vendredi 2 juillet 2010

Billet N°69- Cap au 234 a 210 milles, sur l’île mythique de Tahiti….

L’histoire de la découverte des îles du Pacifique est une épopée passionnante.



Je ne m’en lasse pas. Je m’y suis replongé avec délectation en faisant voile vers la Polynésie à bord de notre double pirogue des temps modernes.



Retour au XVIII ème siècle, seconde moitié, à l’aube d’idées nouvelles…



Les tous premiers contacts entre Européens et Tahitiens n’ont pas été exactement …exquis !

Même si la fascination réciproque a très vite joué entre les deux civilisations.

Pour aboutir, en l’espace de deux années à peine (1767 – 1769, passages à Tahiti des Capitaines Wallis, Bougainville, et Cook) à la création d’un mythe qui perdure encore aujourd’hui, tant il est charmant : celui de la douceur des îles des Mers du Sud…



Le premier occidental à découvrir l’île de « Otaheiti » fut le navigateur anglais Samuel Wallis, à bord du « Dolphin », le 17 Juin 1767.

Le petit navire a quitté Plymouth en Août 1766, en compagnie du « Swallow » de Philip Carteret. Mission : découvrir le fameux continent austral, dont on soupçonne l’existence, dans le Pacifique Sud. Mais les deux navires se perdent de vue dans le détroit de Magellan, dont le franchissement leur demandera … quatre mois !

(Pour les culs terreux indécrottables, dont vous n’êtes pas, la risée de Rudolf Diesel, à l’époque, n’existait pas encore … ! Il ne la conçut qu’entre 1893 et 1897. Et tirer des bords dans le fameux détroit, avec ces voiliers-là, ce n’était pas exactement comme pratiquer le Hobie-Cat 16 au Club Med…).

Wallis et Carteret continuent désormais leurs routes respectives, sans nouvelles l’un de l’autre.

Le 18, le navire longe Mehetia (un îlot, dans l’est de Tahiti), et le 19, il se présente au sud de la presqu’île de Taiarapu. Il est accueilli par des milliers de Tahitiens montés sur des pirogues.

Le « Dolphin », qui a besoin de se ravitailler en eau douce et en vivres frais, remonte le long de la côte ouest d’ « Otaheiti » à la recherche d’une baie et d’un mouillage accessible et sûr.

Finalement, il revient vers Tiarei pour essayer de se réapprovisionner.

Les indigènes, qui ne connaissent pas le métal, montrent un grand intérêt pour tous les objets métalliques (couteaux, hachettes, clous…) apportés par les Européens, ou visibles sur le navire. Bientôt, l’avidité des natifs de l’île confine au pillage, et les marins anglais, très inférieurs en nombre, sont obligés de se défendre.

La fascination des insulaires pour ce navire venu d’au-delà des mers va faire bientôt place à la peur.

Les Tahitiens se montrent de plus en plus agressifs envers les explorateurs, ce qui conduit aux premiers tirs de l’équipage du « Dolphin » contre les pirogues, et aux premiers morts…

Wallis décide finalement d’entrer dans la baie de Matavai, le meilleur mouillage de l’île pour les voiliers de cette époque, qui manoeuvrent mal.

Mais, par malheur, le « Dolphin » s’échoue le 23 Juin sur le seul haut-fond de la baie, et se retrouve immobilisé, à la merci des indigènes.

Le lendemain, pas moins de 500 pirogues et près de 4000 Tahitiens essaient de s’emparer du « Dolphin ». L’équipage britannique s’en sort in extremis en utilisant ses canons bourrés de mitraille, qui font de nombreuses victimes, et impressionnent immédiatement les assaillants.

Wallis obtient la dispersion des pirogues.

Mais le Capitaine Wallis est souffrant, et, comme lui, un quart de son équipage est atteint du scorbut.

Trop faible pour se rendre à terre lui-même, Wallis envoie son Second, Tobias Furneaux, prendre possession de l’île au nom du roi Georges III.

L’évènement n’est pas compris par les Tahitiens, heureusement, car dans la culture polynésienne, le fenua, la terre, est sacrée, intouchable.

Les Tahitiens enterrent leurs morts et soignent leurs blessés, puis tentent de se réorganiser.

Une seconde offensive sera matée par trois heures de tirs aux canons.

