dimanche 1 avril 2012

Billet N°155 – Petit reportage sur l’exil de l’empereur Napoléon à Sainte Hélène (1815-1821)…

Du Vendredi 24 Février au Samedi 10 Mars 2012
Par Olivier



Ceux qui n’aiment pas me lire  feraient mieux de jeter vite fait un œil aux  images, puis d’aller jouer aux billes. Parce que là, ils risquent l’overdose. C’est cela qui est bien dans un blog, personne n’est obligé d’aller le voir…

Remarquez que là, j’ai très peu écrit, et beaucoup compilé la prose de ceux qui savent. Juste pour tenter de vous donner, en quelques pages, une idée de ce qui s’est passé là-bas, sur une île perdue dans l’Atlantique.



Faire escale à Sainte-Hélène et visiter les sites napoléoniens de l’île aiguillonne nécessairement l’intérêt  du visiteur que j’ai été, là-bas. Il n’est pas donné à tout le monde de venir à Sainte-Hélène, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie.

Pour y découvrir, entre autres choses, les lieux dans lesquels l’Empereur Napoléon Bonaparte passa les dernières années de sa vie. Or, nous avons eu cette chance !

Alors, j’ai souhaité me remettre en mémoire l’épopée de Napoléon, premier du nom, et j’ai cherché à mieux savoir comment il avait vécu les dernières années de sa vie sur cette île lointaine. Comme toujours, désolé, j’écris d’abord pour moi, égoïstement hélas, cela m’aide à mettre mes idées en place. Mon petit cerveau chétif retient ensuite l’essentiel. Et, au fil du temps, il se souvient de tout.

Mais, si vous vous demandez pourquoi je fais tout cela, c’est que vous avez oublié que je tiens à laisser une trace, pour mes enfants bien sûr, mais aussi pour mes petits-enfants. Mes grands-parents ont été des personnes âgées, qui sont essentiellement restées des inconnus pour moi, puis qui ont disparu alors que j’étais encore jeune, et je le regrette. Faute de savoir où l’on va, il faut au moins savoir d’où l’on vient, pour savoir qui l’on est dans la vie, vous ne croyez pas ? Mes enfants savent qui je suis, mais ça me fait plaisir de savoir que mes futurs petits-enfants, et leurs propres enfants, pourront s’ils le souhaitent découvrir les tribulations d’un de leurs grands-pères, un peu marin, un peu voyageur, et de sa famille, autour du monde, dans les années de grâce 2009 à 2012. Et si vous, vous pouvez trouver aujourd’hui un intérêt à ce petit travail de compilation, alors tant mieux.

Je tiens à remercier Michel Martineau, très sympathique Consul Honoraire de France à Sainte-Hélène, fils de Gilbert Martineau, Conservateurs des Domaines de Sainte-Hélène de père en fils depuis plusieurs décennies, pour le plus grand bien de ce patrimoine historique largement méconnu des Français.

Michel nous a fait visiter les lieux de l’exil, et c’est auprès de lui j’ai puisé la plupart de mes informations. J’ai par ailleurs sélectionné dans la documentation que j’ai pu trouver sur place ou sur Internet des textes ou des citations sur le sujet, qui figurent ici autant que possible avec le nom de leur auteur. Mais cela n’a pas toujours été possible.  

Ce travail n’a aucune autre prétention que de donner, images à l’appui, une idée relativement fidèle, mais forcément approchée, de la réalité de ces années d’exil. Alors, en route pour Sainte-Hélène…



15 Octobre 1815. Napoléon, après 10 semaines de mer depuis l’appareillage de Plymouth, se tenait sur le pont du HMS Northumberland, un vaisseau de haut rang de 74 canons, navire-amiral de l’escadre de l’amiral Cockburn, dont la mission assignée par l’Amirauté britannique était d’emmener l’Empereur déchu en exil à Sainte-Hélène.

Au milieu de ses compagnons d’exil, Napoléon observait approcher les côtes inhospitalières de cette île du bout du monde. Michel Martineau : « A l’aide de cette lorgnette qui avait jadis suivi la fuite des ennemis et le galop de sa propre cavalerie sur tant de champs de bataille, il scruta le formidable amoncellement, la vallée étroite avec ses bicoques misérables et ses arbres grêles, les remparts hérissés de canons.



« Ce n’est pas un joli séjour ! J’aurais mieux fait de rester en Egypte ; je serais à présent empereur de tout l’Orient ! » dit-il.



Sainte- Hélène, le pavillon des Briars, l’habitation et les jardins de Longwood, et Sane Valley, la Vallée du Tombeau, la petite vallée des géraniums, à la si belle quiétude, où Napoléon avait choisi d’être enterré, même s’il espérait bien que son corps serait un jour rapatrié en France, ce qui fût le cas 19 ans après sa mort. « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé» , écrira-t-il  dans son testament.



Il se dit qu’il a plus été écrit sur Napoléon que sur la Bible (même si cette dernière reste inégalée en terme d’édition !).

L’homme  et son parcours, tous deux exceptionnels, auxquels il n’a même pas manqué une fin tragique et prématurée, ont construit la légende. Difficile pour un esprit inculte comme le mien, mais naturellement curieux de tout, de ne pas s’intéresser à cette incroyable trajectoire.



Mais peut-être faut-il tout de suite détruire un mythe, dont la persistance a l’inconvénient de dénaturer dès le départ la très probable réalité des choses?

Voilà. Il se dit que l’Empereur aurait été victime à Sainte-Hélène d’un lent empoisonnement à l’arsenic, par les Anglais, ou bien par l’un  des Généraux qui l’accompagnaient en exil. Mais quand on se penche un peu sur les détails du séjour de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, cette hypothèse ne tient guère. Ce que l’on peut probablement dire avec beaucoup plus de chance d’être proche de la réalité historique, c’est que Napoléon était atteint depuis longtemps d’un problème médical sérieux à l’estomac, et au foie, et que ses conditions de détention à Sainte-Hélène ont certainement favorisé l’évolution relativement rapide du mal (peut-être un ulcère, probablement un cancer). Un certain nombre de points rendent très peu vraisemblable la thèse de l’empoisonnement, y compris par l’un de ses proches (On cite souvent le général Charles Tristan de Montholon, dont l’épouse, la Comtesse Albine de Montholon, aurait eu une relation intime avec l’Empereur - dont le célibat forcé sur l’île a certes du être difficile -  suivie de la naissance d’un enfant, début 1818). J’y reviendrai plus loin.



Bien sûr, le pavillon britannique flotte partout sur Sainte-Hélène. Partout, vraiment ?

Non, un village d’irréductibles gaulois… (ca, c’est une autre histoire…)



Effectivement, le pavillon tricolore flotte haut dans les mâts dans 3 sites de l’île, qui appartiennent à la France : le pavillon des Briars, première demeure de Napoléon à Sainte-Hélène, l’habitation et les jardins de Longwood, où il passa l’essentiel de sa détention, et la Vallée du Tombeau, où il fût enterré pendant 19 années (1821-1840), avant que son corps ne soit ramené en France, pour reposer aux Invalides. Ces 3 propriétés, qui représentent au total une quinzaine d’hectares, constituent les Domaines Français de Sainte-Hélène. Longwood et la Vallée du Tombeau furent négociés à partir de 1854 et achetés aux Anglais en 1858 par Napoléon III, neveu de Napoléon Bonaparte. Les Briars furent donnés à la France en 1959 par les descendants de la famille Balcombe, émigrés en Australie, qui avaient hébergé Napoléon dans leur pavillon d’été à son arrivée à Sainte-Hélène en attendant que les travaux entrepris dans l’urgence à Longwood soient terminés.

Pour une raison ténébreuse mais relevant de la haute administration centrale (le vrai pouvoir dans notre pays, c’est bien connu…), les Domaines Français de Sainte-Hélène, situés en territoire étranger, ne sont pas admissibles au titre des Monuments Historiques de notre nation ! (Pas beau, ça ?) Ils ont donc un statut bâtard, ces domaines, et depuis que Michel Dancoisne-Martineau a réussi à décrocher le titre de Consul Honoraire de France à Sainte-Hélène, le Ministère des Affaires Etrangères lui octroie quelques subsides dont la répartition et l’affectation font appel  à une cuisine dont l’administration a seule le secret quand elle veut contourner un problème qu’elle s’est … elle-même créé ! J’ai cru comprendre que le Ministère des Affaires Etrangères n’ayant pas de département culturel mais un Consul à Sainte-Hélène, on utilisait ce biais-là pour faire parvenir quelques subsides sur ce lointain caillou. Mais notre consul a aussi intelligemment mis à contribution les institutions locales, qui prennent en charge la sécurité des lieux, l’entretien des jardins et les visites. J’ai tout de même trouvé qu’entre la Fondation Napoléon, le Souvenir Napoléonien, le Ministère de la Culture (Monuments Historiques), et le Ministère des Affaires Etrangères, Michel Martineau se débrouillait pas mal du tout, entretenant avec le Gouverneur de Sainte-Hélène et ses services, les institutions locales et l’Office du Tourisme de Jamestown des relations qui nous permettent à nous, rares Français de passage, de visiter des lieux historiques bien conservés et bien gérés, dans l’aspect le plus proche possible de celui qu’ils avaient en 1821 à la mort de Napoléon, et ce malgré l’inadaptation de notre administration au cas présent, et aussi disons-le  malgré le manque de volonté politique sous-jacent du pouvoir (c’est moi qui parle, pas Monsieur le Consul !).

Merci à toi, Michel, de ton accueil, de tes explications pertinentes et modérées, de la visite des sites napoléoniens effectuée en ta compagnie, et du travail de longue haleine que tu effectues là-bas, sur la petite île où tu as choisi de vivre (après Ars en Ré et Villedoux…), au bénéfice de tous les Français. Pour l’anecdote, totalement a-politique, j’ai demandé à notre Consul quel avait été, ces dernières années, le Ministre des Affaires Etrangères qui avait montré le plus d’intérêt pour les Domaines Français de Sainte-Hélène. Il m’a répondu sans une hésitation : Dominique de Villepin. Sachez que Michel nourrit le rêve d’une exposition  à Paris, relative à l’exil napoléonien à Sainte-Hélène, qui verrait la plupart des meubles originaux être rapatriés en France pour y être restaurés avant de regagner leur île (Michel, si tu as besoin de moi, je veux bien m’occuper de la logistique maritime du voyage, mais sous la condition de disposer d’une escorte de grognards en armes et en uniforme, les volontaires ne manqueraient pas, et je m’y verrai bien, retiens ma proposition !), et qui, sans nul doute, du fait de l’ouverture prochaine de l’aéroport de Sainte-Hélène, donnerait un nouveau souffle au flux très restreint (25 personnes par an en moyenne ces dernières années, en augmentation récemment du fait des passages plus nombreux des yachts par le Cap de Bonne-Espérance, pour cause de piraterie dans le nord-ouest de l’Océan Indien) des visites françaises à Sainte-Hélène.



Petite relation sans prétention de la trajectoire exceptionnelle d’un homme.

