mercredi 23 décembre 2009

Billet N°32 - Passage aux Rochers Saint-Paul - 2009

Jeudi 17 Décembre


Numéro spécial pour une journée exceptionnelle !

Par Olivier

Le 17 décembre, cela fait 7 jours de mer que nous avons franchi la passe de la Casamance et faisons route vers le Brésil. Quasiment sur la route de l’île de Fernando do Noronha, légèrement dans l’ouest de la route directe, le pavillon brésilien flotte sur les Penedos de Sao Pedro e Sao Paulo, un groupe de petits îlots rocheux issus d’un plissement sous-marin de la dorsale medio-atlantique. Situés pratiquement sur l’équateur (à 00°55’ de latitude Nord), ils émergent au beau milieu de l’océan à près de 1000 kms de la ville de Natal.

La terre la plus proche est l’île de Fernando do Noronha, également brésilienne, située à quelques 325 milles nautiques dans le sud-ouest.

A 09H00 du matin, nous sommes à 16 milles dans le nord-est des Rochers Saint-Paul, mais le vent souffle à une vingtaine de nœuds depuis le début de la nuit, et la mer est formée, ce qui laisse par avance peu d’espoir de mettre à l’eau l’annexe et de pouvoir débarquer au petit pier qui dessert la base scientifique sur l’îlot principal Belmonte.

Je dispose d’une très vieille carte marine française, que je conserve depuis des années avec l’objectif de passer un jour par les Rochers, et j’ai pu glaner sur Internet d’autres cartes ou schémas. J’ai donc suffisamment d’informations nautiques pour approcher cette incroyable curiosité géologique de près, et en sécurité. Les fonds alentour tombent en effet assez vite à 4000 mètres, mais la nature a voulu que le sommet de Belmonte, qui porte un petit phare à bandes horizontales rouges et blanches, émerge de l’océan de quelques 22 mètres !

Les rochers eux-mêmes ne s’étendent que sur 350 mètres du nord au sud et 200 mètres d’est en ouest. Les îlots (ilhotas) principaux s’appellent Belmonte, Barao de Teffé, Sao Pedro, Sao Paulo, Sirius. La surface de Belmonte, l’îlot principal, ne dépasse pas 5380 m2, un peu plus d’un demi-hectare… La Marinha do Brasil y a positionné de manière permanente depuis 1998 quatre scientifico-militaires, qui sont relevés tous les 15 jours.

Récemment, le vol 447 d’Air France du 1er Juin 2009 entre Rio de Janeiro et Paris s’est abîmé en mer (228 personnes à bord) à proximité des Rochers Saint-Paul, situés près de la zone intertropicale de convergence, lieu de sévères orages…

Comme d’habitude, je promets un coup à boire dans le premier bistrot venu au premier membre d’équipage qui voit la terre, à condition qu’il crie « Terre ! Terre ! » comme au bon vieux temps (j’adore), qu’il n’ait pas utilisé les jumelles, et qu’on voit effectivement la terre pour de vrai (il y a parfois des arnaques)… ! J’appelle ça la veille au tafia…, ou comment développer l’âme de conquistadores de mes enfants…par tous les moyens ! Je ne participe pas (sinon, je crois, avec modestie, que je gagnerais souvent, car voir en mer est aussi, et pour beaucoup, une question d’expérience) mais je suis l’arbitre. C’est Marin qui l’emporte cette fois, les Rochers sont visibles aujourd’hui à 7 milles environ.

J’ai tracé une trajectoire d’approche par le nord-ouest, le côté sous le vent et aussi celui vers lequel s’ouvre la minuscule baie, plutôt l’étroit goulet qui mène au petit quai de la base, et Jangada fait voile à 8 nœuds vers le minuscule archipel.

Heureux hasard de la nature, c’est aussi vers le nord-ouest qu’existe la seule langue rocheuse sous-marine partant des îlots, avec des fonds d’une vingtaine de mètres sur environ une encâblure. J’envisage d’y mouiller, si les conditions le permettent, mais à l’évidence, cette option s’appellera un vrai mouillage précaire !

Ma première surprise est de compter dans les environs immédiats des Rochers 5 petits navires de pêche brésiliens, en bois, d’une quinzaine de mètres, qui semblent basés là à la belle saison. Je sais que les parages sont très poissonneux, l’archipel agissant comme un DCP (dispositif de concentration des poissons).