La plupart des pirogues sont détruites.

La soumission est alors totale.

Mais le rapport des forces en présence n’est pas le seul critère en jeu, le charme opère déjà entre les deux civilisations. Dés lors, il sera difficile de départager, dans l’attitude des Tahitiens, la part de respect et d’hospitalité propre au caractère polynésien de celle de la crainte inspirée par l’efficacité des armes à feu utilisées par les équipages des navires européens.

Car paradoxalement, cette démonstration de force des Anglais ne retournera pas durablement les Tahitiens contre les explorateurs.

(Note : Les insulaires, qui n’utilisent alors que des armes issues des matériaux naturels disponibles sur leur île, viennent de découvrir la puissance de feu associée à la présence des navires : elle sera pour beaucoup – ne serait-ce qu’au travers de l’utilisation des quelques mousquets débarqués par certains membres d’équipage (mutins ou même loyalistes contraints de rester à bord du fait de la faible capacité de la chaloupe qui a été attribuée au Capitaine Bligh par les mutins de Fletcher Christian) du « Bounty » - dans les années qui suivront, dans l’établissement de nouveaux rapports de force et dans le renversement des alliances des chefferies indigènes de l’île, lesquels aboutiront plus tard à la domination de la dynastie Pomaré, et au ralliement ultérieur, longtemps incertain, de Tahiti au pavillon français.)



Une fois le rapport de forces connu, les deux parties trouvent rapidement un terrain d’entente équitable, sur la base de leur profit mutuel : un commerce amical s’instaure. L’efficacité des canons anglais a fait comprendre aux Polynésiens l’intérêt qu’ils avaient à s’entendre avec ces nouveaux venus.

Le « Dolphin » se ravitaille en eau douce et vivres frais, qui se trouvent en abondance sur l’île, contre la fourniture aux insulaires par le navire anglais de couteaux, haches et hachettes en métal, venus de la lointaine Angleterre…

La reine Oberea prend soin du Capitaine Wallis, affaibli.

Mais ce sont surtout, on s’en doute, les vahinés qui font les délices des marins anglais…

Ces derniers auront vite fait de découvrir que contre un simple clou de fer, ils pouvaient obtenir les faveurs des polynésiennes…

Après un mois d’un heureux séjour, Wallis ordonne l’appareillage le 27 Juillet 1767.

Il longe Moorea et Maiao sans y débarquer.

La brève visite à « Otaheiti » du Capitaine Wallis en 1767 allait être vite occultée par l’entrée sur la scène polynésienne, quelques mois plus tard, de deux marins devenus plus célèbres : le français Louis-Antoine de Bougainville (1768) et l’anglais James Cook (1769)…

Pendant ce temps, le Captain Philip Carteret, à bord du « Swallow », ancien compagnon de route du « Dolphin », découvre l’île de Pitcairn (tiens tiens…) et certains atolls des Tuamotus du sud-est.

Mais si à l’époque la détermination de la latitude est précise grâce au relevé de la plus haute élévation angulaire journalière du Soleil au-dessus de l’horizon (latitude par la méridienne), celle de la longitude est une autre paire de manches ! Carteret positionne mal Pitcairn en longitude, laquelle nécessite une connaissance précise de l’heure, qu’il n’a pas. Les chronomètres de bord de l’époque sont encore approximatifs, et Carteret, dans ses rapports de mer, fera une erreur de l’ordre de 150 milles (278 kms…) sur le positionnement en longitude de Pitcairn!

Cette erreur aura, vingt et quelques années plus tard, une conséquence directe sur l’épopée des mutinés du « Bounty » (date de la mutinerie : 28 Avril 1789, à proximité de l’île de Tofua, aux Tonga): le chef des mutins, Fletcher Christian, - qui, contrairement à ce que l’on croit souvent, n’était pas officiellement le Second de Bligh à bord du « Bounty », mais seulement le chef du troisième quart, bref son lieutenant - (vous savez, le beau gosse joué au cinéma par Clark Gable, Marlon Brando ou encore Mel Gibson) qui a usurpé le commandement du navire au Capitaine Bligh (rôle que Marlon Brando aurait préféré jouer, le saviez-vous ? car il considérait que le scénario était trop caricatural à l’encontre du Capitaine Bligh, opinion que je partage aussi, les raisons de la mutinerie étant probablement plus complexes), devra chercher pendant plusieurs jours, dans l’Océan Pacifique Sud, l’île choisie par les mutins pour s’y cacher, ce qui fera déjà gronder certains d’entre eux, les plus basiques…