Naissance le 15 Août 1769 à Ajaccio, du petit (même plus tard, il ne mesurera qu’1,67 mètre) Napolione di Buonaparte. Ecole militaire de Brienne-le-Château, puis Ecole militaire de Paris, et enfin Ecole royale d’artillerie d’Auxonne. A 16 ans, il est second lieutenant. Il a 19 ans quand la Révolution française éclate. Le 20 juin 1792, le jeune lieutenant Bonaparte (23 ans) est présent à Paris. Il assiste à l’invasion des Tuileries par la foule révolutionnaire. Sidéré par ce qu’il voit, il aurait alors manifesté son mépris relatif à l’impuissance de Louis XVI. Ironie du sort, celui-ci signera quelques jours plus tard sa promotion comme capitaine d’artillerie. L’année suivante, le 18 Décembre 1793, son habileté militaire permet aux troupes révolutionnaires de reprendre Toulon aux royalistes alliés aux Anglais. 4 jours plus tard, il est promu général de brigade. Toulon, c’est sa première victoire. Il a 24 ans. Deux ans plus tard, en 1796, il est nommé général de division, général d’armée de la Révolution. Il a 26 ans. Il commande les armées françaises dans la campagne d’Italie. Ses victoires d’alors sont encore analysées aujourd’hui dans les Ecoles de Guerre du monde entier. A 26 ans, il devient un héros. Il épouse Joséphine de Beauharnais le 9 Mars 1796. Il enchaîne ensuite sur la campagne d’Egypte, puis son habileté politique aussi bien que militaire le porte au plus haut sommet de l’Etat. En 1799, il est Premier Consul. Il a 30 ans. La plupart des historiens considèrent que c’est pendant la période du Consulat (5 ans de 1799 à 1804) que Napoléon a rendu le plus de services à son pays. Par la suite, sans réelle opposition en face de lui, il deviendra quelque peu mégalomane, on doit pouvoir le dire. Il fait venir le Pape et se sacre Empereur des Français le 2 Décembre 1804,  à l’âge de 35 ans. Lodi, Arcole, Rivoli, Marengo, Austerlitz, Iéna, Auerstadt, Friedland, Wagram. Sans héritier, il divorce de Joséphine en Décembre 1809, et épouse l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche le 2 Avril 1810. Le 20 Mars 1811 lui naît un fils, Napoléon II, roi de Rome. 1812 : la campagne de Russie, le début de l’infortune. La Grande Armée est défaite, mais plus encore, décimée. 1813 : le Duc de Wellington fourbit ses armes. Mars 1814 : les troupes monarchiques alliées entrent dans Paris. Exil à l’île d’Elbe. 29 Mai 1814 : l’impératrice Joséphine meurt au Château de Malmaison. De Mars à Juin 1815, échappé de l’île d’Elbe, Napoléon revient de façon éphémère au pouvoir pour les « Cent Jours ». Le 18 Juin 1815, Wellington le défait définitivement à Waterloo, morne plaine. Cette fois, les puissances monarchiques alliées ne laisseront aucune chance à l’ « usurpateur » du trône de France. Le 22 Juin, l’Empereur abdique, mais les troupes coalisées sont aux portes de Paris. Il est contraint de fuir vers Rochefort, puis de se rendre aux Anglais. Il arrive à Sainte-Hélène le 15 Octobre 1815. Il meurt à 52 ans le 5 Mai 1821 à Longwood. Le 22 Juillet 1832, son fils, plus tard appelé l’Aiglon, meurt à 21 ans de la tuberculose. L’impératrice Marie-Louise disparaîtra en 1847.



Petite  tentative de bilan sans prétention de ce que nous a laissé un homme.

Capable de travailler 20 heures par jour, de cheminer à cheval autant, de dicter des lettres à 4 secrétaires en même temps, Bonaparte était sans nul doute, jusqu’à la campagne de Russie, un génie militaire. Mais, à ce titre, il oublia toujours de négocier la paix. Pour lui, chaque traité de paix n’avait valeur que de bref armistice. C’était avant tout un guerrier, insatiable de victoires. Aucune armée n’avait été aussi loin et n’avait soumis autant de grandes puissances en si peu de temps depuis les Vikings. Se rappelle-t-on qu’en 1812, la France comptait 134 départements ? Rome, Hambourg, Barcelone et Amsterdam étaient alors des chefs-lieux de départements français… Mais c’était aussi, et on a tendance à l’oublier, un génie civil, un organisateur hors pair. Dommage qu’il ait plutôt privilégié ses ambitions militaires !



Là, je fais une observation personnelle qui se veut un peu humoristique (mais ça n’est que mon opinion) : j’estime que Napoléon aurait du se contenter d’élargir un peu les frontières de l’Ancien Régime, en annexant la Belgique (un petit pays frontalier aujourd’hui bourré de problèmes), et la Hollande (on avait beaucoup à apprendre de la bosse du commerce hollandaise), le pays basque espagnol (pour les tapas et le jamon), la Suisse (un pays dont on n’a jamais très bien su de quel bord il amurait, pour le chocolat, l’horlogerie, les pistes de ski et les banques) et bien entendu le Royaume-Uni (pour une foule de raisons qu’il serait trop long d’énumérer, mais qui commence à la Guerre de Cent Ans, une époque où les Anglais voulaient piquer notre pinard en douce, en remontant la Garonne la nuit dans le brouillard). Bien entendu, on aurait immédiatement rendu leur liberté à nos amis écossais et irlandais, on aurait juste gardé les glaouches, avec le rugby, les Land Rover, et quelques autres trucs géniaux qu’ils sont les seuls à pouvoir inventer. Napoléon a donc, selon moi, déconné grave en allant se fourvoyer dans la Beresina.



Et plus sérieusement, mon sentiment est qu’il n’aurait jamais pu battre les Anglais.  Pourquoi ?

Parce qu’il n’entendait rien aux choses de la mer, et à la bataille navale, et que ses amiraux de l’époque, hélas pour nous, sans doute plus doués pour servir le Cognac que pour manœuvrer leurs frégates, n’arrivaient pas à la cheville bottée du grand Horatio Nelson. Se souvient-on à ce sujet qu’en même temps (1805) qu’il gagnait magnifiquement, à terre, la bataille d’Austerlitz, notre marine perdait lamentablement celle, sur mer, de Trafalgar ?

Triste bilan de la fin de l’épopée impériale. 1 700 000 hommes en moins dans le pays en 15 ans, la plupart des anciennes colonies de l’Ancien Régime perdues, l’économie au plus bas, les ports et arsenaux détruits, les limites du territoire national réduites, et les caisses de l’Etat vidées par la lourde indemnité de guerre à payer pour l’entretien des troupes d’occupation commandées par … le Duc de Wellington ! Encore lui : décidément, celui-là, c’était un sacré lascar.

Quant au génie civil de Napoléon Bonaparte, les Français l’ont chaque jour sous les yeux, 200 ans après son abdication : sans compter l’aménagement de la capitale, qui lui doit beaucoup, les monuments qu’il a fait ériger (dont l’Arc de Triomphe), les Français (non royalistes… !) lui doivent, après les dérives mégalomanes de l’Empire, la pérennité de l’essentiel des acquis de la Révolution Française, sans ses erreurs. La liste est longue, depuis la rénovation des institutions , l’établissement d’une constitution, la mise en place d’une administration centralisée (mais pas trop) renforçant l’autorité de l’Etat, la création des Ministères du gouvernement, celle du Sénat pour contrebalancer le pouvoir de l’Assemblée Nationale ; celle du Conseil d’Etat, de la Banque de France, de la Bourse de Paris, des Chambres de Commerce ; la départementalisation et la création des préfectures et du corps préfectoral ; le renflouement, du temps du Consulat, des caisses de l’Etat, avec la mise en place de l’impôt égalitaire, et la création de la Cour des Comptes ; la mise en place du cadastre national aussi ; la signature du Concordat avec l’Eglise, qui établissait un minimum de tolérance religieuse, avec la liberté des cultes ; la rédaction du Code Civil (déjà commencé, mais lui l’a fait finir), exporté dans toute l’Europe ; celle du Code Pénal, accompagné de la création des Cours d’Appels et de la Cour de Cassation ; la conscription militaire (hélas non remplacée par une conscription civile d’un an, une gravissime erreur – sans faire de politique partisane - de notre ancien Président Jacques Chirac, qui pourtant se faisait fort de réduire la « fracture sociale » dans le pays…) ; le principe de l’égalité des citoyens devant la loi ; la disparition de l’aristocratie féodale ; l’établissement des principes de liberté du travail, de liberté d’entreprise et de libre concurrence, la création des premiers Conseils de Prud’hommes, et celle du franc comme monnaie nationale ; la création des universités, des lycées et du baccalauréat, et accessoirement celle de la Légion d’honneur ou de l’Ecole Militaire de Saint-Cyr.

On peut critiquer la trajectoire et la chute, mais quel héritage nous a laissé cet homme !

Il avait vu clair, et il n’a pas chômé. En quelques années, à compter de 1799, et jusqu’ à 1810 Napoléon avait réussi cet incroyable tour de force de rénover la plupart des institutions du pays, de redynamiser l’économie, de réorganiser l’administration, de renforcer la justice, de développer l’éducation, et de retrouver la paix !

Certains maréchaux de l’Empire, qui le connaissaient bien, ont affirmé que l’homme avait changé à l’époque de son mariage avec Marie-Louise d’Autriche, suivi peu de temps après par la naissance de son seul enfant légitime, le prince Napoléon II. Vérité historique ou pas, le fait est que son déclin a commencé peu de temps après cette époque.



Voyage vers Sainte-Hélène

A l’époque de son abdication et de sa fuite devant les troupes dépêchées aux portes de Paris par les monarchies européennes vainqueurs à Waterloo, bien décidées à se débarrasser une fois pour toute de cet empereur par trop guerrier et somme toute plutôt révolutionnaire, Napoléon songeait à s’exiler en … Amérique.

En Juin 1812, les Etats-Unis avaient déclaré la guerre aux Anglais.

Mais, lâché par le gouvernement provisoire et la plupart de ses maréchaux et généraux, il fût incapable d’obtenir la garantie d’un voyage sans encombre. Il abdique en faveur de son fils Napoléon II (retenu en Autriche avec l’impératrice Marie-Louise par son grand-père l’Empereur d’Autriche) à l’Elysée le 21 Juin 1815. Le 25 Juin, sous la pression militaire, il quitte l’Elysée pour le Château de Malmaison. Le 29 Juin, déguisé en bourgeois, il prend la route de Rochefort en calèche. Fouché, président du gouvernement provisoire, qu’il avait autrefois fait Ministre de l’Intérieur, donna l’information de la fuite de Napoléon vers Rochefort, où deux frégates à pavillon tricolore, hésitantes, l’attendaient : la Saale et la Méduse. Les corvettes anglaises de l’escadre du Bellérophon se déployèrent aussitôt dans les pertuis rochelais. Toute idée de fuite dût être abandonnée, et Napoléon fût contraint de négocier. L’Empereur vaincu et déchu se rendit de lui-même au Capitaine Maitland, commandant du HMS Bellerophon, mouillé dans le pertuis d’Antioche, à proximité de l’île d’Aix. Il lui remit une lettre de sa main, destiné au Prince Regent de Grande-Bretagne, lui demandant l’asile.