Lorsque je naviguais à la Compagnie de Navigation d’Orbigny, sur les lignes régulières de l’Amérique du Sud, nous avions l’habitude de choisir les parages des Rochers Saint-Paul pour effectuer une opération de maintenance mécanique régulière, appelée « lessivage des turbo-soufflantes ». Les gros moteurs lents des cargos sont équipés de turbines de compression de l’air d’admission, et ces turbines, mues par les gaz d’échappement, doivent être régulièrement nettoyées par injection d’eau sur les ailettes. L’opération, qui dure 3 heures environ, nécessite une vitesse réduite, par exemple 8 nœuds, ce qui correspond parfaitement, le marin l’a bien compris, à une excellente vitesse de pêche à la traîne… C’est ainsi que j’avais déjà eu l’occasion d’apercevoir les Rochers, mais au loin, pour ces raisons mécanico-halieutiques : une partie de l’équipage se retrouvait pour ce laps de temps affecté à la pêche à la traîne sur la plage arrière, et le Commandant entendait bien ainsi agrémenter de poisson frais l’ordinaire de son équipage (on n’était pas malheureux pourtant) !

Il y a donc du beau monde sous la surface à Saint-Paul. J’ai d’emblée prévenu Marin et Adélie qu’il n’était pas question de se baigner à Saint-Paul si toutefois nous pouvions nous arrêter, les prédateurs sont ici chez eux, et la nature est forte dans cet endroit perdu au milieu de l’océan.

A moins de 3 milles des Rochers, j’aperçois un requin se défiler in extremis de la trajectoire du flotteur babord, qui a bien failli le percuter. Il somnolait en surface, et s’éloigne mécontent, son aileron battant la surface, honteux de s’être fait surprendre.

Nous affalons la toile à un mille des roches, et faisons route aux moteurs vers la minuscule zone de mouillage sous le vent du goulet, où 3 des navires de pêche sont à l’arrêt.

Je m’aperçois en approchant qu’ils ne sont en fait pas mouillés, mais amarrés en file indienne à une longue aussière qui part sous le vent des rochers. Ils roulent bord sur bord, et l’immense précarité du lieu nous saute à la figure à cet instant. La houle océanique, 3 à 4 mètres de creux même par beau temps comme aujourd’hui, transforme l’endroit en une marmite géante à l’allure impressionnante, genre pêche au bar au phare de la Vieille par force 6.

Nous comprenons immédiatement qu’il n’est pas question de débarquer, le goulet est inaccessible aujourd’hui, submergé par les déferlantes et les paquets de mer, et habité de gros remous qui ne dépareilleraient pas dans le Fromveur par un force 8 de suroît à marée descendante…

Il fait pourtant grand beau, mais la houle océanique venue du sud de l’Afrique ne fait pas dans la délicatesse avec ces poussières d’îlots qu’elle rencontre sur son chemin après des milliers de kilomètres de route libre.

A bord des navires de pêche, à quelques mètres de nous, les marins brésiliens sont, je crois, doublement surpris : voir un voilier passer ici n’arrive pas tous les jours, qui plus est avec une joile femme en maillot de bain sur le pont…, et deux enfants ! Et puis ils observent attentivement notre catamaran qui, s’il déjauge parfois une partie de ses dessous dans la houle, ne roule pas, alors que Barbara se demande comment ces hommes font pour rester à bord de leurs bateaux atteints d’un roulis invraisemblable, et munis d’un pavois bien faible. Je ne les trouve pas très marins d’ailleurs ces bateaux, et suis persuadé qu’ils font le voyage depuis Natal qu’une seule fois par saison, restant basés autour des Rochers pendant la campagne de pêche, en étant ravitaillés (vivres, gas-oil, matériel, et débarquement du poisson) par la navette militaire affrétée.

L’évidence est là : impossible de pénétrer dans le goulet aujourd’hui pour approcher le pier, c’est un piège dangereux, pas la peine de mettre l’annexe à l’eau : il faut se contenter de regarder ce lieu étonnant et puissant. Et s’en mettre plein les yeux, car il est probable qu’aucun de nous n’y reviendra jamais…

Je tente de mouiller par une vingtaine de mètres de fond, mais l’ancre ne croche pas, nous dérivons.

Je vois le pneumatique orange d’un des bateaux de pêche être mis à l’eau. Il se dirige vers nous avec 2 hommes à bord. Ils viennent nous saluer et nous apportent une pleine bassine de langoustes !

Nous échangeons quelques mots en brésilien, et je leur donne deux bouteilles de vin. Ils sont ravis, et je saute quelques instants dans leur pneumatique pour prendre quelques images de Jangada aux Rochers Saint-Paul.

