mercredi 9 novembre 2011

MESSAGE N°6 – TRAVERSEE REUNION – AFRIQUE du SUD

Mercredi 9 Novembre 2011 – Jour 6
Distance parcourue à midi   933 milles        Distance restant à parcourir 421 milles
Distance parcourue en 24H00  159 milles

Une histoire de vague monstrueuse, au sud de l’Afrique du Sud… Ca va en raser plus d’un (une), mais tant pis.

Au tout début de l’été 1974, j’embarquais sur le Ville de Hambourg de la N.C.H.P, une compagnie maritime de lignes régulières qui desservaient le sud-ouest de l’Océan Indien, à partir de l’Europe du Nord ou du Sud. On l’appelait dans notre jargon de marins « la Havraise ». N.C.H.P signifiait Navale et Commerciale Havraise Péninsulaire. J’ai beau avoir vécu un certain nombre d’années au Havre, pour y faire mes études, je n’y connais guère de péninsule, sauf si l’on considère que le cap de la Hève, dont le phare puissant, situé à 300 mètres à peine de l’Ecole Nationale de la Marine Marchande, a éclairé ma piaule à l’Hydro de son faisceau régulier pendant deux années (avant que je ne quitte l’internat pour descendre dans le vallon plus convivial de Sainte-Adresse), en est une… Toujours est-il que c’était mon premier embarquement au long cours.

J’avais 19 ans. Le Ville de Hambourg était un joli cargo de marchandises diverses (general cargo), comme on en fait plus depuis longtemps, hélas.

La rentabilité économique maximale a, par la suite, comme pour les paquebots d’ailleurs, égaré dans les marécages de la laideur le coup de crayon des ingénieurs des bureaux d’études des chantiers navals… C’était une autre époque. Et c’était le genre de navires que je préférais. Le Ville de Hambourg avait un gréement qui le rendait autonome, grues, mâts de charge et bigues. Ainsi, il pouvait aller charger ou décharger partout. C’était un navire moderne, à la ligne élégante, construit deux ou trois ans plus tôt par les chantiers navals de La Ciotat. Il devait mesurer 170 ou 180 mètres de long, et disposait d’une très bonne motorisation : un gros diesel lent (105 t/mn il me semble) de presque 18 000 chevaux, un Sulzer 6 RD 90 je crois. Il filait 21 nœuds. La compagnie en avait passé commande juste avant le premier choc pétrolier... A l’escale de Bordeaux, j’avais été fier de le faire visiter à ma famille, venue pour l’occasion me rendre visite à bord avant mon premier grand voyage. Le capitaine du Ville de Hambourg  pour ce voyage était le Commandant Guivarch.  A l’époque, le Canal de Suez était encore fermé, encombré d’épaves laissées par la guerre du Kippour.

Alors, nous avons fait route vers l’Océan Indien via le Cap de Bonne-Espérance. C’est ainsi que j’ai découvert pour la première fois l’île de La Réunion, l’île Maurice, les Seychelles, Madagascar, et les Comores. Comme La Réunion a changé depuis !

Je me rappelle aussi bien de l’invitation du Préfet au bal de la Préfecture à Saint-Denis (j’ai été y jeter un œil, elle n’a pas trop changé), réservée aux officiers du bord, que des coups que nous allions boire « Chez Paula », un endroit un peu moins classieux, au bourg du Port de la Pointe des Galets, assez glauque à l’époque. On y faisait aussi des rencontres, mais pas les mêmes. Et c’est quelques semaines plus tard, lors du voyage retour, en passant à nouveau au sud de l’Afrique, que le Ville de Hambourg a rencontré l’une de ces vagues « anormalement » hautes. A l’époque, les capitaines au long cours disposaient de beaucoup moins d’informations qu’aujourd’hui sur ce type de phénomène. En plein hiver austral, les dépressions se succèdent le long de la côte sud-africaine au rythme d’une tous les 4 à 5 jours… Lorsque le vent de sud-ouest souffle en tempête le long de la côte entre East London et Port-Elizabeth, il rencontre le courant des Aiguilles qui porte en sens exactement inverse au plus fort de sa vitesse : 5 à 6 nœuds. Un véritable tapis roulant marin, qui vous envoie au … carton. Ce que les commandants de la Marine Marchande ne savaient pas de façon précise dans ces années-là, quand ils nous demandaient de tracer la route sur les cartes marines à distance raisonnable des côtes en cas d’avarie mais sans se rallonger inutilement, c’est ce que le Professeur Mallory de l’Université de Cape Town a fini par mettre en évidence après des années de recherches. Deux choses essentielles. Primo, la veine la plus rapide  du courant des Aiguilles suit assez fidèlement l’isobathe des 200 mètres du plateau continental sud-africain. Secondo, statistiquement, les vagues les plus hautes et les plus dangereuses qui ont été observées au fil des années au large de l’Afrique du Sud sont situées entre la veine principale du courant des Aiguilles et une ligne parallèle passant à 20 milles au large de cet axe. C’est que la topographie des fonds sous-marins entre pour une large part dans la formation des vagues « anormales ». C’est exactement dans cette zone que sont longtemps passés les cargos… Conclusion, par coup de tabac de sud-ouest, il faut être soit très au large, hors de la zone d’influence du courant des Aiguilles, soit très près de la côte, dans des fonds faibles (inférieurs à 20 mètres) où l’on rencontre assez souvent un contre-courant côtier.

