effet somnifère. Sa consommation, même régulière, est réputée ne pas entraîner de problèmes de dépendance ou d’accoutumance.

Les sensations apparaissent quelques minutes après l’absorption du kava, pour disparaître totalement une dizaine d’heures après, avant le réveil du lendemain donc.

En Occident, le kava est utilisé en pharmacologie, à doses homéopathiques, sous forme d’infusion pour lutter contre le stress, l’anxiété, et la dépression. Sa consommation libre est cependant interdite dans de nombreux pays, dont la France, en raison, officiellement, de risques d’hépatites. Au Vanuatu, partager le kava est un signe d’amitié, de paix entre les hommes. Pour respecter la coutume qui accompagne naturellement de calme et de sérénité le rite de l’absorption du kava dans les villages du Vanuatu, je n’ai pas réalisé d’images lorsque j’ai été invité à y participer, parfois en compagnie de Timothée.

Préparer le kava est assez simple, mais demande près d’une heure. A partir du pied de l’arbuste coupé, on garde les racines et seulement le début des tiges aériennes (l’ensemble peut se conserver jusqu’à deux semaines en l’état). Enlever l’écorce et la terre avec de l’eau.

Découper les racines en petits cubes et les faire tremper dans une bassine d’eau. Broyer les morceaux de kava au pilon dans un mortier jusqu’à l’obtention d’une pâte verdâtre. Mélanger cette pâte avec de l’eau propre pour faire infuser. En général, les Ni-Vans mettent les morceaux de kava dans un sac de riz, et le sac à tremper dans une bassine d’eau. Pour extraire correctement la substance active, l’opération de broyage de la pâte se répète 2 ou 3 fois après infusion.

Enfin, le liquide obtenu est simplement filtré par passage à travers un tissu : le kava est prêt.

A la tombée de la nuit, la coutume veut que les hommes se retrouvent au nakamal, une case tribale tabou, au centre du village, en général interdite aux femmes. Pendant ce temps, ces dernières s’occupent des enfants et préparent le dîner, vous l’aviez deviné, non ? A Port-Vila, les nakamals des villages ont été remplacés par les « kava bars ».

Placés à l’écart de la ville, en plein air, les kava bars sont plongés dans la quasi obscurité, et on y observe un silence quasi-total, n’y échangeant que quelques mots à voix basse. Par contre, on y entend beaucoup cracher… Les petites échoppes qui sont installées autour de ce nakamal citadin ne vendent que du kava, préparé dans une grande bassine l’après-midi même, et servi à la louche. Il n’est pas rare d’y rencontrer des blancs, qui viennent soit consommer sur place, soit acheter leur kava journalier. Et aussi des femmes blanches, qui peuvent ici impunément transgresser, c’est toléré sans difficulté, la coutume sexiste en vigueur dans les villages… Une fois servi dans le shell, le kava vous est donné par votre ami Ni-Van de la main droite. On s’éloigne un peu pour retrouver l’obscurité, souvent on se tourne plus ou moins à l’abri des regards et on boit le kava ensemble, d’un trait, cul sec ! Rien à voir avec un bon whisky ! On repose alors le shell, qui sera simplement rincé à l’eau, avant de resservir.

Après les crachats et autres raclements de gorge libérateurs, on va s’asseoir sur un banc de bois, en silence, ou bien en échangeant peu de mots, et on écoute le kava entrer dans son corps. Le premier effet est quasi immédiat : la langue et les lèvres se trouvent légèrement anesthésiées. Mais il faut avoir bu le 2ème shell et attendre quelques minutes pour ressentir vraiment l’effet relaxant, anxiolytique, et presque somnifère du kava.

Un soir de Mai, à Port-Vila, notre ami Joseph, venu de son île voisine d’Erromango à bord de Jangada pour se faire arracher une dent (une douleur dentaire persistante qu’il traite depuis 2 mois … au kava bien

sûr) décide de m’emmener dans un « kava bar ». Nous gagnons un quartier populaire de la ville sur une colline déjà baignée dans l’obscurité. Je ne suis pas inquiet car Joseph, spécialisé dans la culture du bois de santal à Erromango, vient souvent à Vila à la demande des planteurs blancs, pour dispenser ses conseils, et il ne manque jamais l’occasion d’aller faire un tour dans les kava bars lorsqu’il ne peux se rendre au nakamal de son village de Dillon’s Bay. Il connaît bien les lieux.

