Rencontre de Jangada avec … une jangada !
Le 9 Janvier, nous faisons route sous voiles hautes au large de la côte brésilienne du Ceara, l’état du Nordeste, en provenance de Jacare, sur le Rio Paraiba.
Nous avons doublé le Cap Sao Roque (extrémité orientale de l’Amérique du Sud), au nord de Natal, au cours de la nuit, et laissons porter grand-largue vers l’ancien village de pêcheurs de Jericoacoara, à près de 300 kms dans l’ouest de Fortaleza.
La côte est débordée, comme souvent dans le nord du Brésil, jusqu’à une douzaine de milles au large, par de nombreux récifs qui obligent le navigateur à se tenir à distance du littoral. Depuis que le jour s’est levé, nous avons aperçu ça et là les voiles à livarde caractéristiques des jangadas du Nordeste, qui ont remplacé, avec l’arrivée du jour, les petites lampes hésitantes de la nuit, qui leur servent de feu de navigation.
Il fait beau, l’alizé de sud-est souffle à 15 nœuds seulement, ce qui est plutôt léger pour les côtes du Ceara, le long desquelles le vent et la mer sont souvent soutenus.
La mer est bleu clair, très lumineuse, presque aveuglante, les fonds sont faibles, de l’ordre d’une vingtaine de mètres à 15 milles au large. L’eau est chargée de fines particules de sable blanc en suspension. La réverbération est très forte.
Depuis une heure ou deux, je cherche l’occasion de croiser la route de l’une d’entre elles, sous voiles, pour vivre un moment attendu…
A trois ou quatre reprises, nous apercevons sur la ligne d’horizon la silhouette si caractéristique de leur voilure, mais elles sont trop loin de notre route.
Et puis soudain, vers 16 heures, l’occasion espérée se présente !
Elle va passer à 2 ou 3 milles devant nos étraves, de retour de son banc de pêche, faisant voiles vers sa plage de départ, du côté de Canoa Quebrada, où les pêcheurs vivent, pauvrement, dans des huttes de palmes, les « cachairas ».
Les jangadeiros sont ces marins qui arment les jangadas (http://jangadanantes.free.fr/description.htm#origine) : la plupart sont des caboclos, des métis d’indiens, aux yeux souvent d’un vert-bleu incroyable, presque transparent, à la peau tannée, ridée, brûlée par le soleil et le sel de la mer, que les embruns, permanents à bord des jangadas dont le franc-bord ne dépasse pas une vingtaine de centimètres, cristallisent dans le vent musclé du Ceara.
J’ai beaucoup de respect pour ces hommes en voie de disparition, comme leurs embarcations qui remontent à la nuit des temps : ils sont pêcheurs par nécessité, pour nourrir leur famille et élever leurs enfants, et marins par hérédité.
De milliers de jangadas au siècle dernier, sur les rivages du Pernambuco, du Rio Grande do Norte, et du Ceara, il n’en reste que quelques centaines aujourd’hui, et de moins en moins chaque année, mais pour combien de temps encore ?
Heureusement, l’état du Ceara, qui compte le plus grand nombre de jangadas du Brésil, en a fait son emblème, et commence à protéger ce patrimoine maritime, faute de pouvoir préserver le savoir-faire que ces hommes mettaient une vie à acquérir, avant d’espérer pouvoir le transmettre à leurs enfants.
Nous avons croisé, en effet, sur les mêmes bancs, des bateaux de pêche en bois, à moteur, sûrement plus productifs que ces embarcations traditionnelles, qui ne ramènent, d’ordinaire, que quelques kilos de poisson par sortie. Le poisson est capturé à la ligne, à la palangrotte, ou au filet.
Les jangadeiros ont tout un monde de croyances, comme la plupart des hommes de mer qui vivent au plus près de l’océan : ils semblent communiquer avec la mer dans un autre espace-temps que le nôtre, et leur vie conserve à mes yeux une part de mystère malgré son apparente simplicité.
La jangada est une des plus anciennes embarcations du monde : quand les Portugais sont arrivés au Brésil, au début du XVI ème siècle, ils n’ont pas du être surpris de rencontrer ces radeaux qu’ils avaient déjà vus, à peu près similaires, quelques dizaines d’années auparavant, sur les côtes de Ceylan et de Malaisie.
A l’origine, radeau précaire fait de troncs de balsa ligaturés par des fibres végétales, la jangada s’est vue dotée ultérieurement, sans doute sous l’influence des navigateurs portugais, d’une voile à livarde en coton d’environ 15 m2 (souvent de multiples fois rapiécée, et brûlée par le soleil ardent du Nordeste), d’un mât de bois à la partie supérieure très souple pouvant atteindre jusqu’à 12 mètres de hauteur, qui encaisse aisément les surventes en laissant porter, et dont le pied est réglable (à la façon d’une planche à voile) dans la « carlinga », une planche d’assise percée de 3 à 6 trous de réglage de chaque bord.
