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Que n’ai-je lu le petit livre de J.M.G Le Clézio intitulé « Voyage à Rodrigues », avant de faire escale dans cette petite île si particulière ! J’ai horreur de voyager comme un gland, et de découvrir après que j’ai manqué quelque chose ! Je n’ai récupéré le bouquin qu’à La Réunion, dommage. Un tour du monde, il faudrait savoir et pouvoir le préparer davantage. J’aurais bien été marcher du côté de l’Anse aux Anglais, du côté du ravin de la rivière Roseaux, là où l’écrivain (dont la famille avait émigré à l’île Maurice depuis plusieurs générations) a voulu retrouver les traces des années que son grand-père avait passé là, entre 1900 et 1930, à chercher le trésor d’un corsaire, mais peut-être autre chose aussi. Ce n’est pas un livre passionnant, pour autant. C’est une quête trop personnelle.
Mais j’ai retenu l’idée que, de nos jours encore davantage qu’auparavant, on connaît mal ses grands-parents, la vie qu’ils ont eue, les goûts qu’ils avaient, les rêves qu’ils ont poursuivis, avant de disparaître… Il faudrait savoir laisser davantage de ce que nous sommes à nos petits-enfants… Allez, ça va vous changer, place au grand écrivain !
Voyage à Rodrigues J.M.G Le Clézio
« Les nuits si longues, si belles, pures, sans insectes, sans rosée, avec seulement le bruit du vent qui arrive en longues lames, faisant murmurer les feuilles aiguës des vacoas. Les nuits profondes, infinies… quand elles venaient d’un coup sur l’île, assombrissant la mer, après que le disque du soleil avait plongé de l’autre côté des collines, à l’ouest. … Ici, pas de traînées de nuages, ni de brumes hésitantes, pas de ces couleurs qui s’estompent : la mer pâle et dure, le ciel qui s’embrase brièvement, rouge de braise, et le disque d’or qui s’anéantit derrière l’horizon des montagnes, dans la mer, comme un bateau qui sombre. Puis, la nuit qui annihile tout, la nuit, comme sur la mer.
Alors, les myriades d’étoiles, fixes, claires, et le nuage pâle de la galaxie. Enfin, la lune qui se lève tard, au-dessus des collines, et qui monte, blanche, éblouissante.
- Pays pour le vent seulement. Les hommes, les végétaux, accrochés aux pentes arides, dans les creux des pierres basaltiques. Il y a un hors du temps, ici, à Rodrigues, qui effraie et tente à la fois…
- Tout est là, immobile depuis tant d’années, immobile pour l’éternité, semble-t-il, comme si les pierres noires et les buissons, les vacoas, les aloès, tout avait été disposé là pour toujours.
- Les blocs de basalte ont des formes étranges, des taches, des marques de lichen, des cicatrices. J’aime ces pierres de feu, usées par tant de siècles de vent, de pluie et de lumière. Il me semble qu’elles portent le poids du temps sur elles, qu’elles en restituent la force quand on les touche : douces, polies, chaudes de soleil, d’un noir mat, parfois blanc éclatant, ou rouge de rouille… Ce ne sont là que quelques arpents, un simple creux de la terre, une rainure dans les roches volcaniques, sur cet autre rocher qu’on appelle Rodrigues. Mais c’est un lieu plein de sens et de puissance, comme si la chaleur et la lumière, au cours des âges, avaient épaissi les choses, et avaient donné aux plantes et aux hommes qui y survivent un petit peu de la force de la lave.
- C’est l’appel d’un autre monde, d’un monde vide d’hommes, où règnent les rochers, le ciel et la mer… Le soleil de feu, le ciel sans nuages, la mer bleue sombre frangée d’écume sur la ligne des récifs, les laves noires, les bosquets d’acacias, de tamariniers, les broussailles couchées par le vent… Un monde où l’homme est rare, et pour cela amical, proche.