D’autre part, dans la société des Vanuatu, le respect des anciens est très marqué. A 51 ans, Joseph est un ancien, et moi … a fortiori. A un moment, nous quittons la petite route et entrons dans une espèce de cour ombragée, très sombre, silencieuse. Quelques tables et chaises, quelques bancs de bois. Au fond, une petite dizaine de minuscules échoppes faites de quelques planches sommairement assemblées, à peine éclairées. Dans chaque échoppe, une personne, homme ou femme, avec une bassine de kava, une louche, et des bols posés sur un petit comptoir. Joseph a ses habitudes. Il m’entraîne dans l’une d’entre elles, et commande 2 shells de kava. Nous nous éloignons, nous retournons, et Joseph me dit de vider le bol d’un trait. Pas le choix, je m’exécute, mais le goût du kava est franchement infect. Je m’accroche. Je repose mon bol à la suite de Joseph, puis il m’emmène cracher à quelques mètres le long d’une haie.

Je fais comme Joseph, je crache en me raclant la gorge, bruyamment, je crache comme je n’ai jamais craché ! Nul besoin de me forcer, l’arrière-goût du kava est tellement amer que mes glandes salivaires se sont emballées. Puis nous nous assoyons sur un petit banc, dans la pénombre. Sous la voûte étoilée de la nuit, il fait bon, et le lieu est calme. D’autres consommateurs indigènes arrivent, et effectuent le même rituel. Au bout de quelques instants, je ressens les premiers effets du kava, agréables, relaxants. Joseph m’entraîne aussitôt boire mon 2ème shell. Je lui rappelle que je m’arrêterai là, et donc lui fera de même, par courtoisie. Quelques minutes plus tard, je me trouve dans cet état de sérénité et d’apaisement physique et mental qui me rappelle les instants précédant une opération chirurgicale, lorsqu’on vous a fait la première injection de liquide anesthésique, mais pas encore celle qui vous endort pour de bon… Je crois qu’avec un 3ème shell, je chercherai un petit coin pour dormir… Nous restons un quart d’heure assis à côté l’un de l’autre, Joseph et moi, en silence, à consommer notre nouvelle amitié. Puis nous redescendons vers le port. Joseph me laisse à notre annexe, lui rentre chez son frère. Plus tard, lorsqu’il nous aura

rejoints, Joseph et moi emmènerons à son tour Timothée au kava bar de

Port-Vila, pour son initiation.

La magie du kava réside pour beaucoup dans le contexte qui entoure sa consommation. Pour Timothée et moi, boire le kava quelques jours plus tard au nakamal du village de Saint-Joseph, sur l’île de Pentecôte, en compagnie du vieux chef Alexandre et de trois de ses fils, ce fût un moment de voyage fort.



