jeudi 11 mars 2010

Billet N°50 – Au pays du rhum agricole AOC Martinique…

Fin d’après-midi au mouillage, à bord de Jangada…

Ti-punch ? Ti-punch…

A bord de notre voilier, il existe quelques bonnes habitudes, patiemment optimisées au fil du temps, certaines essentiellement par le Capitaine…

(Barbara a aussi les siennes, bien sûr, mais dans d’autres registres, bien distincts…)

L’une d’entre elles a fait l’objet d’un long entraînement (mais toujours sans excès, bien entendu), commencé consciencieusement à terre avant le départ, comme tout ce qui concerne les points essentiels du voyage maritime :

le ti-punch, façon Jangada bien sûr !!!

car il est différent du ti-punch officiel.

Quand le soleil, en rougeoyant, décline sur l’horizon, quand la fraîcheur retrouvée d’une fin d’après-midi tropicale regagne le pont de Jangada, quand l’alizé mollit sur le mouillage à l’approche de la nuit (qui tombe vers 18H30 sous ces latitudes), quand le Capitaine, délicatement allongé dans son hamac savamment tendu entre le mât et l’étai avant du navire, se dit qu’une nouvelle journée de voyage touche à sa fin, et qu’il a, avec les siens, encore vu, ou vécu, ce jour, deux ou trois choses exceptionnelles, l’heure du ti-punch approche à bord de Jangada, inéluctablement.

Pas systématiquement, non, mais quand les conditions s’y prêtent…

En mer ou au mouillage, le rituel est le même pour moi.

Différent pour Barbara qui, au large, a des goûts qui changent, et ne boit pas une goutte d’alcool.

Aux Antilles françaises, si vous trouvez encore un petit bistrot local fréquenté exclusivement par des Antillais, et que vous demandez, l’air connaisseur, et le bronzage ancien, un « punch », on vous mettra sur la table une bouteille de rhum agricole (la marque peut varier Neisson, Trois Rivières, Clément, Dillon, La Mauny, Saint-James, HSE, Depaz etc… en Martinique), un petit verre à punch contenant seulement au départ une rondelle de citron vert, et un petit sucrier contenant un joli sucre de canne ocre avec une petite cuillère.

Ce sera à vous de concocter vous-même votre ti-punch, et vous en déduirez que le vrai ti-punch antillais se fait sans jus de citron, sans sirop de canne à sucre, et, surtout, sans glaçons, la présence de ces derniers étant vraiment la marque des touristes !

A bord de Jangada, dont le boss a longtemps fréquenté les côtes brésiliennes (le plus grand producteur mondial de rhum - mais pas forcément le meilleur - est, de très loin, le Brésil, où on l’appelle plutôt cachaça), le ti-punch est un peu différent : le goût fort du rhum (limité à bord à 50°, car il existe aussi en 55 et 62° aux Antilles) est partiellement adouci par le jus et le zeste de citron vert, très présents, à raison d’un demi-citron vert par verre, coupé en 4 quartiers pressés à la main (propre), le tout participant à l’arôme final…

Résumons la recette de l’allégresse du marin quand le soir approche : dans un verre à punch (ou à sangria, type basque) une mesure de sirop de canne brun (ou 2 cuillères à café de sucre de canne brun), 5 mesures de rhum agricole des Antilles françaises, un demi-citron vert pressé en 4 quartiers avec le zeste, bien mélanger (cela fait partie du plaisir), attendre 3 minutes (si possible…), dégustez, vous n’êtes pas loin d’une certaine philosophie de la vie !

La mienne, en l’occurrence…

Que certains qualifieront de basique (la philosophie), mais je leur réponds que cela dépend du décor qu’ils mettent autour, et de l’emploi du temps auquel on s’est adonné dans sa journée…

Précisons peut-être qu’à bord, la consommation de vin est parallèlement rarissime : lourd, encombrant, souvent cher à l’étranger, il y en a rarement à bord.

Et savez-vous, par ailleurs, qu’il y a de l’eau minérale dans le rhum agricole ? Mais oui, si non, il titrerait 70°, et non pas 50…

C’est donc bon pour la santé, le rhum, en petite quantité ! Voilà l’avis du Capitaine.
Lors de notre séjour en Martinique, nous sommes allés visiter deux distilleries, en pleine activité : La Mauny à Rivière Pilote, et Depaz à Saint-Pierre.