L’étambrai, quant à lui, prend la forme d’un banc ligaturé percé d’un trou, « o banco de mastro ». La bôme s’appuie sur le mât par l’intermédiaire d’une fourche de bois.
Le barreur, à l’arrière, le « mestre », est assis sur « o banco do mestre ».
J’ai connu, dans les années 75/80 du siècle dernier, les dernières « jangadas de piuba » réalisées de 6 à 8 troncs de « pau de jangada », le bois de balsa, facile à travailler, extrêmement léger, mais poreux. Ces troncs, biseautés aux deux extrémités, étaient chevillés et ligaturés par des cordages. Une pagaie allongée tenait lieu de gouvernail, tandis que la « sambura », le panier d’osier dans lequel les jangadeiros mettent le poisson pêché, était attachée au pied du mât. Une dérive, et une ancre faite d’une grosse pierre enchâssée dans trois bâtons ligaturés entre eux, complètaient l’armement précaire de ces embarcations à la fois rudimentaires, mais au maniement sophistiqué.
Ces jangadas de piuba avaient un inconvénient : elles devaient systématiquement être remontées haut sur les plages, sorties de l’eau et roulées sur des bâtons de bois à la force des bras, hors d’atteinte de la marée, car le bois de balsa était sensible au pourrissement. Les voiles, elles, doivent être séchées au soleil, pour éviter la moisissure. Malgré ces précautions, la durée de vie de ce type de la jangada de piuba ne dépassait pas deux années.
Le bois de pau est devenu rare dans le Nordeste, il est désormais protégé par le gouvernement, et sa coupe est interdite.
A partir des années 60, un autre type de jangada s’est développée, la « jangada de tabua » : plus moderne, c’est celle que l’on rencontre encore aujourd’hui. Les troncs de balsa ont été remplacés par une coque pontée, en planches de bois d’ouro, qui abrite un petit espace abrité, de seulement quelques dizaines de centimètres de hauteur, accessible par une petite écoutille.
Les jangadeiros y entreposent maintenant le poisson pêché, et les moins claustrophobes d’entre eux peuvent y dormir quelques heures à tour de rôle lorsqu’ils partent en mer pour plusieurs jours.
La durée de vie des jangadas de tabua est de l’ordre d’une dizaine d’années.
La voile à livarde est toujours là, le pied de mât réglable aussi, mais l’aviron de gouverne a été remplacé par un petit gouvernail, et la dérive, autrefois ligaturée, glisse maintenant dans un puits.
Mais le franc-bord n’a pas vraiment augmenté…, et les jangadeiros naviguent les pieds dans l’eau le plus souvent. Pas de garde-corps évidemment, attention à la chute à la mer, et aux requins-marteaux, qui rôdent, nombreux, dans ces eaux…
Ils partent pêcher sur les bancs qui jalonnent le littoral des 3 états du Nordeste, se nourrissant essentiellement de « pirao », la purée de tapioca accommodée de poissons, le tout cuit à l’abri du vent dans des gamelle de fer. Un petit baril d’eau assure la boisson.
Les jangadeiros pratiquent plusieurs types de sorties de pêche : à la journée, ils vont sur les bancs les moins éloignés, « taci » à 4 ou 5 milles de la côte (de 5 à 10 mètres de fond), « coruba » à une dizaine de milles (20 mètres), ou encore « carreira das pedras », à une quinzaine de milles (30 mètres).
Mais certains jangadeiros n’ont pas froid aux yeux : ils partent au large, jusqu’à une centaine de milles marins de leur plage de départ, pour plusieurs nuits en mer : on les appelle « jangadeiros do alto ».
Depuis la passerelle de veille des cargos de la Compagnie de Navigation d’Orbigny, à la fin des années 70, il m’est arrivé de rencontrer ces jangadas do alto, incroyablement précaires, pratiquant la pêche en haute mer…
A l’époque, indétectables au radar au milieu des vagues de l’alizé, elles montraient, sur la route des cargos qui escalaient au Brésil, de préférence au dernier moment et au mieux, la petite luciole chancelante d’une simple lampe à pétrole…
J’ai constaté que le gouvernement brésilien avait obligé les jangadeiros d’aujourd’hui a embarquer désormais une bouteille de gaz, qui alimente un feu plus visible qu’auparavant.