Le saut du N’gol…



Le saut du N’gol (on dit aussi Gol, Gaul ou Naghol) est certainement le rite indigène le plus spectaculaire du Vanuatu. En français on parle de plongeon terrestre, en anglais de land diving. Ce rite initiatique réservé aux jeunes garçons et plus encore aux jeunes hommes passant à l’âge adulte a peut-être été pratiqué dans d’autres îles des anciennes Nouvelles-Hébrides, mais depuis des décennies, il n’a subsisté que dans le sud de l’île de Pentecôte. Et plus exactement dans trois villages de la côte sud-ouest de l’île, dont deux sont anglophones et un seul francophone. Le saut du N’gol, qui est lié dans la coutume à la récolte de l’igname - le légume le plus prisé dans ces îles – mais aussi à la qualité de la fibre végétale utilisée pour le saut, n’est pratiqué que pendant 2 mois environ, de mi-Avril à mi-Juin. Il a normalement lieu aussitôt après la récolte des premières ignames. Nous nous sommes renseignés lors de notre passage à Lamap (Port-Sandwich) sur l’île de Malekula. Le village francophone qui nous intéresse s’appellerait Rangusuksu ou encore Saint-Joseph, et il serait situé dans l’une des baies les plus sud de la côte ouest de Pentecôte. Nous sommes à la bonne saison, et à bord de Jangada, nous décidons de rallier Pentecôte et de localiser ce village. Nous quittons la baie de Port-Sandwich et le mystère de son grand requin mangeur d’hommes, faisons route sur le nord de l’île d’Ambrym en traversant le panache de fumées éruptives de son puissant volcan, et jetons l’ancre quelques heures plus tard dans Homo Bay, au sud de Pentecôte. Mais, à terre, nous découvrons un village anglophone, et l’on nous indique que Saint-Joseph est plus au nord, à quelques 2 heures de marche par la piste côtière. Le lendemain, nous appareillons vers le nord et j’envoie Timothée et Marin, mes deux fistons, enquêter le long du rivage auprès des pirogues de pêche et des indigènes, souvent des enfants, que l’on aperçoit sur la grève. Par VHF, ils me guident, et nous finissons par mouiller devant le village de Rangusuksu (Saint-Joseph), dans Wali Bay, que l’on n’aperçoit pas du bord, car il est établi à quelques centaines de mètres à l’intérieur du rivage, en bordure d’une ravissante petite rivière. Nous sommes accueillis par Joachim, l’un des fils du chef du village, Alexandre, que nous allons saluer. Le chef, comme beaucoup d’anciens, parle un bon français, et nous apprécions de séjourner dans un village où pratiquement tout le monde, enfants compris, parle notre langue. Ici les villageois sont tous catholiques. Ce village est très propre, les cochons en liberté n’y sont pas bien vus, les poules rares, tout est bien tenu. La présence de la rivière à proximité et l’abondance de l’eau douce propre y sont sans doute pour beaucoup. Mais on sent aussi dans la conversation des villageois l’empreinte positive laissée ici par l’ancienne présence française. Il semble que le chef, le vieil Alexandre, ait su garder pour la vie au village les bons côtés de l’enseignement colonial qu’il a connu dans sa jeunesse, en oubliant les moins bons. Nous donnons quelques habits d’enfants, quelques livres pour Horatio l’instituteur, que le chef distribuera. Nous recevons en échange des pamplemousses, des fruits de la passion, des avocats. Les garçons jouent au foot tous les soirs avec les jeunes du village, les filles jouent au volley, et très vite, chacun connaît notre prénom. Au mouillage, le matin, quand nous ne nous rendons pas assez vite à terre à cause de la séance de CNED des enfants, ceux du village, qui sont en vacances eux pour 2 semaines, se rassemblent sur la plage de galets et appellent sans cesse « Timothée ! Marin ! Adélie ! » avec un accent inimitable mais tellement attachant ! Chaque matin, vers 06H00, un enfant m’attend sur la plage avec un pain frais confectionné pour nous par le chef. Nous sommes acceptés par la tribu, et Joachim, probablement chargé par son père de cette mission, nous fait savoir que nous pouvons rester plusieurs semaines à proximité du village : nous sommes les bienvenus. Cela fait chaud au cœur. Il faudrait pouvoir rester plusieurs semaines, effectivement, pour mieux partager, un temps, la vie simple mais heureuse et généreuse, de ce petit village de Pentecôte. Hélas… Joachim nous apprend que Vendredi, il y aura le saut du N’Gol. Nous avons aperçu la tour de saut, à l’écart du village, sur les premières pentes de la montagne, en lisière de la jungle. Mais le saut du N’Gol est un rite coutumier, entouré de tabous, et nous n’avons pas tenté d’aller la voir de plus près. Nous n’en parlons pas trop, mais nous sommes très curieux d’assister à cet incroyable spectacle.

Le matin du jour J, j’amène en cadeau notre réchaud à gaz utilisé en Nouvelle-Zélande lors de notre périple en Land-Rover dans l’île Sud. Il nous servait jusque là à faire griller nos tartines de pain le matin, quand il y en a. Je l’offre à Rogatien, le chef du saut du N’Gol au village, et lui montre comment s’en servir. Il me confirme qu’il pense pouvoir faire recharger la bouteille à Luganville, sur l’île d’Espiritu Santo. Le deal lui va. Bientôt, on nous demande de nous aligner près de la case du chef. Des jeunes filles nous passent un collier de fleurs d’hibiscus. Puis Rogatien nous offre à chacun une noix de coco à boire, dont je me régale. Les villageois se dirigent vers le site du saut, nous les suivons. J’ai indiqué aux enfants qu’il fallait profiter de ces moments rares pour s’en mettre plein les yeux. Assister au saut du N’Gol à Rangusuksu, nous n’y aurons pas droit tous les jours ! Les femmes, comme souvent ici au Vanuatu, sont en retrait. Le saut, bien que la légende semble indiquer qu’il ait été inventé par une femme, est devenu, depuis, une histoire d’hommes.

