Petite histoire des Gambier…
Probablement peuplées à partir du XII ème siècle, les îles de l’archipel des Gambier, l’un des cinq archipels de la Polynésie Française, auraient été aperçues pour la première fois par le pirate anglais Edward Davis en 1687.
Le 24 Mai 1797, le navigateur britannique James Wilson redécouvre l’île de Mangareva, la plus haute de l’archipel, et y fait escale avec son navire, le « Duff ». Il a à son bord des missionnaires de la London Missionary Society qui se rendent à Tahiti. Il baptise le sommet de l’île (441 m) du nom de son navire, et laisse à l’archipel le nom de Gambier, qui est celui de l’amiral anglais qui soutient les activités religieuses de la mission.
En 1826, l’officier britannique Frederick Beechey débarque sur Mangareva, y compte environ 5000 indigènes polynésiens répartis sur les quatre îles principales, qui parlent un dialecte spécifique, le mangarévien, et ont un roi, Maputeoa, lequel réside à Rikitea. (Son tombeau est visible aujourd’hui sur les hauteurs du village.)
La relation que fait l’officier de Sa Majesté attire bientôt aux Gambier des navires de commerce, qui s’y approvisionnent en eau et en vivres frais, et acquièrent auprès des mangaréviens de la nacre, qui se développe abondamment dans l’immense lagon.
En 1834, la première mission catholique de Polynésie est fondée aux Gambier par la Congrégation du Sacré-Cœur. Elle entreprend de convertir rapidement l’ensemble de la population. En quelques années, le supérieur de la mission, Honoré Laval et son acolyte le père François Caret, multiplient les constructions en dur dans les 4 îles principales, Mangareva, Aukena, Akamaru et Taravai. Une cathédrale aux proportions étonnantes, capable de contenir 1200 personnes, est érigée à Rikitea, le village principal, entre 1839 et 1848 : la cathédrale Saint-Michel, toujours là, bien que nécessitant des travaux importants. Des églises, aux autels incrustés de nacre, sont construites à Aukena, Akamaru, et Taravai. L’église Saint-Raphaël d’Aukena est la première église d’Océanie construite en pierres, en 1837. Puis des chapelles, des quais, des routes, et divers autres bâtiments sont érigés par les insulaires, avec les pierres volcaniques des îles, sous la houlette des bons pères, dont des tours de guet et une prison… Les missionnaires installent une théocratie autoritaire dans l’archipel, et étouffent, semble-t-il, la culture traditionnelle insulaire, interdisant en particulier la musique et la danse, jugées trop sensuelles, ainsi que les tatouages.
On raconte que le zèle du père Laval lui faisait cacher toutes les femmes de l’île dans le couvent Rouru, où vivaient 60 religieuses, dès qu’un navire baleinier était annoncé sur rade, pour les soustraire à la convoitise des marins…
Mais rapidement, la population connaît une dramatique érosion : de 5 à 6000 âmes à l’arrivée des missionnaires, elle passera à seulement 463 lors du recensement de 1887…
La population polynésienne des Gambier finit par se lasser du zèle des pères missionnaires, et manifestent de plus en plus leur opposition aux excès de cette religion importée de force dans leurs îles. Laval sera contraint de quitter les Gambier pour Tahiti en 1871. Il tentera d’y lutter contre le protestantisme, majoritaire dans les îles.
Difficile de déterminer les raisons exactes de cette érosion démographique rapide de la population, entre les maladies apportées par les équipages des navires baleiniers et marchands, et le régime autoritaire imposé par les missionnaires bâtisseurs…
Les Gambier ne seront officiellement annexées à la France qu’en 1881.
La population stagnera pendant des décennies, avant de passer de 580 habitants en 1956 à 1337 en 2007.
Dans les années 1960, l’archipel a connu un développement sensible de ses infrastructures, avec en particulier la construction d’un petit aéroport sur le motu de Totegegie, du fait de l’installation dans la région du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP), chargé de conduire les essais nucléaires français, atmosphériques et sous-terrains, sur les atolls voisins de Moruroa et Fangataufa, qui se trouvent respectivement à 230 milles et 215 milles dans l’ouest-nord-ouest des Gambier, soit environ 400 km, sur la route de Tahiti.
Un étonnant abri anti-atomique, simplement constitué de quatre murs et d’un toit de tôle, fut érigé par les militaires français à proximité du village de Rikitea, dans ces années-là.. Il a servi pendant toute la période des essais nucléaires. Les anciens racontent que lorsque les vents soufflaient dans la direction des Gambier, ils devaient séjourner parfois jusqu’à 3 jours dans cet abri inconfortable et sans vitre. Il a été démantelé par l’armée en 2008. Seul souvenir visible de l’époque du CEP, la minuscule pizzeria Pizz Atomic, à une centaine de mètres de « Jangada » au mouillage de Rikitea, qui n’ouvre que le week-end, et encore, quand il fait beau…
De nos jours, l’activité des mangaréviens réside essentiellement dans la perliculture (développée en Polynésie à partir des années 1970), bien que ce secteur connaisse une crise sensible depuis plusieurs années (absence de label, et concurrence des perles asiatiques). Le magnat franco-chinois de la perle (« Tahiti Perles »), Robert Wan, a installé de nombreuses fermes perlières dans le lagon des Gambier, très propice au développement de la nacre, et une partie de la population locale (qui roule essentiellement dans de gros trucks 4 x 4) travaille dans ses ateliers. Il est par ailleurs propriétaire de la moitié de l’île d’Aukena…
Le tourisme est quasi-inexistant aux Gambier (trop éloignées de Tahiti, et desservies seulement par un petit avion le mardi, et parfois le samedi), et la totalité des biens de consommation arrivent de Papeete par les deux « goélettes », le « Nukuhau » et le « Taporo 8 », qui assurent chacun une rotation (concurrente) toutes les trois semaines.