La Mauny a un marketing très au point, et c’est probablement la marque la plus connue en métropole, mais la distillerie Depaz (où mon frère Louis a travaillé un temps !) est sans nul doute la plus belle, sur les pentes de la Montagne Pelée, et la mieux entretenue.
Allez, je vous emmène faire un tour avec nous, boulevard du rhum, aux distilleries La Mauny et Depaz !

Mais sans canne à sucre, pas de rhum, et sans rhum, pas de ti-punch, et là, le marin se sent démuni devant l’immensité de l’océan, la force des éléments naturels, le courroux des dieux, tout ça, voyez-vous, alors commençons par elle…

Famille : graminées, origine : Nouvelle Guinée, floraison : décembre, fleurs : blanches, exposition : soleil, hauteur : 2 à 5 mètres, type : herbe géante vivace, feuillage : persistant.

La tige de la canne, ou « roseau sucré », est le réservoir en sucre de la plante : elle contient 10 à 18% de saccharose. Chaque pied de canne comporte plusieurs tiges. C’est cette partie aérienne de la plante qui intéresse l’industrie sucrière et rhumière.

A maturité, la canne peut mesurer jusqu’à 5 mètres de hauteur, et le diamètre de la tige peut atteindre 6 cm.

Tous les 10 à 20 cm, la canne présente des nœuds, enveloppés de paille, d’où partent les feuilles effilées et coupantes, pouvant atteindre 1,50 m de longueur.

La canne repousse chaque année à partir du rhizome laissé en terre lors de la récolte, ou bien par bouturage.

La canne à sucre aurait été découverte par les armées d’Alexandre vers 325 av J.C, et ramenée alors dans le bassin méditerranéen, avant d’être introduite aux Indes Occidentales (Antilles) par Christophe Colomb lors de son deuxième voyage, en 1493.

La valeur marchande de la canne intéressera très vite les colons antillais, au détriment de la culture du tabac et de celle de l’indigo, dès le XVII ème siècle, où elle fera la fortune de certains d’entre eux.

De 117 « habitations » (les domaines antillais) sucrières en 1670, la Martinique en comptera jusqu’à 456 en 1742.

A la distillerie La Mauny, à Rivière Pilote…

Le domaine La Mauny est installé dans la région vallonnée et accidentée de Rivière Pilote, dans le sud de la Martinique. L’habitation doit son nom à Ferdinand Poulain, Comte de Mauny, issu de la noblesse bretonne et conseiller à la Cour d’appel du Roi de France. Le Comte épousera la fille d’un planteur possédant une sucrerie à Rivière Pilote, laquelle deviendra en 1749 le Domaine La Mauny. Pendant très longtemps sucrerie, l’habitation La Mauny s’est progressivement orientée vers la production de rhum agricole à la fin du XIXème siècle, plus particulièrement après le passage du terrible cyclone de 1891 sur la Martinique, qui marqua le début du déclin de l’industrie sucrière locale.

En 1920, le domaine couvrant 170 hectares de plantations devient la propriété des frères Bellonnie, Théodore et Georges, issus de la bourgeoisie mulâtre de l’île.

Tandis que Georges se consacre à la distillation, Théodore s’adonne au négoce du rhum.

En 1929, l’unité de production est agrandie et modernisée, avec l’adoption d’une colonne à distiller, de nouveaux moulins de broyage de la canne, et l’arrivée d’une nouvelle machine à vapeur.

A partir des années 50, le rhum La Mauny connaît une expansion commerciale importante, due à sa commercialisation en bouteilles de marque, à la sérigraphie désormais bien connue.

En 1970, les Bellonnie s’associent à la famille Bourdillon, négociants originaires de Marseille, et le groupe prend le nom de B.B.S, Bellonnie-Bourdillon-Successeurs.

Les terres du domaine sont remodelées, les méthodes de coupe et de récolte améliorées.

Le savoir-faire en matière de distillation progresse.

En 1977, le rhum La Mauny est lancé sur le marché métropolitain, la demande est forte, et la production … insuffisante.

La distillerie achète de la canne aux petits planteurs indépendants, et, en 1984, une nouvelle distillerie est construite, sur le domaine, à quelques centaines de mètres de l’ancienne.