Nous restons quelques dizaines de minutes à observer les lieux, saluons nos hôtes de la main, puis doucement, reprenons notre route vers le sud-ouest en renvoyant la toile.

Etonnant premier contact de ce nouveau voyage au Brésil.

Chacun à bord se souviendra de ces instants que l’originalité de l’endroit transformera dans nos mémoires en souvenirs tenaces d’un moment exceptionnel.

Je regarde le minuscule archipel s’éloigner dans le sillage avec la satisfaction d’y être passé.

L’alizé de sud-est est là, nous filons 8 nœuds vers Fernando do Noronha, et je me dis que c’est le moment ou jamais de mettre les lignes à l’eau pour tenter de conjurer le sort qui nous a vus perdre plusieurs gros poissons et du matériel depuis notre départ de Casamance, en devant nous contenter de quelque menu fretin…

Soudain, le moulinet tribord, dont la ligne est équipé d’un joli poulpe bleu, et d’un solide moulinet Penn Senator entame une séquence dévirement hallucinante : le frein crépite en continu, la canne se ploie à la limite de la rupture, et le fil s’allonge dans la mer à une vitesse qui me fait redouter la même fin que précédemment : rupture, désolation, et chute passagère du moral du pêcheur…

Je cours serrer un peu plus le frein et m’aperçois que le moulinet est brûlant !

Au bout, c’est du gros, du très gros !

L’équipage est appelé d’urgence aux postes de manœuvre : reconnecter le système de barre à roue (sous pilote automatique, il est déconnecté pour diminuer la consommation électrique), lofer le plus vite possible pour faire chuter la vitesse, enrouler le solent, démarrer le moteur sous le vent, mettre à la cape à faible vitesse avec la grand-voile tout juste appuyée.

Puis chacun prend son poste habituel : Barbara (que ces séquences de pêche à forte intensité font stresser à bloc… ! elle n’aime pas la phase manœuvre-capture-mise à mort-préparation odorante et sanguinolente, et commence seulement à apprécier quand le Captain lui apporte sur sa planche à découper spéciale poissons les darnes de viande rouge et fraîche, façon marché du samedi matin à La Rochelle… ) aux commandes barre et moteur, Adélie préposée à l’apport de matériel en fonction des besoins (bouts, gants de plongée, gaffe à thon, fusil(s) sous-marins, couteau…), Marin à la canne assis sur le siège de flotteur, et moi - tendance à poil, consigne de la patronne, car j’ ai laissé plusieurs bermudas (odeurs fortes et traces de sang tenaces des animaux capturés) dans ces bagarres – en bas dans la jupe, les pieds copieusement rincés par la mer.

Pour cette raison, certaines photos sont censurées… !!!

Je ramène avec des gants, main sur main, le fil de nylon que Marin enroule au moulinet.

Cette fois, qu’est-ce qu’on a bien pu crocher au bout de la ligne ?

Mystère, mais excitation à son comble !

Devant la taille probable de l’animal, je devine à son regard que Barbara préfèrerait qu’il casse (elle me l’avouera !), et ceux de Marin et d’Adélie reflètent un mélange de scepticisme sur l’issue de la partie, et d’appréhension vis-à-vis de la bestiole…

Laquelle se calme un peu, mais la canne reste ployée à bloc. Il ne reste qu’une cinquantaine de mètres de fil sur le moulinet qui en compte 300.

Je me dis que le plus dur est fait, l’animal est bien accroché, et le fil n’a pas cassé…

Il faut le fatiguer, le fatiguer et compter sur sa résignation tant qu’il ne verra pas le bateau.

Je modifie le réglage du frein, pour que le fil puisse à nouveau partir si le poisson a des regains d’énergie, et je ramène de la longueur, doucement, patiemment, mais sans jamais relâcher la tension. De temps à autre, une secousse brutale reprend quelques mètres de fil, mais la prise n’est plus, au bout de 10 à 15 minutes, qu’à quelques dizaines de mètres.

Une seconde d’inattention à la barre et le bateau vire de bord avec la retenue de bôme amarrée sous le vent… Barbara démarre le moteur babord pour récupérer le coup, la ligne babord passe dans l’hélice, pas bien grave, le bateau reprend la cape.

J’en profite pour armer le premier fusil sous-marin, puis le deuxième, encore plus puissant.

Plusieurs oiseaux de mer suivent la capture de près, ils se tiennent au-dessus du poisson, nous indiquant sa position avec précision.