L’erreur de longitude faite par Carteret assurera néanmoins aux mutins du « Bounty » la paix et la solitude pendant près de 20 années, avant que le navire américain « Topaze », Captain Mathew Folger, ne découvre, en février 1808, le seul mutin survivant de l’île de Pitcairn, John Adams, alias Alexander Smith, entouré d’une douzaine de femmes tahitiennes et de nombreux enfants…

(Je vous recommande, si vous aimez l’aventure maritime, même moins que moi, ce qui est probable, la trilogie de Nordhoff et Hall chez Phébus Libretto, une version romancée, mais très proche de la vérité historique, car les auteurs ont étudié la question de près pendant des années avant d’écrire. Le troisième tome, consacré à la vie des mutins sur l’île de Pitcairn, est peut-être le plus passionnant. Ou comment la nature humaine reprend ses droits vite fait sur le rêve absolu d’une vie meilleure…)



En quittant « Otaheiti », Wallis a préparé, sans le savoir, l’accueil mémorable qui sera réservé aux deux vaisseaux de Bougainville, quelques mois plus tard.



Le 2 Avril 1768, l’escadre de Louis-Antoine de Bougainville, constituée de la frégate « La Boudeuse » et de la flûte « L’Etoile », arrive en vue de la presqu’île de Taiarapu. Bougainville cherche un mouillage pratiquable, mais il s’engage malheureusement sur la côte est de Tahiti, la plus au vent, et escale finalement dans le détestable mouillage de Hitiaa. Il en repartira dès le 15, après avoir perdu 6 ancres et failli être drossé à plusieurs reprises sur le récif.

Il devra, à cette occasion, une fière chandelle au Capitaine de « L’Etoile », sa « conserve », Chefnard de La Giraudais. Bougainville :



« Dans ces jours, Monsieur de la Giraudais, commandant de la flûte « L’Etoile », a eu la plus grande part au salut de la frégate par les secours qu’il m’a donnés ; c’est avec plaisir que je paie ce tribut de reconnaissance à cet officier, déjà mon compagnon dans mes autres voyages, et dont le zèle égale les talents. »



Hormis quelques coups de mousquets qui feront deux morts parmi les indigènes qui cherchaient à voler du matériel débarqué (la propension au vol – une notion sans doute différente de la nôtre - des naturels sera à l’origine de la plupart des coups de feu tirés par les explorateurs), ces 9 jours furent suffisamment paradisiaques pour que Bougainville appelle « Otaheiti » la « Nouvelle Cythère ».

Ignorant le passage de Wallis l’année précédente, Bougainville prend possession de l’île au nom du roi Louis XV le 12 Avril.



Exactement un an plus tard, le 13 Avril 1769, James Cook fera jeter l’ancre de l’ « Endeavour » dans la baie de Matavai, lors du premier de ses 3 voyages dans le Pacifique Sud.

Mais lui restera 3 mois dans l’île, pour n’en repartir que le 13 Juillet.

Il en dressera la première carte marine, et fera, avec les savants dont il est accompagné, les premières observations véritablement scientifiques effectuées dans le Pacifique Sud. Cette approche très structurée de Cook de la notion d’exploration maritime donnera de ce fait à ses trois expéditions successives une dimension autrement plus consistante (en terme de découvertes géographiques et d’observations scientifiques) que celle attachée au voyage de Bougainville…

Ce dernier gardera le mérite d’avoir réalisé une circumnavigation heureuse. Bougainville avait du charisme, et savait s’entourer d’officiers compétents. A bord de « La Boudeuse », il naviguait avec quatre musiciens ! Et son botaniste Comerçon nous a fait ramener le célèbre arbuste de l’ordre des nyctaginacées – le bougainvillier (masculin) ou la bougainvillée (féminin) - qui a gardé le nom de l’heureux chef d’escadre, même si lui, Comerçon, a débarqué à l’île de France (île Maurice), et ne reverra jamais son pays natal.