Trois fois plus grande, elle dispose d’un quatrième moulin de broyage, d’une chaudière haute pression, et de trois nouvelles colonnes de distillation.

Sous la houlette de Jean-Pierre Bourdillon, le rhum agricole La Mauny a gagné d’importantes parts de marché, aussi bien en métropole que sur le marché local.

C’est également cet homme qui, ayant su fédérer les intérêts des rhumiers martiniquais au-delà des simples manoeuvres de concurrence, est à l’origine de l’obtention du label AOC Martinique (Appellation d’Origine Contrôlée) dont bénéficie les producteurs de l’île, à la différence notable de l’île sœur du nord, la Guadeloupe, comme on le sait plus problématique…

A noter que le rhum « Trois Rivières » est désormais distillé chez La Mauny, qui l’a racheté.

Les colonnes de distillation restent différentes.

Vous avez dit « rhum agricole » ?

L’arrivée à la distillerie Depaz est magnifique. La plantation s’étend, au-dessus de Saint-Pierre, sur les premières pentes de la Montagne Pelée. L’exploitation, qui appartient à Dillon (groupe Bardinet), est magnifiquement tenue.

La plantation Depaz existe depuis quatre siècles, elle a été replantée et reconstruite après la terrible éruption de 1902.

Il se trouve que Dillon-Depaz a longtemps été dirigé en Martinique par un ami d’enfance, Patrick Héry. Nous avons fréquenté, avec son frère Noël, et le mien, Louis, le même collège privé (Saint Caprais), à Agen, et nos parents se voyaient régulièrement à l’époque, près d’Aiguillon, puis d’Agen. La Case à Rhum, toute de bois rouge, est très agréable, mais nous n’avons pas goûté les plats créoles du Moulin à Cannes, le petit restaurant de la distillerie, ayant déjeuné un peu plus tôt d’accras, de féroce d’avocat, de vivaneau grillé, d’ananas frais et de blanc-manger coco dans un petit boui-boui créole de Saint-Pierre face à la mer des Antilles.

Patrick a regagné la France il y a quelques années, mais lorsque j’ai indiqué à une employée de chez Depaz, affectée à la Case à Rhum, que je l’avais connu autrefois, elle m’a dit que chez Depaz, on le regrettait…Bel hommage.

Les chaudières à vapeur crachent dans le ciel azur ourlé de quelques cumulus, le mouvement alternatif des machines semble venu du fonds des âges, la distillerie est en pleine activité !

Mais comment produit-on le rhum agricole ?

Petit rappel pédagogique du principe…, sans prétention aucune, car pour avoir vu mon père, ingénieur agronome, procéder pendant des années à de savantes distillations, qui le passionnaient, j’en ai juste retenu que ce pouvait être une science relativement complexe…

Et tout d’abord, quelle est la signification du qualificatif « agricole » appliqué au rhum utilisé dans les ti-punchs servis à bord de Jangada ?

Il indique que le rhum est obtenu exclusivement à partir de pur jus de canne broyée (vesou), à la différence du rhum de bien moindre qualité (usage cuisine), obtenu à partir de la distillation de la mélasse, résidu de la fabrication du sucre de canne.

C’est pendant la saison sèche aux Antilles (appelée ici le Carême, de février à juin) que la canne est riche en sucre.

La saison de la récolte, et donc celle de l’activité des distilleries, s’étend donc sur ces 5 mois de l’année.

Dans les distilleries de l’île, le travail se fait alors en 2 x 8.

La canne est aujourd’hui essentiellement récoltée à la machine, mais lorsque l’accès est difficile, ou le terrain trop pentu, les coupeurs traditionnels suppléent la machine.

La canne coupée à la main se reconnaît facilement sur les camions : beaucoup plus longue, elle comporte encore une certaine proportion de feuilles, alors que la canne coupée à la machine produit de petites sections de tige de longueur égale, parfaitement débarrassées de leurs feuilles.

Les cannes sont aussitôt amenées à la distillerie pour y être pesées (les planteurs sont payés à la tonne, mais selon un coefficient de qualité de coupe, de récolte et de richesse en sucre de la canne, rapidement déterminé par un contrôle à l’arrivée à la distillerie) , puis broyées.

Chez Depaz, le domaine de culture de la canne s’étend sur 250 hectares.