La légende la plus fréquente raconte qu’un homme du sud de Pentecôte maltraitait sa femme, en la séquestrant principalement. Elle tenta de s’enfuir plusieurs fois de la case. Mais, à chaque fois, son mari la rattrapait. Lors de sa dernière escapade, elle grimpa en haut d’un cocotier, ou d’un banian, on ne sait plus. La voyant au faîte de l’arbre, l’homme commença d’y grimper, pour la rattraper. Mais on ignore s’il se lança dans cette entreprise de son plein gré, ou s’il fût défié par son épouse… (Une variante bien de chez nous évoque aussi l’éventualité d’une initiative décidée à l’insu de son plein gré, voire à l’issue de son plain gré, mais c’est une autre légende, cycliste celle-là). Celle-ci (l’épouse, vous suivez, hein ?), sans que son mari ne s’en rende compte, s’était attachée des lianes aux chevilles, et quand il fût sur le point de la rejoindre, elle sauta dans le vide. Il existe une variante (et probablement plusieurs !) selon laquelle la femme invite l’homme à sauter après elle si vraiment il la désire, comme quoi l’amour, enfin bref… ! Constatant que sa femme avait sauté sans se faire mal, mais sans comprendre pourquoi ( !), l’homme sauta à son tour, mais se tua. Hé !hé ! Il devait sans doute être un petit peu con, ce villageois, ou très amoureux, ce qui parfois, et en certaines circonstances, revient au même, non ?

Les hommes décidèrent de reprendre en main cette prouesse féminine, pour indiquer à leurs épouses qu’ils ne seraient plus jamais dupes, et de la perfectionner : c’est ainsi que le saut du N’Gol devint, dans le sud de Pentecôte, un rite coutumier aussi spectaculaire qu’initiatique marquant le passage courageux des garçons à l’âge adulte.

Mais si le N’Gol est bien l’ancêtre du saut à l’élastique, tenté pour la première fois en 1979 par les anglais du Dangerous Sports Club de Bristol sur le pont de Clifton Bridge, et mis au point ensuite en Nouvelle-Zélande, un élément fondamental différencie les deux types de saut, outre de nombreux aspects liés à la sécurité : les lianes attachées aux chevilles des sauteurs de Pentecôte n’ont à peu près aucune élasticité !!! La chute du sauteur est (brutalement) freinée au ras du sol par la rupture de la plateforme de saut lors de la tension brutale des lianes et par la flexion de la tour. Dans la coutume, le saut n’a lieu que si la récolte d’ignames est bonne, car dans la culture des villageois, il existe un lien entre la la qualité des ignames et la souplesse et la solidité des lianes utilisées pour le saut. Mais, contradictoirement, les villageois pensent aussi que même si les conditions de pluie et d’ensoleillement n’ont pas été idéales lors des derniers mois, le saut favorisera la récolte d’ignames… Le saut procure aussi aux jeunes gens du village l’occasion de parader devant les femmes, de montrer leur courage, et le cas échéant de rendre public leurs éventuels différends avec certains membres de la communauté villageoise. Le rite du saut est ainsi très présent à l’esprit de tous les villageois, tout au long de l’année, et il n’est pas rare de voir les enfants construire de petites plateformes de saut près de la plage, où ils s’amusent à prendre les postures des vrais sauteurs du village.

L’emplacement de la tour doit répondre à 2 critères principaux :

présenter une pente suffisamment raide au niveau de la zone d’atterrissage des sauteurs, mais en même temps offrir une zone suffisamment plate à proximité immédiate de la tour pour permettre les danses et les chants qui accompagnent le saut. La tour elle-même, construite entièrement avec des rondins de bois ligaturés avec des fibres végétales, est érigée autour d’un arbre-support (koro) dont les branches ont été coupées. Un cocotier, ou un banian. La tour, qui mesure environ 50 pieds (15 mètres) à Rangusuksu, est haubannée par des lianes aux arbres environnants. Elle ne sert qu’une seule saison. Des écorces de bananiers entourent les pieds de la tour, pour amortir le choc de retour d’un sauteur qui aurait raté son saut et qui viendrait les percuter. L’ensemble de la tour est construit avec l’aide de machettes et de couteaux dont les Ni-Vans font un usage permanent. La zone d’atterrissage des sauteurs se situe dans la pente en abord de la tour, une pente dont l’inclinaison est choisie et si besoin re-travaillée. Sa surface de terre est rendue meuble sur une profondeur de 30 cm environ pour amortir les chocs, et cette opération se répète après chaque saut.