Napoléon y avait écrit ceci :

« J’ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Themistocle, m’asseoir  au coin du foyer du peuple britannique. Je viens me mettre moi-même sous la protection de votre Altesse Royale, en tant que le plus puissant, le plus constant, et le plus généreux de mes ennemis. »

Mais le gouvernement britannique avait un autre plan… Les Anglais…



Bellerophon, drôle de nom pour un vaisseau (dans la mythologie, fils de Neptune et d’Eurymède). Qui était en fait une vieille baille, usée et rapiécée de toutes parts, qui faisait eau, roulait beaucoup mais marchait mal. Démâté par l’Orient à la bataille d’Aboukir,  durement canonné par l’Aigle du Capitaine Gourrèges à Trafalgar, le vieux navire de la Royal Navy prenait là sa revanche. Les furies de l’océan n’étaient plus pour lui, mais il était encore capable de croiser devant les côtes de France et de ramener Napoléon à Plymouth.

A bord du Bellephoron, en route pour Plymouth  (Bordonove) :

« Bien que le temps se maintînt au beau et, selon Maitland, fût même « magnifique », les passagers eurent le mal de mer, en particulier Las Cases. Napoléon regrettait qu’il eût endossé l’uniforme de capitaine de vaisseau, pour l’amusement des Anglais. Lui ne souffrait pas de ce mal, il éprouvait seulement quelques maux de tête et s’abstenait d’absorber le « drog » préconisé par l’Irlandais O’Meara, médecin du bord, pour calmer les nausées. Napoléon se couchait entre huit et neuf heures et se levait tard. Il déjeunait seul, à son habitude. Il passait le reste de la matinée à bavarder avec les généraux et avec Las Cases dont l’érudition et le caractère lui plaisaient chaque jour un peu plus, ce qui provoquait déjà des jalousies ! Parfois il préférait lire. A une heure, Marchand l’habillait : uniforme de colonel de chasseurs, bas de soie, et souliers bas à boucles d’or. Il montait alors sur le pont et se promenait en conversant avec Maitland et ses officiers, ou avec le docteur O’Meara. L’après-midi, on s’asseyait autour de la table de la salle à manger, et on jouait soit au macao, soit au vingt-et-un. La conversation était libre ; Napoléon aimait infiniment mieux parler que prêter attention à ces morceaux de carton que sont les cartes. Il était un causeur éblouissant, surtout quand il évoquait ses campagnes… Ces occupations diverses amenaient à l’heure du dîner, pris en commun avec Maitland et ses officiers, ce qui imposait une certaine réserve. Pour autant ce n’était point de mornes repas. Napoléon s’emparait de la conversation, interrogeait les uns et les autres. Au bout de quinze à vingt minutes, aussitôt le dessert avalé et bu le café, il se levait de table. Et Maitland s’étonnait de cette promptitude, surtout quand il sut que, pendant son règne, Napoléon ne consacrait jamais plus de temps aux repas… »

Le Lundi 7 Août 1815, temps sombre et frais en rade de Plymouth. Transfert de Napoléon depuis le Bellephoron à bord du Northumberland.

Lachouque :

« … La liste des personnes qui accompagnent l’Empereur a été arrêtée. Bertrand, Montholon et leurs familles, Gourgaud, Las Cases et son fils, Marchand, Saint-Denis, dix domestiques. On a caché les bijoux, un peu d’or, puis, l’odieux le disputant à l’imbécile, on a subi la fouille des bagages, l’enlèvement des armes à feu, de l’épée des généraux. Arrêté par un regard d’acier, Keith (amiral anglais) a laissé à son côté celle de Napoléon. Dans l’affolement, le désarroi, la peur de l’ « habeas corpus », d’une manifestation violente de l’opposition, d’un enlèvement, le triumvirat Liverpool, Castlereagh, Bathurst, a précipité le départ, bien que le Northumberland ne soit pas prêt ; on n’a même pas eu le temps de se procurer à terre l’indispensable pour un long voyage, un séjour indéterminé au bout du monde ! 11 heures du matin. L’Empereur fait ses adieux à ceux de ses compagnons qui ne le suivent pas en exil, embrasse Savary et Lallemand, en larme, puis tous défilent devant lui par ordre de grade ; certains étreignent sa main ou le pan de sa redingote grise. Il serre la main de Maitland (le commandant du Bellephoron), cause avec lui pendant dix minutes qui marqueront dans la vie de l’Ecossais ; soulève son chapeau et remercie en souriant les officiers des attentions qu’ils ont eues pour lui ; salue avec une dignité calme l’équipage rassemblé, tête nue, dans la grand-rue ; reçoit de la garde les honneurs royaux… Il voudrait parler encore, mais l’émotion l’en empêche ; il fait plusieurs signes de la main et se dirige vers l’échelle de poupe, suivi de sa « maison » et de l’amiral Keith, dont les pas martèlent le plancher. « Vous observerez, My Lord, que ceux qui pleurent sont ceux qui restent », lui dit Las Cases. « On entendrait une épingle tomber du mât » note l’aspirant George Home qui conclut en voyant le canot-major emporter Napoléon vers son destin : « Ce sera une vilaine tache sur notre nom dans les siècles les plus reculés. »

George Bordonove :

« Pendant la journée du 8 Août, il ne se passa rien. Le Northumberland resta en panne au large de Plymouth, afin d’écarter les curieux. Le vent soufflait au nord-ouest, assez frais. Il y avait une forte houle. Les passagers, souffrant du mal de mer, restaient enfermés dans leur cabine, loin des regards moqueurs. Cockburn attendait que les divers bâtiments qui composeraient l’escadre de Sainte-Hélène eûssent rallié, avant d’envoyer le signal du départ. La frégate Havannah, les bricks Peruvian et Zenobia apparurent successivement sous le ciel nuageux. Le brick Peruvian, connu pour sa vitesse, fut envoyé à Guernesey afin d’y prendre des vins de France ; il rejoindrait l’escadre à Madère. HMS Northumberland était un vaisseau de 74 canons, jaugeant 1600 tonnes… Il y avait à bord 1060 personnes dont l’état-major du 53ème de ligne et deux compagnies de ce régiment. On imagine l’entassement, la promiscuité, les difficultés rencontrées par Ross, commandant du navire, car les officiers de terre ne s’estimaient pas inférieurs aux officiers de mer ; il en était de même des soldats à l’égard des matelots. De plus, Ross devait s’efforcer de loger aussi convenablement que possible l’entourage de l’Empereur, au prix de quelques sacrifices plus ou moins bien acceptés ! Outre Napoléon, il transportait aussi l’amiral de l’escadre, ce Cockburn bien connu dans la Royal Navy pour sa rigueur sans faiblesse et ses exigences… »



Outre ses valets (Louis Marchand premier valet, fidèle d’entre les fidèles, qui préférait parfois dormir à même le sol à Longwood pour être sûr de percevoir le bruit de Napoléon posant le pied au sol la nuit dans la chambre d’à côté et Saint-Denis, dit Ali, second valet et bibliothécaire de Longwood), Noverraz aussi, et une dizaine de serviteurs, on comptait le général Henri Bertrand, ancien aide de camp de Bonaparte et maréchal du Palais, accompagné de son épouse Fanny et de sa famille ; le Conseiller d’Etat et historien Emmanuel Las Cases (et son fils), rédacteur du Mémorial de Sainte-Hélène, qui fût le premier à quitter l’île ; le général Charles Tristan de Montholon, chambellan du Palais, son épouse Albine et sa famille ; et le général Gaspard Gourgaud, à qui Napoléon dicta ses Mémoires. Face à lui et à sa petite cour en exil, Napoléon allait bientôt trouver à Sainte-Hélène un général britannique particulièrement respectueux des ordres reçus de sa lointaine hiérarchie, sans beaucoup de capacité et de grandeur d’âme, mais doté d’une bonne dose de mesquinerie : Hudson Lowe, un personnage au tempérament probablement bien choisi du point de vue des geôliers britanniques…



Bordonove :

« La petite cour de Napoléon sur le Northumberland est un microcosme. Les caractères les plus variés s’y juxtaposent et, par l’effet de contraste, se font valoir les uns les autres. Le meilleur y côtoie le pire, mais enfin le moins que l’on puisse faire pour eux, est d’être juste. Quels qu’ils fussent, ces hommes, ces femmes, militaires et civils, intelligents ou non, méritent notre admiration et notre indulgence. Leur mérite commun fut de rester les inconditionnels de l’Empereur et de le suivre, à leurs risques et périls, jusqu’à Sainte-Hélène, pour y partager sa captivité, y subir la loi d’un funeste geôlier choisi pour sa bassesse et sa méchanceté, mais aussi apporter au grand homme la consolation de leur présence et l’illusion, à notre avis sublime, de rester l’Empereur. Eux seuls firent de la misérable ferme de Longwood, le dernier Palais, avec ses services…, ses écuries, ses audiences, son protocole. Ils ont été capables de cette abnégation et peu importe que tous ne soient pas exemplaires…Ils furent les Compagnons de Sainte-Hélène ; ce titre efface les fautes, s’il y en eut. »



Napoléon débarqua le 17 Octobre peu après le crépuscule. Entouré de l’amiral Cockburn et du général Bertrand, impassible, il ne voulut pas s’attarder. La petite route suivait la côte et de nombreux spectateurs s’étaient massés sur son passage. Il ne souhaita pas passer par les jardins du Castle, traversa rapidement Grand-Parade, la place qui fait l’orgueil de la bourgade de Jamestown, et gagna directement, un peu plus haut à gauche dans Main Street, la pension de Porteous House, aujourd’hui disparue. Un petit établissement inconfortable, sans cour, de plain-pied avec la rue, exposé au bruit, à la chaleur et à la vue des passants, qui, tous, voulaient apercevoir l’Empereur déchu. Les Français furent abasourdis par la mesquinerie des Anglais. Il ne fut pas question pour Napoléon d’y passer une deuxième nuit…

Michel Martineau :

« Le lendemain de son arrivée, Napoléon chevaucha la mauvaise route intérieure pour inspecter Longwood House, toujours  accompagné de Cockburn et de Bertrand. La déconvenue fut vive. Lorsqu’ ils virent l’état et la taille des bâtiments, ils ne furent pas satisfaits. L’aridité du plateau, alors dénudé, la pauvreté de la bicoque qu’on leur destinait : quelques pièces basses et sombres et un jardin pelé, exposé à tous les vents, sans ombre et sans eau… L’amiral tenta de les rassurer qu’il serait facile de transformer cette petite maison utilisée l’été par le lieutenant gouverneur, en une résidence confortable. Sur le voyage du retour, Napoléon fût enchanté de passer par The Briars, un vallon ensoleillé, verdoyant et riche, en plein contraste avec ce qu’ils venaient de voir. Les alentours de la chute d’eau en forme de cœur l’attirèrent tant qu’il explora un peu plus avant et tomba sur la maison appartenant à un agent de l’East India Company, William Balcombe… L’hôte, d’abord embarrassé, bientôt empressé, fit à l’Empereur les honneurs de sa terre : un parc minuscule, quelques arbres tropicaux… Napoléon était si enchanté par le site qu’il déclara qu’il ne retournerait pas aux appartements de Porteous House. Napoléon refusa poliment l’offre de Balcombe de rester dans sa propre maison, et se contenta avec plaisir du pavillon d’été. Ce dernier couronnait une légère éminence, construction gracieuse et sans prétention, avec une seule pièce et une mansarde. »



Le pavillon des Briars était petit, mais il avait du charme. Napoléon y vécut quelques semaines (2 mois environ), heureux. C’était la première fois qu’il pouvait se reposer dans un endroit calme, depuis des mois, depuis Waterloo…