- Il y a ici une impression de lenteur, d’éloignement, d’étrangeté au monde des hommes ordinaires, qu’on doit trouver aussi à Saint-Brandon ou à Aldabra, et qui fait penser à l’éternité, à l’infini. J’ai senti cela dès que je suis arrivé dans l’île : c’était le vent violent, peut-être, qui chassait les nuages pareils à de la fumée d’incendie sur les cimes des montagnes. Ou le bleu de la mer, intense, éclairé par le soleil, les sombres courants qui viennent à travers la passe, les plateaux noirs du corail, et les montagnes fauves… Surtout le silence, je crois, silence chargé de lumière et de vent, qui semblait venir de l’autre bout de l’océan, du plus au sud, des régions les plus pures du monde, l’Antarctique, l’Australie, l’Océanie… Je l’ai senti, à chaque moment du jour, jusqu’à l’épuisement. La nuit, même, sous le bleu sombre du ciel, les étoiles si sûres, si proches, la lune glissant entre les filaments de nuages. J’ai senti que j’étais dans un lieu exceptionnel, que j’étais arrivé au bout d’un voyage, à l’endroit où je devais depuis toujours venir. Qu’importaient les jours, les heures ? Chaque seconde qui passait avait plus de force que celles que j’avais vécues ailleurs…Je savais cela, je l’ai su à l’instant où j’ai marché sur Rodrigues.
- La mer qui l’a attiré : j’imagine que c’est d’abord dans les livres qu’il l’a rencontrée, dans les récits extraordinaires des navigateurs…, qu’il a dû lire, comme moi, dès l’enfance… Tous ces hommes qui parcouraient le monde à la recherche de terres nouvelles, d’îles inconnues, au péril de leur vie, et dont la vie n’avait de sens que par l’aventure. La mer qu’ils avaient aimée, qu’ils avaient connue, qui les avait fait souffrir, qui pour certains d’entre eux avait été la mort… Une meri qui est elle-même la substance du rêve : infinie, inconnaissable, monde où l’on se perd soi-même, où l’on devient autre.
La mer profonde, violente, d’un bleu sombre au-delà des barrières de corail, aux vagues hautes comme des collines mouvantes que frangent les nuages d’embruns. La mer lourde et lisse des journées qui précèdent l’ouragan, sombre sous le ciel chargé de nuages, quand l’horizon est trouble et fume pareil au bord d’une cataracte. La mer presque jaune du crépuscule, en été, nappe d’huile sur laquelle passent des frissons, en cercles brefs, où s’allument les étincelles du soleil, sans aucune terre qui ferme l’espace. La mer comme le ciel, libre, immense, vide d’hommes et d’oiseaux, loin des continents, loin des souillures des fleuves, avec seulement, parfois, au hasard, des poignées d’îles jetées, si petites, si fragiles qu’il semble qu’une vague pourrait les submerger, les effacer à jamais. La mer, le seul lieu du monde où l’on puisse être loin, entouré de ses propres rêves, à la fois perdu et proche de soi-même.
- L’aventure …, c’était cela. C’était se mesurer à l’inconnu, au vide, et dans les dangers et les jours d’exposition et de souffrance, se découvrir soi-même : se révéler, se mettre à nu. …La seule aventure c’était donc partir, aller en mer, aller vers l’horizon, chercher le lieu de son rêve. C’était la seule aventure, non pas pour oublier, mais pour savoir qui on était vraiment.
- Ainsi, peut-être ne suis-je ici que pour cette question, cette question qui est à l’origine de toutes les aventures, de tous les voyages : qui suis-je ? ou plutôt : que suis-je ? … Maintenant je le sais bien. On ne partage pas les rêves. »
A bord de Jangada, les manœuvres se poursuivent au rythme soutenu des variations incessantes du vent. Mais il fait globalement beau. A l’heure où je boucle ce message, 225 milles nous séparent de Richards Bay. Nous espérons arriver Samedi 12 avant la nuit, mais cette dernière partie du trajet peut nous réserver des surprises météorologiques, on le voit bien sur les cartes météo. La proximité du continent, et l’arrivée dans la zone du courant des Aiguilles rendent difficiles les prévisions.
On a bien marché sur ce trajet difficile jusqu’à maintenant, avec un départ dans une bonne fenêtre, et pas trop de galères en route, il nous faut un peu de chance encore pour arriver en douceur… Cross the fingers !
Olivier