Il finit par apparaître au creux des vagues, couleur marron, forme encore indéterminée, identité indéfinie. Je redoute l’approche du bateau, qui provoque souvent des réactions violentes de la part des poissons pris au piège du leurre. Nous soufflons une minute avec Marin, c’est physique ! et puis nous attaquons la dernière séquence, où tout se joue.

J’ai les 2 fusils sous-marins chargés sous la main, ils vont servir à harponner le poisson pour sécuriser sa mise à bord sur la jupe, un moment délicat où la rupture de la ligne ou bien la libération du poisson sont fréquentes.

Lorsque l’animal n’est plus qu’à une quinzaine de mètres, j’aperçois son rostre et sa nageoire dorsale, et pense d’abord, prise incroyable pour moi, à un marlin !

Ouaaahhh !

A la vue de l’appendice profilé du monstre, je chausse une paire de docksides, puis hale les derniers mètres. A ma grande surprise, le poisson nage sur le côté, sa voilure à l’horizontale, et il se débat relativement peu, ça vaut mieux pour moi…

Je ne suis pas connaisseur en pêche au gros, mais c’est plutôt un splendide poisson-voilier, rostre assez court, voilure immense, un sail-fish.

Je crois.

Il semble fatigué, il a beaucoup lutté, et l’énergie semble lui manquer pour une dernière tentative de libération. Au dernier moment, Adélie remplace Marin à la canne, Marin (malgré ses protestations !) prend le fil dans ses mains gantées et a pour mission de tenir le coup quoi qu’il arrive, et je prend le temps d’ajuster puis de décocher proprement mes deux flèches dans le corps musclé du grand poisson.

Je le hisse avec peine sur la jupe arrière avec les flèches, lui écrase le rostre du pied sur l’antidérapant, et parvient à lui passer un bout à travers les branchies.

Dans ces cas-là, j’ai de la ressource, volonté et énergie !

A partir de là, il a perdu la partie, et la boucherie commence pour faire partir la vie de cet animal qui mesure plus de 2 mètres et doit peser quelque chose comme 40 kgs !

Barbara regarde ailleurs, le sang coule, et bientôt le grand poisson ne bouge plus.

Instinct primaire sans doute, je me tourne vers mes enfants qui n’ont rien perdu de toute la séquence, et je pousse un cri de victoire que le vent emmène vers les Rochers Saint-Paul, encore visibles à quelques milles dans le sillage.

Remonter l’animal sur le flotteur tribord ne sera pas facile, il mesure 2,26 mètres de longueur !

Photos souvenir genre safari africain, puis transformation de Jangada en chalutier-usine pour l’après-midi entière !

Tout le monde se met à la confection des conserves ! Je passe deux heures à vider la bête et à découper des filets, en me félicitant d’avoir installé une pompe électrique de lavage à l’eau de mer…

Barbara et les enfants préparent les marinades, et les bocaux, sortis du fond de cale, se remplissent un à un.

Les 2 cocotte-minutes ronronneront toute la nuit, parfumant le carré de l’odeur du grand poisson. Quel souvenir !

Dans la soirée, vers 20H00, nous franchissons l’équateur, il fait nuit, et nous sommes tous devant l’écran du GPS à compter les derniers centièmes de milles avant de basculer dans l’hémisphère sud.

La Marseillaise retentit même à cet instant dans la sono du bord pour ce jour faste.

Une fois la méga-vaisselle effectuée, le cockpit de Jangada se transforme en piste de danse effrénée, signe d’un certain retour à la vie sauvage…

A l’I-pod, le captain, pour des rocks de légende, et à l’agitation frénétique, l’équipage qui se lâche grave…

Une journée mémorable à bord de Jangada!

Olivier


A l'approche des Rochers Saint-Paul



L'archipel au complet!



Le goulet, vu du nord-ouest



Pas question d'entrer dans le goulet aujourd'hui...



Remue-ménage à Saint-Paul



Amarrage précaire à Saint-Paul



Ambiance puissante



Pêcheurs brésiliens de Saint-Paul



Au premier plan, l'îlot principal Belmonte dans la houle



Saint-Paul balayé par la houle océanique



La petite station scientifico-militaire de Saint-Paul



Au plus près de Saint-Paul, impressionnant...



Déjeuner imprévu!



Muito obrigado!



A Saint-Paul, les voiliers sont rares



Bon, là, je fais comment



Beau specimen...



Trophée de chasse, 2,26 m, 40 kgs environ



Jangada, chalutier-usine



Adélie, ou la nostalgie de l'Afrique



Derniers mètres dans l'hémisphère nord