Balcombe était impliqué dans le ravitaillement des navires de passage, ce qui l’aida à obtenir le poste de fournisseur attitré de Longwood. Il s’était établi de bonnes relations entre l’Empereur et lui pendant son séjour au pavillon, et Balcombe rendit par la suite de nombreux services aux Français. Aux Briars, « Napoléon devint le grand ami de la fille cadette de la maison, Betsy, les deux s’entendaient à merveille. C’était un garçon manqué à l’esprit vif qui disait ce qui lui passait par la tête sans réfléchir. Les coups fourrés qu’elle jouait devaient représenter une nouveauté piquante pour l’Empereur. »



Mais au matin du 10 Décembre 1815, l’amiral Cockburn pria Napoléon d’enfourcher son cheval pour rejoindre Longwood House, là-haut, sur le plateau…



Le 14 Avril 1816, l’île est en émoi. La frégate Phaëton est en vue des côtes de Sainte-Hélène. A son bord se trouve le nouveau gouverneur de l’île, Sir Hudson Lowe, et son état-major. Lowe est le nouveau geôlier du « Général Bonaparte » comme l’appelait volontairement les Anglais, qui lui refusaient le titre d’Empereur et même celui de Premier Consul. Et quel geôlier ! Dès sa prise de fonctions à Plantation House, les conditions de détention de l’Empereur vont se dégrader. Un conflit permanent, alimenté par une inimitié viscérale du premier instant, va opposer les deux hommes jusqu’au dénouement. Lowe, militaire zélé et rigide, sans imagination et facilement mesquin, appliquera à la lettre les consignes de surveillance assignées par Bathurst (Sous-Secrétaire d’Etat aux Colonies), allant souvent au-delà de l’esprit de son supérieur hiérarchique. A sa seule décharge, personne n’avait oublié que l’Empereur s’était déjà évadé de l’Ile d’Elbe. On imagine l’effet d’annonce, et le déshonneur qui s’en serait suivi pour Lowe, son armée et son pays, si l’Europe avait appris, un beau matin, que Napoléon avait réussi à s’échapper de son caillou… Son zèle et son absence de grandeur d’âme vaudront à Lowe l’inimitié et le mépris de l’Empereur et de sa suite, de nombre de commissaires dépêchés dans l’île à la demande des Etats de l’Europe, mais aussi de certains sujets de la Couronne britannique, offusqués de voir traiter avec autant de bassesse un homme qui avait régné sur la majeure partie de l’Europe pendant plus d’une décennie.  Le HMS Northumberland, lui, quitta Sainte-Hélène le 19 Juin 1816, emmenant à son bord Cockburn, le premier geôlier de Napoléon.



Au sujet d’Hudson Lowe, qu’il a rapidement détesté, Napoléon déclara :

« Quelle ignoble et sinistre figure que celle du gouverneur. Dans ma vie, je ne rencontrerai jamais rien de pareil. C’est à ne pas boire sa tasse de café si on avait laissé un tel homme un instant seul auprès de moi ! »

Et encore :

« Un vrai porc-épic, sur lequel on ne saurait comment poser la main. »



Michel Martineau :

« L’ officier qui a pour mission de faire plier « Bonaparte » pour l’assujettir à la dure loi de la détention va vite s’apercevoir que sa pusillanimité, ses colères, ses terreurs sont sans effet sur son terrible interlocuteur.

-          Vous êtes pour nous un plus grand fléau que toutes les misères de cet affreux rocher ! lui crie Napoléon.

-          Monsieur, vous ne me connaissez pas !

-          Où vous aurais-je connu ? Je ne vous ai vu sur aucun champ de bataille ! 

A peine jetés, les ponts furent rompus entre les deux hommes, entre celui qui ne sait qu’obéir et celui qui ne sait que commander. »



Le premier entretien de Napoléon avec Hudson Lowe eût lieu le 15 Avril 1816, lendemain de l’arrivée du nouveau gouverneur. Le sixième et dernier entretien se déroula le 18 Août, par la suite Napoléon refusa de rencontrer Lowe.



Au sujet de sa vie à Longwood, ses compagnons ont noté quelques unes des observations de l’Empereur, restées célèbres :

« L’infortune seule manquait à ma renommée. Les malheurs ont aussi leur héroïsme et leur gloire ! L’adversité a manqué à ma carrière ! » 

Et encore, dans le genre mégalo :

« Si Jésus n’était pas mort sur la croix, il ne serait plus Dieu. »

Et enfin :

«  Nous avons parcouru les contrées les plus infortunées de l’Europe ; aucune ne saurait être comparée à cet aride rocher, privé de tout ce qui peut rendre la vie supportable. Il est propre à renouveler à chaque instant les angoisses de la mort. »



Choix du site de Longwood, mesures de sûreté.

Pas moins de 2000 soldats et 500 marins dévolus à sa garde. Le « Général Bonaparte » faisait peur aux Anglais. Le choix du site et de la maison de Longwood n’avait pas été fait par hasard. La décision de loger l’Empereur à Longwood fut prise par l’amiral Cockburn sur la proposition du Colonel Wilks, alors gouverneur de l’île mandaté par la East India Company. Wilks avait vanté à l’amiral les avantages du lieu relativement aux mesures de sûreté. Longwood, situé au sommet d’une butte, au milieu d’un plateau dénudé battu par les vents, était facile à surveiller et à garder, d’un point de vue militaire. L’objectif majeur était bien de pouvoir contrôler la moindre allée et venue de l’Empereur (que les Anglais se refusaient à appeler de la sorte) et de sa suite, et de prévenir toute tentative de fuite. Cockburn s’attacha dès lors à rajouter des baraques à l’habitation de Longwood, qui n’était plus une ferme depuis quelques années, car elle servait de résidence d’été au sous-gouverneur, Skelton.



Les documents de l’époque indiquent :

« Entre trois ou quatre miles de l’espace d’un petit village qui est relevé avec le titre de James Town, après avoir monté une étroite et tortueuse route bordée par des ravins et des précipices, vous atteignez une petite plaine d’un mile et un quart environ de longueur terminée par un affreux rocher suspendu à une considérable élévation au-dessus du niveau de la mer… La maison, qui est petite, est entourée à chaque issue par des sentinelles régulièrement relevées. A un demi-mile en avant de la demeure, est une petite maison où un officier de garde est stationné, ne souffrant pas qu’aucun individu passe sans un ordre écrit, signé de la main propre du gouverneur. L’autre front de la maison est à environ trois quarts de mile du rocher ci-dessus désigné. Sur un côté est un impraticable ravin ; sur l’autre, une inaccessible montagne. L’espace compris entre ces limites est tout ce qui est assigné aux mouvements du prisonnier. Il y a d’ailleurs, dans l’enceinte, un camp pour 250 à 300 hommes, et sur chaque éminence et sur chaque point qui puisse servir à garder ses mouvements à la vue, des sentinelles sont placées… La sus mentionnée route de Jamestown est le seul chemin pour cette sûrement non heureuse vallée, mais sur toute cette route sont placés des piquets et des sentinelles de distance en distance. Autant de sûreté pour la mer. Celles pour la mer sont prises avec tant de soin qu’elles rendent l’échappe du prisonnier impossible. Aucun bâtiment ne peut s’approcher de l’île sans être vu, ou par les nombreux postes de signaux qui correspondent entre eux dans toute l’étendue de l’île. Au moment qu’un bâtiment est en vue, les signaux en informent les bâtiments croisiers, dont il y a deux divisions qui se relèvent pour le service qui intéresse de regarder toujours l’océan. »



Le comte Balmain, commissaire, en juin 1816 :

« Toute entreprise du dehors contre cette île serait en pure perte… La nature y a mis les premiers et les plus grands obstacles, et le gouvernement anglais ne cesse d’y ajouter des moyens de défense, dont la plupart même paraissent inutiles. Trois régiments d’infanterie, cinq compagnies d’artillerie, un détachement de dragons pour le service d’un état-major assez considérable forment le gros de la garnison. Deux frégates, dont l’une de cinquante pièces, quelques bricks et chaloupes gardent la mer ; le nombre des canons disposés sur les côtes  et dans l’intérieur du pays est effrayant… Une île détachée du reste de la terre, où l’on entre que d’un seul côté, où les rochers sont entassés les uns sur les autres et forment des précipices à chaque pas, pourrait, ce me semble, être gardée par un mode plus simple et à beaucoup moins de frais. »



Octave Aubry :

« On disait seulement aux visiteurs de passage que là-haut, sur cette plateforme entourée d’abîmes où, entre deux coulées de soleil dansaient des brouillards, un prisonnier vivait derrière ses murs de gazon et ses feuillages avec ses derniers serviteurs. Et ces marins, ces magistrats qui, de l’Extrême Orient retournaient vers les havres de l’Europe, y portaient leur surprise que, pour garder ce captif sans espérance, il fallût tant de soldats, de navires et de canons. »



« Comment fuir en effet ? La mer et les rochers à pic entourent le plateau de Longwood de trois côtés ;  de l’autre il ne communique avec l île que par une sorte d’ isthme si étroit et de pente si raide qu’il suffirait de 50 hommes pour le défendre contre 10 000. De plus le 53ème régiment et une compagnie du 66ème  sont campés à une portée de fusil de la maison. Le soir, le cordon de sentinelles se resserre tellement qu’elles se touchent presque. Montchenu, le commissaire français, dit  que dès que l’on voit un chien passer quelque part, on place immédiatement un ou deux factionnaires à l’endroit suspect. Lowe n’est toujours pas rassuré. Il en perd le sommeil. Après six entrevues, Napoléon refuse de le recevoir. Puis le temps vient où le prisonnier ne se montre même plus aux fenêtres. Le gouverneur s’affole.  Le « Général » n’est-il pas en train de glisser  par un ravin impraticable, vers quelque mystérieux bateau qui l’attend ? Le 29 Août 1819, n’y tenant plus, Lowe écrit à « Napoléon Bonaparte » pour l’informer que l’officier de service  a désormais ordre de le voir chaque jour. Si, à 10 heures du matin, le prisonnier n’a pas paru, l’officier a ordre de pénétrer de force dans sa chambre ! Napoléon répond que s’il lui faut choisir entre la mort et pareille ignominie, il n’hésitera pas ! »



Le climat de Sainte-Hélène.

Octave Aubry : « A Sainte-Hélène, il n’est pas de saisons franches. Point de nouveauté dans le paysage. Toujours les mêmes arbres qui, sauf quelques têtes rousses de chênes à l’automne, ne jaunissent et ne se dépouillent jamais. Cette verdure permanente ennuie. Un changement de saison, c’est une espérance… Le ciel n’était guère moins capricieux, moins subitement variable. La mer est bleue, un dur soleil raye la peluche des prés et fait éclater dans les jardins tous les rouges des hibiscus, des géraniums, des bougainvilliers, et de ces poinsettias  qui portent au bout de feuilles plates d’éblouissants diadèmes. Les moineaux de java, en troupes innombrables, pépient sur les gommiers, les sapins du bosquet, le chêne sous lequel l’Empereur s’assied souvent. Un moment après, la féerie est morte. Un lourd couvercle de nuages s’abat sur l’île, les montagnes fauves et noires, striées de vert, ont disparu. Une ouate opaque couvre tout. On ne voit point à six pas. Puis une gifle du vent, un réveil de l’alizé qui ne dort jamais qu’à demi, et les buées s’évaporent. La lumière de nouveau inonde. Un instant plus tard, elle s’éteint encore et une longue, fine pluie commence qui ne durera peut-être qu’un quart d’heure, ou ne finira que dans huit jours… »



La maison de Longwood. 