A proximité de la tour mais à l’opposé de la zone d’atterrissage des sauteurs est aménagée une aire de danse, plutôt horizontale elle. C’est là que se tiennent les hommes du village, les anciens dont le chef au premier rang, les hommes plus jeunes ensuite. Tous essentiellement habillés d’un … étui pénien… les anciens portant des armes symboliques et cérémonielles en bois. Les jeunes garçons du village sont présents, dans la même tenue. Le rite du saut est accompagné de chants et de danses. A Rangusuksu, c’est Alexandre, le chef du village, qui menait les chants, dont l’intensité vocale varie en fonction de l’état de préparation du sauteur sur la tour, pour connaître un paroxysme dans les instants qui précèdent le saut. Pour les sauts les plus hauts, il existe d’ailleurs un dialogue entre le sauteur et les danseurs/chanteurs, le sauteur recherchant l’encouragement de tous les villageois avant le plongeon. Les chants sont émaillés de cris qui répondent à ceux émis en haut de la tour par le sauteur. Nous avons constaté que seules les 3 plus vieilles femmes du village, habillées d’une jupe végétale passée autour des reins, étaient admises à danser en arrière des hommes. La tour est équipée de plusieurs petites plateformes de saut en bois, confectionnées à terre et fixées ensuite à la tour, à différents niveaux. La première, utilisée par les jeunes garçons, se situe à environ 5 mètres de hauteur. Les suivantes sont positionnées tous les 3 mètres à peu près. La plateforme la plus élevée, réservée à l’élite des sauteurs, est fixée tout en haut de la tour, à environ 15 mètres au-dessus du sol. Avec le dénivelé de la zone d’atterrissage, 2 à 3 mètres, c’est donc un saut d’au moins 18 à 19 mètres que la tête du sauteur effectuera, puisqu’il plonge vers le sol tête en avant ! Les lianes réservées aux sauts sont choisies dans la forêt, coupées puis roulées pour être emmenées, préparées puis fixées à la tour. Leur diamètre est proportionnel au poids du sauteur et à la hauteur du saut.

La longueur utile des lianes est soigneusement calculée pour que la tête du sauteur effleure le sol en fin de saut… !!! Les extrémités des lianes qui seront attachées aux chevilles des sauteurs sont partagées au couteau en fins rubans végétaux qui doivent rester souples et humides.