Cette nuit d’Août 1974, le Ville de Hambourg est pris dans le mauvais temps au large d’East London. Au bout de quelques heures, le vent de sud-ouest souffle à 50 nœuds, à deux quarts sur l’avant bâbord. Les vagues atteignent déjà une douzaine de mètres. De la vitesse normale de route libre que le navire avait encore à midi avant que le vent ne rentre, environ 20 nœuds, l’allure avait été réduite une première fois, à 16/17 nœuds, en début de soirée. Le vent n’était alors que de force 7.

Vers 23H00, le vent atteignait force 8 à 9, le commandant Guivarch avait encore fait réduire le cran de combustible pour marcher à 12/13 nœuds.

Les paquets de mer submergeaient déjà copieusement le gaillard d’avant et les panneaux des premières cales. Les embruns aspergeaient la passerelle de navigation, à plus de 120 mètres en arrière de l’étrave, et à quelques 25 mètres de hauteur au-dessus de l’eau.. La structure du navire commençait à être sollicitée, les chocs dans la mer devenaient violents. Pour moi, qui prenais pour la première fois la mesure du gros mauvais temps sur un navire de commerce en charge, c’était impressionnant. Vers minuit, le Commandant était remonté sur la passerelle, le vent soufflait maintenant à force 10, rafales à 11. Les creux atteignaient une quinzaine de mètres. Les vagues étaient hautes, escarpées, déferlantes. Les chocs de l’étrave à bulbe qui retombait lourdement au creux des vagues étaient d’une violence inouïe. La vitesse avait encore été réduite : 8 à 9 noeuds environ. Mais la vérité, c’est que dans ces conditions, la puissante motorisation du navire (en regard de son port en lourd) pouvait s’avérer dangereuse. L’hélice émergeait partiellement mais régulièrement de l’eau à l’arrière, tant le tangage était important. Cramponné derrière les vitres de la passerelle dans ce vent en furie, j’entendais le régulateur de survitesse limiter l’emballement du moteur. Avec le recul de mes études ultérieures et de l’expérience, il est devenu clair pour moi par la suite que nous allions encore trop vite. Il aurait fallu encore réduire, et ne garder que la vitesse minimale suffisante pour conserver notre cap bout à la lame. Ou prendre une allure de fuite lente, ce qui se fait rarement sur un navire marchand. Et puis une vague monstrueuse est arrivée dans la nuit. Le creux profond qui la précédait a donné de l’inertie au mouvement vertical de l’étrave. Le gaillard d’avant a escaladé la muraille d’eau déferlante avec un angle d’assiette incroyable pour un navire de cette longueur, la moitié avant du navire a disparu quelques secondes sous des trombes d’eau furieuses qui ont mis plusieurs minutes à s’évacuer, mais le pire était encore à venir. En retombant dans le creux suivant, le mouvement a été tellement violent qu’un coup de ballast s’est produit dans les fonds, ébranlant durement toute la structure du navire. Je commençais à croire que ma carrière de marin au long cours allait être brève… Deux ou trois secondes après, l’avant du navire s’engouffrait à nouveau lourdement dans la masse noire de la mer. L’impact fut tellement violent que le moteur cala net, provoquant un black-out complet. D’un coup, le navire fut plongé dans le noir, et un silence mécanique impressionnant a pendant quelques secondes succédé au bruit lancinant des machines. Soudain, plus de vibrations, plus de lumières dans les coursives, plus rien (sauf le balisage de secours). Même le gros groupe électrogène diesel 8 cylindres en fonction avait stoppé ! Puis des dizaines d’alarmes se sont déclenchées, hurlant à tout va… Le groupe électrogène de secours (situé dans les hauts, dans un local derrière la passerelle, pour que l’orchestre puisse continuer à jouer jusqu’à la fin, en cas de naufrage…) a démarré automatiquement : le minimum vital du navire est redevenu disponible. Les Officiers Mécaniciens se sont rués en salle des machines (c’était un des premiers navires automatisés, sans quart machine en bas la nuit), mais le bazar était sérieux.