Achille de Vaulabelle :

« Ce fut seulement le 8 Décembre que l’amiral Cockburn put annoncer au prisonnier que Longwood se trouvait en état de le recevoir. L’ancienne ferme, construite en pierre, et longue de 23 mètres sur 10 mètres de large, formait la partie principale de la résidence ; divisée en 8 pièces de grandeurs différentes, on y avait réuni le cabinet de travail et la chambre à coucher de Napoléon, un cabinet de toilette, la salle à manger, un office et une bibliothèque. Un salon, joignant la salle à manger et précédé d’une autre pièce qui devint la salle des cartes et plans, avait été construit en potence sur la face antérieure de l’ancienne vacherie… Les murs des nouvelles constructions étaient de planches, leur toiture en papier goudronné. D’autres planches, que supportaient de petites bandes de sapin posées à plat sur la terre fangeuse de la vacherie, formaient le plancher du cabinet et de la chambre à coucher du captif, ainsi que de la salle à manger et de la bibliothèque. Toutes ces pièces étaient établies au niveau du sol ; il n’existait point de caves… L’humidité qui suintait à travers toutes les cloisons pourrissait à ce point les planchers qu’un jour celui de la chambre de Napoléon s’effondra et livra passage à un flot d’eau fétide qui contraignit l’Empereur de se réfugier dans une pièce voisine. »



Gilbert Martineau :

« La disposition de la maison et son architecture ne sont point pour aider à dissiper l’envahissante humidité ; point de cave et point de ventilation des structures. Conçue pour être une résidence d’été, les murs en ont été élevés sur de simples et légères fondations de pierre volcanique et poreuse. Le sol argileux, qui forme le plateau de Longwood, a beau jeu de retenir et d’entretenir la fraîcheur pendant la belle saison, mais l’hiver… L’hiver, les vêtements, les cuirs, les rideaux se couvrent d’une fine couche de moisissure blanchâtre. Les Français au début n’en croyaient pas leurs yeux…. Les feux ne suffisent pas pour assécher l’air... Ce sera donc en pure perte que l’Empereur, frileux, craignant avec raison l’atmosphère de cave de son intérieur, fera flamber des tonnes de bois, et de bois vert, hélas. L’humidité persistera – on trouvera des planchers pourris dans sa chambre – et les cheminées, qui tirent mal, ne feront que rendre plus inconfortables encore les heures qu’il passe à lire ou à se perdre dans de tristes songeries. »



Octave Aubry :

« Maintenant qu’ils étaient installés à Longwood, la distraction de la nouveauté s’épuisant, ces gens accoutumés aux plus beaux hôtels et châteaux de France éprouvaient l’incommodité du site et la pénurie du logement. Cinquante personnes entassées, la maison pleine d’allées et venues d’ouvriers occupés à édifier les annexes, les rats qui, sortant par troupes du plancher, épouvantent les femmes et les enfants, l’extrême humidité qui fait en quelques jours des habits, des robes à ruches et volants, de pauvres nippes qu’il faut sans cesse passer au fer, les cheminées qui fument, l’odeur de cuisine trop proche qui se répand partout… Et sur tout cela, la surveillance étroite, mesquine, insupportable des Anglais. Ne pouvoir sortir des étroites limites sans l’escorte d’un habit rouge, se heurter à chaque pas à des sentinelles qui croisent sur vous la baïonnette, avoir sans cesse sous les yeux le manège du corps de garde, du camp dressé pour assurer la prison, à la longue ces désagréments tournent au supplice. »



Ganière :

« Les rats constituèrent eux aussi un véritable fléau. Leur présence sur le plateau de Longwood avait été de tous temps constatée. Périodiquement, les annales de l’île signalaient leurs méfaits ou traduisaient la satisfaction des habitants lorsqu’une épidémie mystérieuse laissait croire à leur disparition. Les alentours de la maison furent ainsi envahis par une véritable armée de rongeurs, montant la garde devant la porte de l’office, détruisant les poulaillers, se faufilant partout, même dans les pièces d’habitation. La nuit, l’Empereur les entendait grouiller au-dessus de sa tête, gratter sous le plancher de sa chambre, s’attaquer aux boiseries. Un jour même, il en vit un sortir de son chapeau alors qu’il s’apprêtait à le prendre pour sa promenade du soir. Il fallut organiser de véritables battues, au cours desquelles, à coups de tisonniers ou de tire-bottes, plusieurs dizaines de ces hôtes indésirables restaient sur le carreau, pour la plus grande joie des Chinois qui en faisaient volontiers leur ordinaire. »



Las Cases lui-même, compagnon d’exil de l’Empereur :

« Nous avons failli n’avoir point de déjeuner : une irruption de rats qui avaient débouché de plusieurs points dans la cuisine durant la nuit, avait tout enlevé. Nous en sommes littéralement infestés ; ils sont énormes, méchants, et très hardis ; il ne leur fallait que fort peu de temps pour percer nos murs et nos planchers. La seule durée de nos repas leur suffisait pour pénétrer dans le salon, où les attirait le voisinage des mets. Il nous est arrivé d’avoir à leur donner bataille après le dessert ; et un soir, l’Empereur voulant se retirer, celui de nous qui fut lui prendre son chapeau, en fit bondir un des plus gros. Nos palefreniers avaient voulu élever des volailles, ils durent y renoncer, parce que les rats les leur dévoraient toutes. Ils allaient jusqu’à les saisir, la nuit, perchées sur les arbres. »



La vie à Sainte-Hélène.  

Au début de son séjour à Sainte-Hélène, Napoléon ne trouvait d’apaisement et de consolation qu’auprès du Conseiller Las Cases.  

Bordonove :

« Hier encore presque un inconnu, mais si cultivé, si prévenant et rempli d’une telle bonne volonté, qu’il recherchait de plus en plus sa compagnie… Napoléon lui avait demandé un soir, avec cette timidité qu’il savait avoir et qui était comme la pudeur d’une amitié naissante, s’il accepterait de le suivre en exil. Las Cases avait répondu : « Sire, en quittant Paris pour vous suivre, j’ai sauté à pieds joints sur toutes les chances, celle de Sainte-Hélène n’a rien qui doit la faire excepter… »



Las Cases, habile courtisan, et beau parleur, s’exprimait avec aisance. Evidemment, les Généraux (Bertrand, Montholon, et Gourgaud) en prirent ombrage. 

Au début de son séjour à Longwood, Las Cases écrivit à l’Empereur :

« Sire, le poète, le philosophe ont dit que c’est un spectacle digne des dieux que de voir l’homme aux prises avec l’infortune ! Les revers et la constance ont aussi leur gloire ! Un aussi noble et grand caractère que le vôtre ne peut s’abaisser au niveau des âmes les plus vulgaires. Vous qui nous avez gouvernés avec tant de gloire, fait l’admiration et le destin du monde, vous ne pouvez finir comme un joueur au désespoir ou comme un amant trompé. Que deviendront ceux qui croyaient, qui espéraient en vous ? Abandonnerez-vous sans retour un champ libre à vos ennemis ? L’extrême désir que ceux-ci en font éclater ne suffit-il pas à vous décider à la résistance ? D’ailleurs, qui connaît les secrets du temps ? Qui oserait affirmer l’avenir ? Que ne pourrait amener le simple changement d’un ministère, la mort d’un prince, celle d’un de ses confidents, la plus légère passion, la plus petite querelle… » 

- « Certaines de vos paroles ont leur intérêt », lui dit l’Empereur. « Mais que pourrions-nous faire dans ce lieu perdu ? »

- « Sire, nous vivrons du passé ; il a de quoi nous satisfaire ! »



Michel Martineau :

« Le visiteur qui a reçu du Grand Maréchal (le général Bertrand) un billet d’audience, et du gouverneur un laissez-passer, est accueilli à la véranda par un officier en uniforme, Montholon ou Gourgaud, et est introduit dans l’antichambre, qui sert également de salle de billard. C’est la pièce la plus spacieuse de la maison et l’Empereur l’arpente souvent, les mains au dos, tout en dictant quelque travail. Dans les persiennes, il a pratiqué deux lunes, à l’aide de son canif, et observe parfois, sans être vu, les mouvements des sentinelles et les allées et venues des Anglais.

Comme aux Tuileries, c’est le grand Maréchal qui annonce à l’arrivant :

-          L’Empereur va vous recevoir.

L’autre entre à pas lents, gêné par ce spectacle d’un homme condamné à la mort lente. Debout devant la cheminée, le chapeau sous le bras, Napoléon s’incline légèrement ; depuis que l’amiral Cockburn s’est assis sans être prié, il accorde les audiences debout, jusqu’à la limite de ses forces. »



Joseph de Mougins-Roquefort :

«  L’empereur invitait volontiers à venir le voir ou même à s’asseoir à sa table les habitants de l’île, officiels, particuliers, marins ou soldats, qui lui étaient sympathiques et dont il appréciait la compagnie pour leurs manières civiles et pour la déférence qu’ils lui témoignaient. Les audiences se déroulaient dans le salon de Longwood, parfois dans le jardin, après que les visiteurs aient attendu dans la salle de billard leur convocation. Napoléon questionnait beaucoup, écoutait à peine les réponses, et se plaisait parfois à égayer l’entrevue par quelques saillies qui avaient un certain succès. Assez nombreuses au début de la captivité, les visites, soit qu’elles fussent contrariées par Lowe, soit que vers la fin de sa longue épreuve, l’Empereur, souffrant et désabusé, n’en attendit plus rien de bon, se raréfièrent bientôt, puis cessèrent presque complètement. »



L’anecdote de la vente de l’argenterie est restée célèbre pour stigmatiser la pingrerie des Anglais. La responsabilité en fût attribuée à Lowe, mais celui-ci ne fît qu’appliquer les instructions de Bathurst relatives aux dépenses jugées excessives de Longwood. Mais quand on imagine les sommes que coûtaient au gouvernement britannique le maintien de l’incroyable force armée sur l’île de Sainte-Hélène, et dans les environs (dont l’Ile de l’Ascension, qui fût habitée et revendiquée par la Couronne dès l’arrivée de Napoléon à Sainte-Hélène, de peur qu’une tentative d’évasion y trouve un support logistique)…



Bathurst avait écrit à Lowe :

« Diminuer fortement les dépenses de la table et de la maison du prisonnier, de telle sorte qu’elles ne dépassent pas les 8 000 livres par an, en y comprenant les vins et l’extraordinaire, de quelque genre que ce soit. Dans le cas où le général se plaindrait des retranchements que pourrait occasionner cette modification, il vous sera loisible de lui permettre tout le superflu qu’il désirera, pourvu qu’il fournisse les fonds nécessaires pour couvrir les dépenses au-delà de 8 000 livres. D’après ce que j’ai appris, les moyens pécuniaires ne lui manquent pas. »