Ils sont enrobés pour ce faire dans des feuilles de sega, enlevées avant le saut. Ce sont 3 jeunes garçons, d’environ 6 à 7 ans qui commencèrent à sauter en premier. Inutile de vous dire qu’avec notre conception des choses à nous, le simple fait de voir ces enfants à qui deux hommes attachaient les lianes aux pieds et qui s’apprêtaient à sauter dans le vide vers le sol la tête la première me donna surtout l’envie de repartir en courant immédiatement…Sur les 3 jeunes sauteurs, 2 renoncèrent finalement devant l’épreuve, malgré les chants et les cris d’encouragement des aînés. Ils ne furent pas vilipendés par les anciens, mais je constatai, au coup de machette un peu rageur qui trancha les lianes que ce renoncement avait quelque peu énervé les deux hommes qui venaient de passer quelques dix minutes à chaque fois à nouer soigneusement les lianes autour de leurs chevilles. Le troisième sauta courageusement, mais sa poussée des pieds ne fut pas assez forte, et il s’aplatit sur le sol trop près des pieds de la tour, les lianes s’étant insuffisamment tendues. Il se releva tout aussi courageusement, aidé par les deux hommes présents autour de la zone d’atterrissage, sans trop de dégâts, mais il s’était bel et bien « gaufré » dans la terre meuble. Les sauts aux étages supérieurs furent logiquement plus réussis, mais c’est celui de Joseph, 18 ans, l’un des meilleurs sauteurs du village, qui couronna le rite. Joseph, tout en muscles, que j’ai interrogé après son saut, maîtrise parfaitement son art et il aime sauter. Il dit ne pas avoir d’appréhension avant le saut, et pourtant il est resté au moins 10 minutes sur la plateforme la plus élevée tout là-haut, lianes nouées aux chevilles, dans des postures naturellement esthétiques. Tantôt en relation vocale avec le groupe des danseurs/chanteurs. avec qui il échangeait des cris particuliers, tantôt dans une forme de méditation incantatoire tournée vers le ciel, Joseph nous a offert un spectacle à couper le souffle. Imaginez le courage qu’il faut pour plonger vers le sol, tête la première, bras repliés le long du corps, depuis une plateforme de bois située à l’équivalent de 5 ou 6 étages au-dessus du sol ! Juste avant le saut, le chant et la danse sont montés en puissance et Joseph s’est élancé dans le vide au paroxysme de la parade. Un saut impeccable, parfait, dont l’issue est d’une brutalité inouïe. Au ras du sol, les lianes se tendent (l’une est ajustée quelques petits centimètres plus longue que l’autre) en fouettant l’air, le rappel du sauteur vers le pied de la tour est d’une violence extrême, à se demander comment les articulations, tendons, ligaments et autres vertèbres tiennent le coup. Le sauteur touche le sol de tout son long lors de son rappel vers la tour, mais la qualité du saut, outre la perfection du geste et celle de la trajectoire, se juge à la faible distance, quelques centimètres, à laquelle la tête du sauteur vient effleurer le sol avant le rappel des lianes. Lors de la tension brutale des fibres végétales, le support en bois de triangulation qui soutient la plateforme de saut casse (son haubanage de sustentation vers le haut est quant à lui coupé d’un coup de machette dès que les pieds du sauteur ont quitté la plateforme), ce qui provoque un premier amortissement, puis c’est le sommet de la tour qui fléchit imperceptiblement sous l’effort. En quelque sorte, un peu de souplesse dans un monde de brutes, mais aucune élasticité… Joseph, tu nous auras vraiment étonné par ton incroyable courage…

Olivier

• Photo 1 - A quelques centaines de mètres du village de Rangusksu, dans le sud de l’île de Pentecôte, au Vanuatu (ex-Nouvelles-Hébrides), une étonnante tour de bois ligaturés par des liens végétaux s’élève vers le ciel, sur les premiers contreforts de la forêt tropicale.



• Photo 2 - L’équipage de Jangada, qui séjourne au mouillage devant le village depuis plusieurs jours, et qui a noué des liens d’amitié avec le chef du village, Alexandre, et ses fils, est convié ce matin Vendredi à assister à un rite qui semble remonter à la nuit des temps : le saut du N’gol. Mais lorsque, arrivés sur les lieux par un étroit sentier, nous apercevons les jeunes garçons du village dont certains se préparent semblent-t-il à sauter, nous sommes inquiets et perturbés. J’ai l’estomac noué…


• Photo 3 – La tour est construite autour du tronc d’un cocotier dont le faîte a été coupé à la machette, l’outil principal des Ni-vanuatus. Les hommes ont pratiquement en permanence à la main leur coupe-coupe, très aiguisé, et si ce n’est pas leur machette, c’est un long couteau effilé. Sur le premier niveau de saut de la tour, un enfant se prépare à sauter.


• Photo 4 – Cet enfant, après avoir beaucoup hésité, ne sautera finalement pas. Aucun reproche ne lui sera fait. Il devra progressivement maîtriser sa peur…


• Photo 5 - Pour celui-ci, c’est parti, mais son saut sera perfectible. Il se « gaufrera » dans la terre meuble, sans trop de mal apparemment.


• Photo 6 – Rogatien, le chef du saut du N’Gol à Rangusuksu. Au premier plan à droite, Horatio, l’instituteur du village.





• Photos 7 à 10 – Saut depuis une plateforme intermédiaire…


• Photo 11 – A l’atterrissage, deux hommes aident le sauteur à se relever et tranchent ses lianes pour le libérer.


• Photo 12 – La zone d’atterrissage est travaillée après chaque saut pour rester très meuble.


• Photo 13 – Les jeunes hommes du village, tous sauteurs. Au centre, Joseph, réputé le meilleur d’entre eux.


• Photo 14 – Joseph s’isole pour se préparer à sauter de la plus haute plateforme de la tour. Il est déjà dans son « trip ».






• Photos 15 à 19 – Le saut de Joseph, impeccable et impressionnant de courage.