Quant au grand Capitaine anglais, il sera assassiné (et partiellement … dévoré !) par les naturels d’Hawaï lors de son troisième voyage dans le Pacifique, en 1779, mais en une décennie, quel sillage aura-t-il laissé dans les Mers du Sud!



J’ai relu le récit, par lui-même, de l’expédition de Bougainville, « Voyage autour du monde ».



Le roi Louis XV, féru de géographie, et son ministre Choiseul, lui aussi convaincu, décident de donner suite à la proposition de voyage exploratoire proposé par Bougainville.

Mais le roi se méfie d’une possible reprise des hostilités avec les Anglais.

La frégate en construction qu’il décide de faire armer à Nantes pour Bougainville, « La Boudeuse », devra être rentrée au pays, après son tour du monde, dans moins de … 2 ans ! C’est une frégate de 26 canons, un trois-mâts rapide et solide, mais assez peu adapté aux besoins d’un voyage aussi long. Elle sera accompagnée d’une « conserve », « L’Etoile », un navire de commerce à fonds plats, doté d’une grosse capacité d’emport en matériel et vivres.

Près de quatre cents hommes constituent les deux équipages, parmi lesquels prennent place trois scientifiques (à l’époque, on dit « savants »), l’ingénieur cartographe Romainville, le naturaliste Commerçon, et l’astronome Véron (ce dernier plus particulièrement chargé de mettre au point une nouvelle méthode de calcul de la longitude, toujours problématique à l’époque). Ayant appareillé de Nantes le 15 Novembre 1766, « La Boudeuse », commandée par Duclos-Guyot, est rejointe à Rio de Janeiro par « L’Etoile ».

Bougainville fait voile vers le détroit de Magellan.



Au passage, l’escadre restitue, au nom du roi de France, les Malouines aux Espagnols…

On sait que l’histoire de cet archipel, aux terres désolées et battues par les vents, et pourtant convoitées, n’en est pas pour autant terminée…



L’expédition débouche du redoutable détroit (parce qu’il y était difficile de s’y élever au vent, contre les vents d’ouest dominants et les forts courants), dans le Pacifique, en Janvier 1768.



Cinquante deux jours ont été nécessaires pour en venir à bout.



Elle touchera « Otahiti » quelques quatre mois plus tard.



L’accueil des Tahitiens est d’emblée très chaleureux, et … celui des Tahitiennes, qui s’offrent avec grâce aux navigateurs en signe de bienvenue, l’est encore plus…

La légende de Tahiti est en route, et Bougainville en est le talentueux colporteur :



« Je me croyais transporté dans les jardins d’Eden. Partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur. »



Cette description de l’explorateur fait écho, en France, aux idées de Jean-Jacques Rousseau : l’homme, naturellement bon à l’état primitif, serait dévoyé par la société humaine…



Cependant, Bougainville, à Hitiaa, a choisi un très mauvais mouillage, il est d’autre part pressé par la volonté de son roi de faire vite.

Neuf jours seulement après son arrivée à Tahiti, Bougainville fait relever les ancres et mettre à la voile.

Moins naïf que ses hommes d’équipage, le marin, militaire, diplomate, se rendra néanmoins compte à Hitiaa que la société polynésienne qu’il a entrevue est en réalité moins idyllique que sa description le laissera croire un peu vite à la cour du roi de France. Des luttes fratricides opposent les différentes chefferies de l’île, de violentes attaques, très meurtrières, interviennent souvent d’une île à l’autre (comme entre Tahiti et Moorea), de nombreux privilèges ont cours à l’intérieur de la société polynésienne, dans laquelle sévit l’esclavage, et les sacrifices humains au bénéfice des dieux maoris n’y sont pas rares…

(Cook y assistera en 1777, lors de son troisième voyage dans le Pacifique).

Le 15 avril, quand l’escadre appareille vers l’ouest, un jeune Tahitien, issu de l’aristocratie insulaire, Aoturu, demande à Bougainville de l’embarquer pour la France. Le chef d’escadre, humaniste, refuse. Mais Aoturu a des arguments, et insiste. Le commandant tente de le dissuader, mais finit par accepter sa présence à bord, en lui promettant de le faire ramener dans son île.

C’est auprès de lui, à bord de la frégate, lors du voyage de retour vers la France, que l’explorateur apprendra à connaître la véritable civilisation polynésienne.