« Or dès le mois de Juillet 1816, les dépenses de Longwood atteignaient 20 000 livres. Volonté de maintenir à Longwood un certain train de vie, prix conséquents exigés par Balcombe (propriétaire des Briars, qui avait sympathisé avec Napoléon) et ses commis, mauvaise conditions de conservation de la nourriture entraînant d’inévitables pertes expliquaient de pareils chiffres. Lowe prit acte des ordres du ministère et en avertit le prisonnier par l’intermédiaire de Bertrand et Montholon. L’accueil fut on ne peut plus froid. L’Empereur disposait de sommes énormes en Europe, notamment auprès du banquier Laffitte. Il indiqua être d’accord pour puiser dans cette manne mais à la condition que la correspondance nécessaire aux transactions futures ne soit pas sujette à la surveillance de Lowe. Pour le gouverneur, il était bien sûr hors de question que le prisonnier entretienne des relations avec l’Europe  sans qu’il puisse avoir un regard sur la nature exacte des échanges. C’était l’impasse. De son côté Lowe prit sur lui d’élever la valeur maximale des dépenses à 12 000 livres, pendant que son prisonnier acceptait  de réduire le nombre des domestiques anglais, et sa consommation de vin ; mais refusait de toucher aux dépenses concernant les vivres et écrivait. Bertrand avait écrit :

 « S’il apparaît absolument nécessaire de restreindre les dépenses pour la table, l’Empereur vendra une partie de sa vaisselle. »

Lowe campant sur ses positions, Napoléon fit exécuter sa menace. La manoeuvre était ici toute diplomatique. Il s’agissait d’indigner l’opinion européenne et exciter la pitié, avec au final l’espoir du retour sur le vieux continent. Après avoir pris soin de limer les armes et d’ôter les aigles, 952 onces furent brisées et vendues. Deux autres ventes suivirent, pour 1227 et 2048 onces. Le sacrifice de la vaisselle rapporta 25 577 francs. En vérité, Cipriani (maître d’hôtel) n’avait brisé qu’une partie de l’argenterie. Le restant fût gardé pour le service de l’Empereur, Montholon, afin que la manœuvre fût plus crédible, achetant à Jamestown un service en mauvaise faïence. Le bris de la vaisselle fit grand bruit jusqu’en Europe. Aussi Bathurst approuva-t-il l’initiative de Lowe concernant l’allocation des 12 000 livres de dépenses, et l’autorisa-t-il à faire toutes dépenses supplémentaires jugées nécessaires et à laisser le « Général » envoyer une lettre scellée à son banquier pour obtenir l’envoi de fonds. Ce dernier point parut trop dangereux à Lowe, qui se garda bien d’en informer l’Empereur ! Les problèmes de financement furent finalement réglés par l’envoi clandestin par Napoléon d’ordres par lesquels le compte du Général Bertrand fût crédité de 120 000 francs annuels, ce qui permit à ce dernier de tirer chaque mois 10 000 francs. »



Lowe, suivant les ordres de Bathurst, s’acharnera à réduire toutes les dépenses. Mais il craint que la rumeur se répande en Europe et fasse scandale. Tardivement, il balbutie des excuses. En signe de bonne volonté, il fournit à Napoléon des livres que celui-ci demande pour écrire ses Mémoires et le récit de ses campagnes. Et il lui adresse la facture !



« Pas un chemin qui ne soit gardé par un soldat. A celui qui a conduit par toute l’Europe ses armées victorieuses, on mesure l’espace, on marchande l’air. Il a eu cent palais, on le loge dans une grange. Et pour l’humilier plus sûrement, on le condamne à un dénuement dégradant : l’habitation est délabrée, le mobilier rudimentaire et la nourriture répugnante. Cet exil de Napoléon à Sainte-Hélène est si barbare que les compagnons de Napoléon finissent par ne plus pouvoir le supporter. Ils se découragent, leur esprit s’inquiète, leur humeur s’aigrit. C’est dans cette atmosphère étouffante que languit Napoléon. Ses journées se traînent parmi les querelles de ses amis et l’étroite surveillance de ses gardiens. Cet homme qui a été un géant de travail périt de désoeuvrement. Sa santé s’altère… »



Lord Primrose, comte de Rosebery, publie en 1900 en Angleterre un livre, « Napoléon, la dernière phase ». Très attaché à la tradition britannique, il a examiné tous les témoignages relatifs à la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène. Il porte un jugement sévère sur Hudson Lowe, le geôlier de Napoléon, et sur Lord Bathurst,  Sous-secrétaire d’Etat aux Colonies du Royaume.  

Lord Primrose :

« Il n’est pas de nom dans l’Histoire aussi malencontreux que celui d’Hudson Lowe. Sa malchance voulut qu’il accepta une position où il était difficile à quiconque et à lui de réussir. C’était un homme à l’esprit étroit, ignorant, irritable, sans l’ombre d’un tact. »

Même Wellington dira :

« C’était un choix déplorable. Il manquait à la fois d’éducation et de jugement, c’était un sot. »



Mais quoique trop zélé, Lowe n’était que le subalterne de Bathurst, entre autres.

Lord Primrose :

«  Il ne serait pas juste d’imputer à Lowe la responsabilité de ces ignominies, il ne faisait qu’exécuter à la lettre et de façon grossière une sordide et brutale politique. Le grand coupable fut le gouvernement anglais, dont la conduite fut absolument dépourvue de dignité. »



Au sujet de Lord Bathurst, Lord Primrose écrira :

«  Pour le tact et la convenance, celui-ci rivalisait avec Lowe. »



Si au début de son séjour il monte volontiers à cheval, la présence systématique d’un officier anglais sur ses talons lui devient rapidement intolérable et il reste quatre années sans monter.



Gilbert Martineau :

« Ils lui ont donné une maison, ils lui ont attribué des serviteurs ; mais ce n’était pas une maison, c’était une cabane. Pleine de rats, à l’époque. Dans la partie la plus insalubre de l’île. Venteuse, humide. L’argent devint si vite insuffisant qu’il fût obligé de vendre de l’argenterie pour payer ses dépenses. Les conditions de vie étaient épouvantables. Une toilette pour 30 personnes. Pas d’eau courante, elle était amenée avec des seaux. La viande venait de Jamestown, en bas. Parfois elle arrivait avariée… Pendant les premières années, il travailla plutôt bien, écrivant et dictant. Ensuite, il s’ennuya tellement qu’il ne travailla plus guère. Ses soucis firent empirer les choses. Vous rendez-vous compte qu’une fois, il ne quitta pas Longwood pendant pratiquement 2 ans ! Il protestait en permanence contre le fait que des soldats étaient disposés partout avec des télescopes pour le surveiller. Et Lowe avait décidé qu’il existait très peu d’endroits sur l’île où il était autorisé à se promener seul. Le reste du temps, il devait être accompagné en permanence par un officier anglais. « Plutôt que de supporter cela, disait-il, je préfère ne pas sortir ! » Mais quand il ne sortait pas, Lowe avait décidé qu’il devait se montrer deux fois par jour à un officier anglais. Comme un vulgaire prisonnier. Il refusa. Il ferma les portes et dit : « Je ne leur permettrai pas de pénétrer à l’intérieur de ma maison ! » Au cours des 2 dernières années, aucun anglais ne fût autorisé à pénétrer dans la maison de Longwood, pas un seul, à l’exception des médecins désignés pour le soigner. Pas de doute, il se mit à dépérir du fait de sa solitude. Je crois que vers la fin, il renonça. Son corps fut ouvert après sa mort. Les médecins trouvèrent dans son estomac un trou gros comme un doigt. On ne sait pas s’il s’agissait d’un ulcère ou d’un cancer. »



Un jour, l’Empereur déclara au Docteur O’Meara, qui rapporta la chose au gouverneur Lowe :



« Combien j’ai été fou de me jeter entre vos mains ! Je m’étais fait une fausse idée de votre caractère national ; j’avais une opinion romanesque de la nation anglaise. A cette idée se joignait un peu d’orgueil. J’aurais rougi de me livrer à l’un des souverains dont j’avais conquis les Etats, et dans les capitales desquels j’étais entré en vainqueur ; c’est ce qui m’a déterminé à me confier à vous, que je n’avais jamais subjugués. Docteur, je suis bien puni de la haute opinion que j’avais conçue de votre nation ! »



Michel Martineau :

« Une surveillance serrée gâchait les sorties des Français dont l’étendue fut de plus en plus limitée… La dernière sortie de Napoléon fut à la maison de Sir William Doveton à Mount Pleasant…, où il eut le plaisir d’un généreux pique-nique. »



La plupart des autres promenades avaient lieu autour de la vallée de Sane, qu’affectionnait particulièrement l’Empereur.



Et puis, Napoléon était seul. On dit qu’habitué à vaincre toutes les résistances, l’Empereur déchu, prisonnier sur son rocher perdu au milieu de l’océan, aurait tenté de trouver quelques consolations auprès des épouses de ses compagnons d’exil, la femme du général Bertrand  (qui se montra vertueuse a priori, ce qui rendît l’Empereur furieux et mauvais à son égard), et celle du général Montholon, dont la rumeur dit qu’elle le fût peut-être moins… Parmi la dizaine d’enfants illégitimes dont l’existence est plus ou moins controversée, on a évoqué la petite Marie Caroline Julie Elizabeth de Montholon, fille de la comtesse Albine de Montholon (mais peut-être pas du Comte Charles Tristan…), née à Sainte-Hélène le 26 Janvier 1818, et décédée à Bruxelles le 30 septembre 1819… Mais qui sait où est la vérité ?



Les jardins de Longwood, la dernière grande affaire de Napoléon.

Il semble bien que ce fût le jardinage qui procura à l’Empereur les seules joies dont sa fin de vie fut emprunte.

Octave Aubry :

« Novembre 1819. Ce qui devait le plus préoccuper et distraire Napoléon, fut la transformation des jardins. Déjà des soldats envoyés par Lowe avaient construits un mur de gazon à l’est pour couper le vent. Antonmarchi encouragea l’Empereur dans ce dessein. Le jardinage, déclara-t-il, était le meilleur exercice qui pût remplacer l’usage abandonné du cheval. Pierron (le maître d’hôtel, qui avait remplacé Cipriani, décédé) alla à Jamestown acheter brouettes, pioches, pelles pour la maisonnée. L’Empereur même eût son rateau et sa bêche. Chaque matin, au petit jour, dès que les factionnaires avaient évacué le jardin, il envoyait le valet de service sonner la cloche pour éveiller tout son monde. Domestiques français, anglais et chinois, Antonmarchi, les deux prêtres, jusqu’aux servantes, tous devaient se mettre au travail. Napoléon était vêtu d’un pantalon et d’une veste de nankin comme les colons de l’île, coiffé d’un grand chapeau de paille et chaussé de pantoufles de maroquin rouge. Napoléon essaya lui-même, à plusieurs reprises, de piocher et de bêcher, mais ses mains se couvrant d’ampoules, il y renonça. Sur le côté ouest, devant les fenêtres de l’Empereur, s’étendait ce qu’il nommait le jardin de Marchand, ou  «le  parterre »… un losange de gazon y était tracé, entouré d’allées étroites et de plates-bandes de rosiers bordées de buis. Devant les croisées on plaça quatre orangers et lui-même entre leurs tiges  sema des giroflées et des immortelles de toutes couleurs dont Lady Holland lui avait envoyé des graines. La fenêtre la plus proche de l’angle  formé par le mur du salon devînt une porte vitrée, abritée par une petite véranda de treillage, garnie de plantes grimpantes. Par deux marches, Napoléon pouvait descendre dans son parterre et s’y promener sans être vu, car une palissade en arceaux couverte de fleurs de la passion  formait alentour un mur compact. De l’autre côté du bâtiment central, avait été disposé le jardin d’Ali ou « bosquet », symétrique au jardin de Marchand. Le centre était un ovale gazonné. Deux gros orangers y furent plantés. L’ensemble devait bientôt devenir si touffu que le soleil n’y pénétrait plus. On entreprit ensuite l’aménagement à l’est d’un jardin plus étendu ; abrité par un mur de gazon, et séparé du bosquet par une tonnelle couverte où l’Empereur aimait à se tenir, il fut peuplé de pêchers, , d’acacias, de saules, d’arbousiers. Un tapis de fraisiers couvrait une partie du sol. Afin d’avoir tout de suite de l’ombre, car pour son jardinage ils se montrait tout impatience, il fit transporter d’assez vieux chênes dont beaucoup périrent. On remplaça les défaillants par des pêchers. Ce jardin fut baptisé jardin de Noverraz. Il occupa beaucoup l’Empereur. On y avait aménagé dans le bas une petite grotte que les Chinois recouvrirent d’une boiserie décorée de dragons et d’oiseaux. Une table ronde, quelques chaises la meublaient. Napoléon s’y retirait souvent. Deux ou trois fois il y déjeuna. »