Les jolis poissons empoisonnés du lagon…
Dans le lagon des Gambier, les poissons ne manquent pas.
Mais attention, la plupart sont immangeables !
Ils sont « ciguatérés », c'est-à-dire empoisonnés.
Du coup, les arbalètes de pêche sous-marine de « Jangada » restent accrochées dans leur râtelier.
Du moins les nôtres, navigateurs de passage.
Les mangaréviens, eux, vous diront qu’il faut faire seulement attention, que certaines espèces sont contaminées à certains endroits du lagon, et pas à d’autres, que les poissons-chirurgiens qui ont deux cercles orange au niveau de la queue sont comestibles, etc… mais la prudence, quand on est néophyte, c’est bel et bien de ne manger aucun poisson du lagon…
Seulement les poissons du large, dits pélagiques, les prédateurs qui ne rentrent jamais dans le lagon pour se nourrir : thons, daurades coryphènes qu’on appelle ici mahi-mahi, carangues du large, espadons, marlins… Attention, certaines bonites, et certaines carangues, pénètrent parfois dans les lagons, c’est le cas aux Gambier où le lagon est très ouvert, et elles peuvent alors fixer elles-mêmes le poison en se nourrissant des poissons herbivores du récif.
Cet après-midi, nous avons vu, sur le motu Tarauru-Roa, un pêcheur sous-marin revenant de plusieurs heures de pêche, traînant en surface, en remorque, son « sabot » (une caisse flottante de contre-plaqué stratifié d’environ 1 mètre de long sur 60 cm de large), chargé d’une bonne vingtaine de poissons, des perroquets, des poissons-chirurgiens, des mérous, tous de petite taille, tous destinés à sa consommation.
C’est que plus les poissons sont gros et âgés, plus ils concentrent la ciguatera.
Ce pêcheur utilisait 2 arbalètes, une pour flécher les poissons qu’il convoite, l’autre pour repousser … les requins ! Ces derniers ne sont pas tant attirés par l’homme en combinaison de plongée, habitué du lagon, qui nage lentement avec ses palmes et se fond dans le milieu sous-marin - ils s’en méfieraient plutôt, comme tout prédateur intelligent qui jauge avant toute chose le rapport des forces en présence dans le cas qui se présente – que par les ondes sonores et l’odeur du sang et des entrailles déchirées générées par les poissons fléchés par le pêcheur. Le danger avec les squales vient de cette phase de la pêche, que les plongeurs locaux s’efforcent de réduire à son strict minimum, en décrochant immédiatement le poisson harponné pour le mettre dans le sabot, isolé de l’eau de mer environnante, car elle déclenche chez les squales une véritable excitation qui modifie immédiatement leur comportement ; ils peuvent alors se montrer agressifs, et même dangereux, surtout s’ils sont plusieurs.
Ce plongeur local, habitué du récif, m’a tout de même avoué avoir été victime d’une intoxication à la ciguatera deux fois dans sa vie.
Qu’est-ce donc que la ciguatera ?
Pour l’homme, une pathologie présente dans à peu près toutes les mers coralliennes du monde, dans les régions intertropicales donc. On la rencontre entre autres régions aux Antilles et en Polynésie, mais aussi dans bien d’autres endroits. A ma grande surprise, j’ai appris il y a quelques mois, lors de notre passage aux îles du Cap Vert, que l’algue porteuse de la toxine incriminée avait traversé l’Atlantique contre vents et courants dominants (donc plus vraisemblablement par un autre moyen !), et qu’elle était désormais également présente, et depuis peu, dans cet archipel du Cap Vert.
La ciguatera est une intoxication alimentaire provoquée par l’ingestion de poissons contaminés par une toxine contenue dans une micro-algue, appartenant à la catégorie des phytoplanctons, qui a été identifiée pour la première fois dans l’archipel des Gambier, en 1977, et qui porte de ce fait le joli nom de gambierdiscus toxicus.