En moyenne 250 tonnes de canne sont broyées chaque jour, ce qui correspond approximativement à la production de 25 000 litres de rhum par jour.

Déchargée sur un convoyeur, la canne est d’abord éclatée par deux séries de couteaux mécaniques, puis les fibres chargées de sucre sont broyées successivement par quatre moulins.

Le jus de canne brut, appelé vesou, est filtré, puis dirigé vers les cuves de fermentation.

Le résidu solide du broyage de la canne, la fibre végétale sèche, appelée bagasse, est utilisé comme combustible pour les chaudières à vapeur (elle y est brûlée dans les foyers), qui fournissent l’énergie à la distillerie.

Une partie de cette énergie est utilisée pour l’entraînement mécanique des moulins, via des bielles de taille respectable et de gros engrenages, réducteurs ou multiplicateurs, bien huilés, qui semblent pouvoir fonctionner pendant des siècles.

Ces machines alternatives me rappellent celles, à basse, moyenne ou haute pression, que l’on

apprenait, futurs Officiers de la Marine Marchande, à faire fonctionner dans les locaux de techno de l’Ecole Nationale de la Marine Marchande, dans les années 70, au Havre. Increvables…

Une autre partie de la vapeur produite est utilisée pour la distillation dans les colonnes.

Les cuves de fermentation en inox (contenance 28 000 litres chez Depaz) sont remplies de vesou, auquel on ajoute des levures de fermentation.

48 heures plus tard, la fermentation a transformé le sucre en alcool, et le vin de canne ainsi obtenu titre alors 5 à 6° d’alcool.

Vient alors le moment de la distillation de ce vin de canne dans les colonnes à distiller, qui produira le rhum proprement dit.

Chaque cuve de 28 000 litres de vesou produit ainsi, après distillation, environ 3000 litres de rhum.

Les méthodes de distillation et le savoir-faire ancestral de chaque distillerie crée, avec le terroir, les caractères (organoleptiques) de chaque rhum agricole.

La distillation est donc un processus de concentration de l’alcool et des arômes initialement contenus dans le vin de canne.

A l’intérieur des colonnes à distiller, la vapeur monte et le vin de canne descend.

A chaque plateau, la vapeur se charge en alcool par barbotage, avant d’être refroidie dans les condenseurs, à l’intérieur desquels circule l’eau de captage de la Montagne Pelée.

Le rhum, transparent comme de l’eau claire, coule en bas des colonnes, il titre alors 70°…

Chaque distillerie, un peu comme en Ecosse, a (en principe) sa propre source d’eau naturelle qui alimente la distillerie, et est utilisée, après filtrage, au coupage du rhum, afin de ramener son degré d’alcool à 50, 55 ou 62° aux Antilles.

Mais c’est un sujet sur lequel les rhumiers ne s’étendent pas, peut-être considèrent-ils que le fait d’ajouter de l’eau pour couper le rhum à 70° est peu vendeur en terme d’image du produit ?

De même, aucune distillerie ne fait visiter la phase d’embouteillage.

Mystère…

Moi, j’en déduis néanmoins logiquement, à titre personnel, et à mon humble échelle, que boire du rhum, c’est quelque part boire de l’eau… Non ?

Selon le type de rhum auquel il est destiné, le vieillissement se fait alors en cuve inox pour le rhum blanc, dans des foudres de chêne pour le rhum doré, et dans des fûts de chêne pour le rhum vieux.

Oh là, cela suffit, pendant que je discoure, le soleil décline sur l’horizon en rougeoyant de tous ses feux du soir…

Ti-punch ? Ti-punch….

Santé !!!

Olivier
La très belle distillerie Depaz, à Saint-Pierre.

La canne à sucre, ici coupée à la main, en route pour la distillerie La Mauny.

Réception de la canne à la distillerie La Mauny.

Les machines alternatives à vapeur (Depaz)

Le vesou, jus de canne brut de broyage.

Colonnes de distillation du vin de canne (La Mauny).

Les cuves de stockage, chez Depaz.

Réserve d'allégresse, chez Depaz.

La propriété des rhumiers Depaz...

...et la châtelaine d'un jour...

Ah, si j'avais pu l'arrimer sur le pont de Jangada...!

... mais soyons raisonnables...

... direction la Cabane à Rhum (La Mauny)...

pour une petite dégustation!

L'équipage hilare, allez savoir pourquoi...