« Napoléon se passionna pour  l’irrigation de ces terrains. Il fit creuser et cimenter un bassin en demi-lune, qui s’alimentait du filet d’eau venu des sources du Diana’s Peak (le sommet de l’île).  On y jeta des cyprins qui moururent, au grand dépit de l’Empereur. Le trop-plein de bassin, par une rigole, s’écoulait  dans une cuve placée au milieu du jardin de Noverraz,  et en repartait pour traverser la grotte et emplir un troisième bassin situé plus bas. Chandelier (cuisinier) avait réussi avec un tuyau de plomb, à faire jaillir dans la cuve centrale un petit jet d’eau. L’Empereur en fut enchanté. Quand il sortait, il disait à Ali ou à Marchand :

« Allons, fais jouer les eaux ! »

On courait  tourner le robinet du réservoir et Napoléon, placé entre la grotte et le dernier bassin, regardait l’eau descendre et arriver jusqu’à lui. Il riait de s’amuser de si peu de chose. Le jeu cessait quand il n’y avait plus d’eau dans le réservoir. »



Et Louis Marchand de raconter :

« Non seulement l’Empereur y voyait un moyen de distraction pour lui et la colonie, mais il y trouvait aussi l’avantage de repousser de la maison le cordon de sentinelles qu’on y posait chaque soir à 9 heures… Lorsque Sir Hudson Lowe vit que la barrière des petits jardins était transportée à distance, et que les sentinelles de la nuit se trouvaient aussi éloignées de l’habitation, il en conçut des craintes pour la sûreté de la détention. Il s’en expliqua, mais n’osa cependant pas prendre sur lui de s’opposer à ce que venait d’entreprendre l’Empereur, qui y gagnait d’autant en liberté autour de son habitation. L’Empereur avait adopté pour costume celui des fermiers de l’île. Il portait un chapeau de paille à large bord pour se préserver du soleil. Pour être moins reconnu, il avait ordonné que Saint-Denis et Noverraz fussent vêtus de même. Le Comte Bertrand n’arrivait jamais avant 8 heures et causait en se promenant avec l’Empereur ; le Comte de Montholon y était en même temps que Sa Majesté. Il est arrivé quelquefois que l’Empereur mît à chacun d’eux une pioche dans la main, mais elle ne fonctionnait pas comme dans celles de Noverraz.  « Messieurs, disait-il, vous n’êtes pas capables de gagner un shilling dans votre journée ! »



Les projets d’évasion.

« L’évasion, l’Empereur, à Longwood, n’y pensait plus depuis longtemps. Mais Lowe, Bathurst, et le cabinet des Tuileries la craignaient toujours. Il est avéré que plusieurs projets sérieux furent préparés vers la fin de sa captivité pour enlever par surprise Napoléon. Pour Hudson Lowe, le danger ne pouvait venir que de l’extérieur. Des Etats-Unis d’Amérique en particulier.  En 1816, Lowe est informé qu’un corsaire du nom de Sontag, à la tête d’un groupe de hardis boucaniers, prépare une expédition vers l’île. L’Empereur embarquerait sur un petit bateau rapide et rejoindrait une goélette qui l’emmènerait en Amérique du Sud. Par ailleurs, un américain, un dénommé Carter, propriétaire d’un voilier réputé pour sa vitesse, s’est vanté devant Joseph Bonaparte, exilé aux Etats-Unis, de pouvoir faire évader son frère. Le renseignement est aussitôt transmis à Londres.  Un autre projet entendait tirer prétexte d’une fausse chasse à la traite des Noirs pour s’approcher des côtes de l’île, et voilà que lord Cochrane, l’un des plus brillants officiers de la Royal Navy, renvoyé dans ses foyers pour ses idées, arme un vaisseau de 24 canons dont, croit-on, il entend faire usage pour libérer Napoléon. »



Et d’autres encore… Mais la mort prématurée du prisonnier de Sainte-Hélène a coupé court à ces hypothétiques entreprises.



Maladie et mort de Napoléon.

Je n’ai pas beaucoup cherché à me renseigner sur la thèse de l’empoisonnement, parce qu’il m’a très vite semblé qu’elle était surtout soutenue par la légende. J’ai seulement lu quelques documents. Elle apparaît très peu vraisemblable, cette thèse. Michel Martineau, qui comme son père avant lui, connaît bien les détails de l’histoire de l’exil de Napoléon à Sainte-Hélène, n’y croit pas du tout. Je lui ai posé directement la question. De la part des Anglais, une telle tentative aurait été extrêmement dangereuse, politiquement. Il n’y aurait eu rien de tel pour soulever durablement l’indignation d’une bonne partie du peuple français contre le peuple anglais, avec les conséquences que l’on peut imaginer. Par ailleurs, je ne crois pas qu’un tel complot, une telle mission, puissent rester secrets dans la durée, et plus particulièrement après la mort de l’Empereur. Quelq’un parle, un jour, toujours dans ces cas-là. Il faut comprendre que techniquement, un empoisonnement lent demande de multiples interventions, or la nourriture de l’Empereur et celle des son entourage proche (prenant le plus souvent les repas en commun) était préparée par l’entourage fidèle de l’Empereur. Et le premier valet Marchand, plus particulièrement, veillait constamment sur tout ce qui touchait à la personne même de Napoléon. D’autre part, si on connaît la pingrerie des Anglais à Longwood et le souci de Lowe de réduire les dépenses, il faut savoir que devant les plaintes répétées des exilés, mais aussi des commissaires européens qui rendaient compte à leur retour de ce qu’ils avaient vu à Sainte-Hélène, les Anglais décidèrent en 1819 de construire, à grands frais, à côté de la résidence de l’Empereur, une nouvelle demeure (Longwood New House) de 2500m2 et 56 pièces ( !) d’un standing beaucoup plus élevé que celui de Longwood Old House. Il semble que cette nouvelle demeure ait été magnifique (les vues de l’époque l’atteste), et l’on dit que l’Empereur la visita à la fin de sa vie, en étant pleinement satisfait, suggérant seulement quelques petites modifications. Mais sa maladie s’aggrava, et il mourut avant la fin des travaux, il n’y vécut donc jamais. On voit mal les Anglais financer la construction d’une telle résidence d’un côté (destinée à assurer une longue détention sans histoires), tout en abrégeant la vie du « Général Bonaparte » de l’autre. Non, ça ne tient pas debout. Reste la jalousie compréhensible d’un mari trompé. Après le retour en Europe de la Comtesse Albine de Montholon (Juillet 1819), son général de mari resta auprès de l’Empereur. Leurs relations ne semblent pas s’être dégradées dans le temps, Montholon semblant être resté fidèle à Napoléon, comme Bertrand, jusqu’à la fin. Là encore, on voit mal, si tant est qu’il l’eût souhaité, comment le général aurait pu distiller régulièrement quelques gouttes d’arsenic dans la nourriture de l’Empereur. Marchand et les autres valets veillaient à tout, voyaient tout. Ce sont eux qui avaient la main sur l’office et le personnel qui y travaillait. Enfin, je note que dans son testament, Napoléon désigna trois exécuteurs testamentaires. Quand on se trouve en face de son propre destin, je ne pense pas qu’on prenne le risque de se fourvoyer sur les personnes d’absolue confiance à qui l’on confie ses dernières volontés. Or les trois exécuteurs testamentaires désignés par l’Empereur étaient le général Bertrand, le général de Montholon, et le valet Louis Marchand. Concernant le niveau élevé d’arsenic trouvé dans ses cheveux, il semble que l’on puisse dire tout et son contraire. Il faut d’abord noter que l’identification ADN est récente. Cela introduit dès le départ un doute. Il semble que Napoléon avait  l’habitude de tremper ses cheveux dans un bain d’eau à l’arsenic, la croyance de l’époque voulant que la chose favorise la longévité et l’éclat de la chevelure… Ce qui est certain, c’est que l’arsenic était un produit beaucoup plus utilisé à l’époque qu’aujourd’hui. Qui sait ? Bien sûr, Machiavel était mort quelques trois siècles auparavant, mais, non, moi je n’y crois pas à cette hypothèse.

Napoléon est mort malade, prématurément, apparemment d’un cancer à l’estomac sur fond de lésion chronique, et il est certain que l’ensemble des conditions de sa détention ont favorisé sa maladie.



En Septembre 1817, le docteur O’Meara diagnostique chez l’Empereur une hépatite chronique. Le 23 Septembre 1819, quelques 20 mois avant la mort du prisonnier de Sainte-Hélène, le Docteur Antonmarchi, arrivé quelques jours plus tôt sur l’île (avec l’abbé Vignali, qui plus tard veillera Napoléon mort et qui célèbrera ses funérailles), examine l’Empereur. Il a d’abord rencontré son confrère Verling, s’est successivement rendu chez les Généraux Bertrand et Montholon, et a longuement discuté avec Louis Marchand, le valet le plus proche de Napoléon, qui lui était entièrement dévoué et contrôlait tout ce qui touchait à la personne de l’Empereur, dont sa nourriture. Tous, il les a longuement interrogés sur la santé de l’Empereur, ses malaises, ses traitements, son mode de vie journalier à Longwood. Ce jour-là, Antonmarchi examine son célèbre patient.