Difficile de savoir si le navire avait cédé quelque part sous le choc, toujours est-il qu’il s’est mis en quelques secondes dans sa position d’équilibre sans erre, en travers du vent et de la mer… J’ai cru cette fois ma dernière heure arrivée, en même temps que celle de tout l’équipage ! Le cargo a alors amorcé un mouvement de roulis hallucinant, prenant si je me souviens bien quelque chose comme 40° de gîte bord sur bord, ce qui est énorme pour un grand navire. La question était à chaque fois de savoir s’il allait se relever de ces coups de gîte, tellement il les entamait avec allant ! Les mécaniciens en bas ont fait vite, ils étaient eux aussi très motivés ! Ils ont réussi à redémarrer le moteur principal (à l’air comprimé à 25/30 bars, as usual) en quelques petites minutes, après avoir remis un minimum d’ordre dans les automatismes. Un groupe électrogène principal, puis un deuxième (il y en avait 3) ont apporté leur concours vaillant à la résolution du distribil général, et, à la passerelle, le Commandant Guivarch, silencieux mais tendu à l’extrême, qui gardait le contact permanent avec le Chef Mécanicien en bas, a pu ordonner de remettre en route, face à la mer, mais à une vitesse de 3 nœuds… Les mécaniciens ont mis plusieurs heures à résoudre l’ensemble des difficultés, mais le jour a fini par se lever sur le Ville de Hambourg dans la tempête. Le plus dur était passé, le coup de vent a faibli au cours de la journée suivante. Le navire avait été bien construit, il n’a semble-t-il pas gardé de séquelles structurelles de l’incident. Mais ces souvenirs restent bien présents dans ma mémoire.

Par la suite, ces navires trop puissamment motorisés ont disparu, effacés par la première crise pétrolière… Voilà, c’était l’histoire d’une rencontre avec une vague « anormale » au sud large de l’Afrique du Sud !



Que le vent et la mer nous en préservent ! On n’en est pas là…



La nuit dernière a été d’une incroyable clarté autour de Jangada, ciel étoilé et lune pleine. Une petite brise légère de l’arrière a poussé nos voiles en ciseaux jusqu’au jour, à une allure de sénateur. Ce matin, le vent est remonté vers le NE, 18 noeuds, et la vitesse a  grimpé à  8/9 nœuds. Marin et moi avons sorti une belle daurade coryphène avant le petit-déjeuner des filles, pas terrible pour l’odeur et l’ambiance poissonnerie au moment des tartines… Désolé !

Mais j’ai pu en faire 6 bocaux de conserves, les stocks remontent !

Et puis vers 10H00, j’ai aperçu loin devant sur l’horizon le petit trait blanc d’une voile ! Nous avons abattu de quelques degrés pour nous positionner juste derrière, et puis … nous avons fait parler la poudre (avec le gennaker à la limite), comme au bon vieux temps de la course des forbans. Environ 3 heures plus tard, nous étions bord à bord avec un voilier norvégien, Empire, que nous avions aperçu à Rodrigues, et entendu à la radio hier. Bon, sans aucun mérite, nous marchions au moins

3 nœuds plus vite ! Salutations, photos réciproques des deux voiliers au large sous voiles (à échanger à Richards Bay), petit palabre à la VHF, et à très bientôt au bar (« Le Pelican », je me suis renseigné !) du Zululand Yacht Club !

Tout le monde va bien à bord de Jangada !

Putain, quelle vie !

Olivier