Tant de jangadas ont du aller par le fonds au fil des années…
Pour naviguer, les jangadeiros n’embarquent ni cartes, ni compas. Ils utilisent les amers de la côte, et quand ils la perdent de vue, ils mettent à contribution leur prodigieuse expérience de l’observation : vent, houle, soleil, étoiles, Lune.
Chaque lieu de pêche est repéré oralement par le « caminho » et l’ « assento », le chemin et l’assise, que l’on peut assimiler à une sorte de longitude et de latitude du banc de pêche.
C’est toujours étonnant de passer, comme nous l’avons fait à plusieurs reprises au large du Ceara, à proximité d’une jangada mouillée sur son ancre de pierre et de bois, pour nous au milieu de nulle part, à 15 milles de la côte, mais pour le jangadeiro sur un lieu de pêche prisé et souvent tenu secret. Au mouillage sur son lieu de pêche, la jangada se met biensur face au vent et au courant, : elle tangue sensiblement, et les embruns aspergent le pont en permanence.
Ainsi va la vie des jangadeiros, au soleil brûlant du Ceara…
En 1942, Orson Welles, tombé lui aussi sous le charme des jangadas du Nordeste, avait réalisé un film, « It’s all true ! », qui relatait l’épopée, entre Fortaleza et Rio de Janeiro, de courageux jangadeiros, bien que cet usage de la jangada soit peu conforme à la réalité maritime.
Pour l’heure, notre jangada de rencontre file bon train, 6 bons nœuds, vers la côte, vent de travers.
Nous allons lui fondre dessus comme un oiseau de proie sur celle-ci. L’équipage de « Jangada » au complet est aux postes de manœuvre, chacun son bout ! J’ai expliqué à chacun son rôle, le mien étant, une fois notre catamaran réglé à l’allure souhaitée, de prendre des photos !
Marin est à la barre, Barbara à l’écoute de grand-voile, Adélie à l’écoute de solent…
Allez, c’est parti, on empanne, et on vient du grand largue au vent de travers, jusqu’à faire route parallèlement à la jangada, en restant légèrement à son vent, soleil dans le dos oblige.
Les jangadeiros , toujours curieux des techniques de la voile, ont du voir la manœuvre : ils ne sont plus qu’à un mille environ, et doivent se demander ce que peut bien leur vouloir ce voilier à deux coques qui s’est dérouté et fonce droit sur eux…
Au vent de travers, dans ces conditions, notre cata accélère et marche à 10 nœuds, nous nous rapprochons vite, et passons à leur vent à une quarantaine de mètres.
Grandes salutations des bras et grands sourires, j’immortalise la scène.
Et montre aux jangadeiros le nom de notre voilier, visible sur la bôme, ce qui les amuse et les surprend..
J’ai le temps de voir le « mestre » demander au « bico de rebique » de mouiller la voile : « Agua o pano ! Agua o pano ! » Les voiles en coton des jangadas, usées jusqu’à la trame, ont une fâcheuse tendance à laisser passer le vent…
Il faut les mouiller régulièrement, pour que le tissu soit un peu plus étanche au souffle de l’alizé. La jangada gagne ainsi quelques dixièmes de nœuds supplémentaires.
Le geste du jangadeiro préposé à cette tâche est empreint d’une grande esthétique, façonnée au fil du temps et de l’expérience.
La séquence n’aura duré qu’une à deux minutes, nous laissons à nouveau porter, laissant la jangada suivre sa route vers les récifs et sa plage de départ.
Nul doute que les conversations doivent aller bon train parmi ces jangadeiros, sur cette rencontre de fortune.
A bord de « Jangada », encore sous le charme de ces images, je suis heureux d’avoir pu faire comprendre aux miens pourquoi j’ai donné ce nom à mon premier voilier, il y a plus de 30 ans…
Cette nuit, il faudra veiller les petites lucioles des jangadas…
Olivier
Soudain, au large de Fortaleza, une voile apparaît, une jangada!
Une jangada, c'est avant tout esthétique.
On lui donne la chasse, mais pour la bonne cause ... photographique!
Retour de pêche, vers la praia dos pescadores.
La jangada, armée ici par 4 pêcheurs, file environ 6 noeuds.
Navigation au large les pieds dans l'eau...
... à plusieurs dizaines de milles de la terre.
En pêche, la jangada est sur son ancre par 30 mètres de fond.
Gréement affalé, voile ferlée, remarquez la bouteille de gaz qui alimente la petite lampe, pendant la nuit.
Vu sur le catamaran Jangada, vous savez maintenant pourquoi!
LES PHOTOS ARRIVENT DES QUE POSSIBLE (Vincent)