De ses examens, il dresse dans son journal un tableau plutôt sombre :

« Je me suis rendu auprès de l’Empereur. Il reposait sur un lit de campagne, la pièce était éclairée, j’ai pu observer les progrès du mal. L’oreille était dure, la face terreuse, les yeux livides, la conjonctive d’un rouge mêlé de jaune, le corps entier d’un excessif embonpoint, et la peau très pâle. J’examinai la langue, elle était couverte d’un léger enduit blanchâtre ; les éternuements étaient violents, prolongés, entrecoupés d’une toux sèche, suivie d’une expectoration visqueuse…La sécrétion de salive devenait parfois abondante, et le bas-ventre était un peu dur au toucher… Ces symptômes me parurent inquiétants… J’examinai mieux et m’aperçus que la partie du lobe gauche du foie…était comme endurcie, extrêmement douloureuse à la pression. La vésicule du fiel était pleine, résistante, faisait saillie au dehors de l’hypocondre droit…Des souffrances vagues se faisaient sentir dans les régions costales et lombaires du côté droit. Il se plaignait aussi d’une douleur d’intensité variable qui affectait depuis longtemps l’hypocondre droit. Elle était interne ; il cherchait à en préciser le lieu, il disait qu’elle était à deux pouces de profondeur. Il était depuis quelques jours sans appétit. Il avait des nausées, des vomissements. Il rendait des amas de matières tantôt acres, tantôt bilieuses… D’abondantes sueurs avaient lieu chaque jour. »



Lorsqu’il a terminé son examen, Napoléon le questionne :

- « Eh bien, Docteur, dois-je troubler encore longtemps la digestion des rois ? »



Antonmarchi tente de le rassurer. Informé de sa répugnance médicamenteuse, il hésite à lui prescrire des drogues. Il lui conseille l’exercice physique, les frictions sur les jambes, l’équitation, les promenades.

Napoléon hoche la tête :

- « Non. L’insulte m’a longtemps confiné dans ces cabanes. Aujourd’hui, le manque de forces m’y retient. »



L’Empereur a déjà renoncé.

Le 10 Avril 1821, il commence la rédaction de son testament.

Journal du Docteur Antonmarchi.

« 10 Avril 1821, Napoléon, la main au côté droit, se plaint de son foie. 12 Avril, il demande comment on meurt de faiblesse et combien de temps peut-on vivre en mangeant aussi peu qu’il le fait.  22 Avril, après l’absorption d’un peu de soupe, il a vomi encore davantage ; il a rendu les aliments d’hier, non digérés. 25 Avril, il a eu à quatre heures de l’après-midi un accès de vomissement au cours duquel il a rejeté tous les aliments de la journée. 26 Avril, il s’est plaint de son estomac et de son foie. Il m’a demandé, question qu’il m’avait déjà posée hier, quelle était à mon avis sa maladie. Je lui ai répondu que je l’imaginais dans les organes digestifs. Samedi 5 Mai 1821: il avait pris hier une bonne quantité de nourriture. Pour tout essayer, et bien qu’il fût mourant, on lui a mis des sinapismes aux pieds, des vésicatoires aux jambes et au sternum. Ni sinapismes ni vésicatoires n’ont eu d’effet, et tous les symptômes se sont aggravés jusqu’à 5 heures 49 minutes du soir, moment où il a expiré. »



Napoléon avait reçu les derniers sacrements le 3 Mai. Il avait écrit dans son testament :

« Je meurs dans la religion apostolique et romaine dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans. »



Michel Martineau :

« Dans ce corps qu’avait animé une énergie surhumaine, une lente respiration et une larme au bord de la paupière dénotaient une ombre de vie… Le soleil baissait derrière le fort qui domine le paysage. Les yeux du mourant étaient fixés sur deux portraits, Marie-Louise et le Roi de Rome, mais les mots qui tombaient de ses lèvres trahissaient ses vraies préoccupations : « …à la tête de l’armée… » Sa pensée errait encore au milieu des combats… L’exil était fini. L’aigle de la légende pouvait prendre son envol. »



Dans son testament, on peut également lire la phrase suivante :

« Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu’il est né prince français. »



Et, plus laconiquement, dans les documents touristiques de Sainte-Hélène :

« Napoléon Bonaparte fût le détenu le plus célèbre de l’île. L’Empereur français vaincu arriva avec son entourage en 1815. Il fût grandement frustré par son style de vie restreint ici, et il mourut malade et malheureux en 1821 à Longwood. »

Hudson Lowe, son geôlier,  qui avait du passer du temps à préparer sa déclaration, déclara en apprenant la mort de Napoléon :

- «  Messieurs, c’était le plus grand ennemi de l’Angleterre ; c’était aussi le mien. Mais je lui pardonne tout. A la mort d’un si grand homme, on ne doit éprouver que tristesse et profond regret. »



Sane Valley était un petit vallon à la végétation luxuriante qu’adorait Napoléon. On y trouvait en abondance des cannas, des bégonias et des géraniums. Et des saules qui frémissaient dans l’alizé. Plus bas dans la vallée, Napoléon apercevait la mer, la vue y était magnifique. Il confia au Général Bertrand, quelques jours avant sa mort :

- « Dans le cas où des instructions auraient été données pour que mon corps restât dans l’île, ce que je ne pense pas, faites-moi enterrer à l’ombre des saules où je me suis reposé quelquefois en allant vous voir à Hutt’s Gate, près de la fontaine où l’on va chercher mon eau tous les jours. »

Pendant que le canon tonnait, vers midi, le 9 Mai 1821, 8 soldats anglais portèrent le quadruple cercueil de l’Empereur sur le petit chemin qui menait au petit vallon. Michel Martineau : « Les funérailles eurent lieu sous la conduite du Père Vignali. Napoléon fut enterré avec les honneurs militaires, la garnison de 3000 hommes bordait la route, les armes pointant vers le bas. Les canons tonnaient toutes les minutes, mais ils étaient anglais. Les drapeaux battaient au vent mais ils étaient brodés des défaites de l’Empire, et les soldats portaient la tunique rouge de l’infanterie britannique. »  

Le Général Montholon demanda aux Anglais que soit gravé sur la tombe, en français, cette inscription :



« Napoléon - Né à Ajaccio le 15 Août 1769 - Mort à Sainte-Hélène le 5 Mai 1821 »



L’abominable gouverneur Lowe s’y opposa, et insista pour que le mot « Bonaparte » soit ajouté. Son dessein était sans doute que son défunt prisonnier redevienne à jamais un simple général d’origine corse. Les Français, écoeurés par tant de bassesse, préférèrent laisser la pierre tombale nue. Après l’inhumation, le tombeau fut gardé jour et nuit par des sentinelles britanniques, afin d’éviter l’enlèvement du corps. Jusqu’en 1840…

Le 8 Juillet 1840, le brick HMS Dolphin, commandé par le lieutenant de vaisseau Littlehales , parvient à Sainte-Hélène. Il remet au gouverneur l’ordre de la Couronne de laisser une escadre française qui fera bientôt voile vers l’île exhumer la dépouille mortelle du « Général Bonaparte » pour la ramener en France. Le 8 Octobre de cette année-là, la frégate française La Belle Poule, accompagnée de La Favorite et de L’Oreste, mouille en rade de Jamestown. Ce joli vaisseau de 60 canons est commandé par le Prince de Joinville, troisième fils du Roi de France (Louis-Philippe), officier de marine. Le 15 Octobre, le corps de Napoléon est exhumé des 4 cercueils successifs qui l’enveloppaient. Le 18 Octobre, La Belle Poule appareille pour le retour vers la France. Le 29 Novembre, le navire pénètre dans la darse de Cherbourg. Le 15 Décembre 1840, la dépouille de l’Empereur est déposée aux Invalides.

La prophétie de Victor Hugo trouvait réalité :



« Sire, vous reviendrez dans votre capitale

Sans tocsin, sans combat, sans lutte et sans fureur,

Traîné par huit chevaux, sous l’arche triomphale,

En habit d’Empereur… »





Conclusion.

Après mes deux visites sur les sites napoléoniens de Sainte-Hélène, comment l’expliquer : on se sent plus près de l’Empereur, intéressé par son histoire. Quand on a parcouru ses lieux de vie à Longwood, vu sa baignoire que son valet Marchand faisait remplir laborieusement avec des seaux d’eau, le petit lit de camp dans lequel il dormait, celui où il a rendu l’âme dans la pièce d’à côté, la table de billard sur laquelle il n’a cessé de déployer ses cartes, les globes terrestres sur lesquels il pointait son index, on éprouve de la compassion pour le grand homme qui a fini ses jours seul, loin des siens, malade et prisonnier.

« Comment ne pas se souvenir des jardins de Longwood, des branches courbées par le vent, de la lumière changeante sur les massifs de fleurs et les falaises lointaines, des grains de pluie fréquents qui ferment les fleurs d’hibiscus, des tisserands jaunes et des cardinaux rouges qui volent d’un arbuste à l’autre autour de la maison, de la brume des nuages qui soudain vous enveloppe et vous cache les montagnes aussi bien que la mer ? »



Combien de fois l’Empereur déchu a-t-il écouté les murmures du vent sur la butte de Longwood ? Il aurait  dit :



« Une grande réputation, c’est comme une grande sonorité… Les lois, les institutions, les monuments, même les nations périssent, mais la sonorité perdure et l’écho traverse les générations. »

Jeune, Napoléon aurait écrit :



« Qu’est-ce que le futur ? Qu’est-ce que le passé ? Qui   sommes-nous ? … Nous évoluons, et vivons et mourrons entouré de miracles. »



Comme l’écrivait un journaliste américain (dont j’ai perdu le nom), il y a quelques années :



« Si les plus grands miracles ici-bas sont la vie et l’amour, quel dommage que Napoléon leur ait à tous deux tourné le dos! »



Fin (ouf ! le boulot…)


Photo 1 - Michel Dancoisne-Martineau, Consul Honoraire de France à Sainte-Hélène, devant le pavillon des Briars...

Photo 2 - Le pavillon des Briars. D'Octobre à Décembre 1815, seuls existaient la pièce frontale et une petite pièce annexe...

Photo 3 - L'intérieur du pavillon des Briars...

Photo 4 - Napoléon vécut 2 mois dans cette seule pièce...

Photo 5 - Michel Martineau, Jean-Louis Clémendot le navigateur solitaire et Adélie, sur les traces de l'Empereur à Sainte-Hélène...

Photo 6 - Le plateau de Longwood, exposé aux vents, aux brumes et à la pluie...

Photo 7 - Longwood, la demeure de l'Empereur de Décembre 1815 à Mai 1821...

Photo 8 - Les jardins et la demeure sous le soleil de l'été austral. Les deux fenêtres les plus à droite, la chambre de Napoléon...

Photo 9 - L'avancée (salle de billard) construite en bois par les charpentiers de marine du HMS Northumberland ...

Photo 10 - La salle de billard (original) de Longwood, la pièce la plus agréable de la demeure...

Photo 11 - L'un des deux globes utilisés par l'Empereur dans la salle de billard...

Photo 12 - Napoléon dictant ses Mémoires au Général Gourgaud, à Longwood...

Photo 13 - La salle à manger de Longwood.

Photo 14 - Une chaise originale de la salle à manger de l'Empereur.

Photo 15 - La chambre à coucher de l'Empereur, lit de camp et sofa...

Photo 16 - Hudson Lowe, le geôlier de Napoléon à Sainte-Hélène...

Photo 17 - C'est à cet endroit, dans le salon où le lit de mort avait été déplacé, que Napoléon est mort le 5 Mai 1821 à 17H49.

Photo 18 - Scène de la mort de l'Empereur...

Photo 19 - Le testament de Napoléon (copie)...

Photo 20 - Le site du tombeau, dans Sane Valley, à 3 ou 4 km de Longwood.

Photo 21 - La tombe de l'Empereur, de 1821 à 1840. Aujourd'hui, elle est vide...

Photo 22 - Longwood, plus riant aujourd'hui qu'il y a deux siècles...