Les poissons s’empoisonnent sans montrer pour autant eux-mêmes le moindre signe de maladie. La toxine responsable est produite par cette petite algue, qui a l’habitude de pousser sur le corail mort. Les poissons herbivores de récif, comme les perroquets et la plupart des chirurgiens, la consomment et l’entreposent dans leur corps, puis les poissons carnivores, prédateurs de ces herbivores, l’ingèrent à leur tour en les mangeant. Ils concentrent un peu plus la toxine à chaque absorption, et sont dévorés eux-mêmes tôt ou tard par les gros carnivores du lagon, qui voient se concentrer en eux toujours plus de toxine. C’est ainsi que les concentrations maximales de poison se trouvent chez les plus gros prédateurs de l’environnement corallien, ceux qui se trouvent à l’extrémité supérieure de la chaîne alimentaire locale.
Les premiers symptômes, pour l’homme, de la contamination par la ciguatera, apparaissent entre 1 heure et 10 heures après l’ingestion du poisson. Une gastro-entérite sévère s’installe chez l’infortuné mangeur : nausées, vomissements, douleurs abdominales, diarrhée carabinée. Jusque là, on est dans l’intoxication alimentaire classique. Mais progressivement apparaissent les premiers signes d’atteinte du système nerveux par la toxine : fourmillements au niveau des doigts et des lèvres, vertiges, douleurs musculaires et au niveau des articulations des jambes plus particulièrement, et sensation de grande fatigue.
24 heures après l’ingestion du poisson empoisonné apparaissent des troubles neurologiques plus sérieux : démangeaisons des mains et des pieds, picotements cutanés.... Le symptôme le plus étonnant est sans doute celui de l’inversion des perceptions chaud-froid : si on fait boire de l’eau fraîche à la personne affectée par la toxine, elle aura la sensation que cela lui brûle la bouche, et inversement.
Dans la grande majorité des cas, l’empoisonnement s’arrête là et les symptômes disparaissent progressivement.
Dans certains cas plus rares, l’intoxication peut avoir des conséquences plus graves : paralysies localisées, chutes de la pression artérielle et de la fréquence cardiaque…
Un perliculteur mangarévien nous a ainsi indiqué que son beau-père, âgé de plus de 80 ans, avait succombé à une intoxication à la ciguatera, probablement du fait de ces deux dernières conséquences.
Les cas mortels sont toutefois rarissimes sur les sujets non affaiblis d’âge moyen, mais les enfants et les personnes âgées sont davantage sensibles à l’intoxication.
L’affection est toujours au minimum gênante, car les démangeaisons, les douleurs, et la fatigue peuvent durer des semaines voire des mois !
Un inconvénient supplémentaire de la toxine gambierdiscus toxicus est sa capacité à s’accumuler discrètement dans l’organisme humain sans manifester sa présence néfaste, tant que le seuil de toxicité active n’a pas été franchi pour l’individu affecté. Une fois la substance absorbée, le corps humain met très longtemps à l’éliminer. Le danger peut alors provenir d’une faible absorption de trop, qui va suffire pour occasionner le dépassement du seuil de toxicité individuel et déclencher l’intoxication de l’organisme.
Ce cas est fréquent en Polynésie, où les habitants des atolls absorbent pratiquement chaque jour du poisson faiblement toxique, sans montrer le moindre symptôme, jusqu’au jour où…
Il semble bien que la prolifération de l’algue porteuse de la toxine soit liée aux agressions subies par le corail. Ces dernières peuvent avoir plusieurs origines, naturelles (cyclones, changements de salinité ou de teneur en oxygène de l’eau de mer, modification de la température) ou artificielles (pollution, travaux sous-marins, aménagement du littoral). La mort des coraux favorise alors le développement de l’algue, et de la toxine associée.
Aux Gambier, certains avaient même rapidement pensé aux essais nucléaires voisins, mais il semble que si la ciguatera s’est développée avec les activités du CEP, ce soit davantage au travers des travaux d’aménagements orchestrés par l’armée française que du fait des radiations d’origine atomique.
Il n’existe pas de test fiable pour détecter la présence de la toxine dans un poisson pêché, et les indications des locaux nous sont parfois apparues contradictoires… Nous nous sommes donc contentés de regarder nager les jolis poissons colorés du lagon des Gambier.
Le seul test qui présenterait une certaine fiabilité consiste à donner à manger un morceau du poisson pêché à son chat, ou mieux encore à celui du voisin, tout dépend de l’affection que l’on porte à son chat ! Puis d’observer ses réactions pendant 24 heures. S’il se met à marcher sur les seules pattes de devant avec l’arrière-train en l’air, jeter le poisson, si non, vous avez une chance d’échapper à gambierdiscus toxicus…
Personnellement, j’aurai tendance à souhaiter qu’un maximum de chats soit convoyé vers la Polynésie…
Allez, je vais me consoler des navrances de l’activité humaine en allant manger avec les enfants une petite pizzatomique…
Olivier
Vue sur le lagon de Mangareva et ses fermes perlieres
Relief abrupt des Gambier. Au fond Taravai et Agakauitai, depuis le sommet de Mangareva.
Déclinaison de bougainvillées
Ascension du sommet de l'île Mangareva, le Mont Duff
Allée d'Akamaru
Eglise Notre Dame de la Paix, à Akamaru.
Eglise Saint Gabriel de Taravai
Taravai