Bougainville quitte sa « Nouvelle Cythère » (une appellation qui ne lui survivra pas) qu’il ne reverra pas, en ayant le pressentiment diffus d’avoir contribué à l’amorce d’une mutation redoutable pour l’avenir du peuple polynésien. Il ne se trompe pas…



Le grand mérite de Bougainville, outre le fait d’avoir réussi le premier tour du monde sous la bannière tricolore (néanmoins, au moins un, voire deux navires marchands français, l’avaient précédé avec succès dans cette entreprise, dans la première moitié du 18ème siècle), sera indubitablement de faire entrer Tahiti dans l’histoire du monde occidental.



Aoturu, débarqué de « La Boudeuse » sera introduit à la cour royale et dans les salons parisiens : il enflammera les imaginations et l’idéologie novatrice de l’époque pré-révolutionnaire.

Plus tard, Bougainville tiendra sa promesse : Aoturu prendra la route du retour vers son île du Pacifique, mais il ne la reverra jamais : il mourra à bord du navire de Nicolas Marion-Dufresne, en Novembre 1771, lequel n’aura guère plus de chance : il sera tué et …mangé par les maoris sur une plage de Nouvelle-Zélande, en Juin 1772…



Je ne résiste pas à l’envie de reproduire ici pour vous certains passages du texte de Bougainville.



Relatant les efforts de l’escadre pour franchir le détroit de Magellan, avant de faire voile dans le Pacifique, Bougainville s’en prend aux écrivains :



« Au reste, combien de fois n’avons-nous point regretté de ne pas avoir les journaux de Narborough et de Beauchesne, tels qu’ils sont sortis de leurs mains, et d’être obligés de n’en consulter que des extraits défigurés : outre l’affectation des auteurs de ces extraits à retrancher tout ce qui peut n’être qu’utile à la navigation, s’il leur échappe quelque détail qui y ait trait, l’ignorance des termes de l’art dont un marin est obligé de se servir leur fait prendre pour des mots vicieux des expressions nécessaires et consacrées, qu’ils remplacent par des absurdités. Tout leur but est de faire un ouvrage agréable aux femmelettes des deux sexes, et leur travail aboutit à composer un livre ennuyeux à tout le monde et qui n’est utile à personne. »



L’arrivée de l’escadre à Tahiti, en baie d’Hitiaa, semble avoir engendré des souvenirs grandioses (j’aurais aimé en être) :



« Nous rangeâmes la pointe du récif de tribord en entrant, et dès que nous fûmes en dedans, nous mouillâmes notre première ancre sur trente-quatre brasses, fond de sable gris, coquillages et gravier, et nous étendîmes aussitôt une ancre à jet dans le nord-ouest pour y mouiller notre ancre d’affourche. L’Etoile passa au vent à nous, et mouilla dans le nord à une encablure. Dès que nous fûmes affourchés, nous amenâmes basses vergues et mâts de hune.

A mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant « tayo », qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d’amitié ; tous demandaient des clous et des pendants d’oreille. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrit quelque embarras ; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes, plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement : ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n’avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille, qui vint sur le gaillard d’arrière se placer à une des écoutilles qui sont au-dessus du cabestan ; cette écoutille était ouverte pour donner de l’air à ceux qui y viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien : elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats s’empressaient pour parvenir à l’écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une pareille activité.

Nos soins réussirent cependant à contenir ces hommes ensorcelés ; le moins difficile n’avait pas été de parvenir à se contenir soi-même. Un seul Français, mon cuisinier, qui, malgré les défenses, avait trouvé le moyen de s’échapper, nous revint bientôt plus mort que vif. A peine eut-il mis pied à terre avec la belle qu’il avait choisie qu’il se vit entouré par une foule d’Indiens qui le déshabillèrent dans un instant, et le mirent nu de la tête aux pieds. Il se crut perdu mille fois, ne sachant où aboutiraient les exclamations de ce peuple qui examinait en tumulte toutes les parties de son corps. Après l’avoir bien considéré, ils lui rendirent ses habits, remirent dans ses poches tout ce qu’ils en avaient tiré, et firent approcher la fille, en le pressant de contenter les désirs qui l’avaient amené à terre avec elle. Ce fut en vain. Il fallut que les insulaires ramenassent à bord le pauvre cuisinier, qui me dit que j’aurais beau le réprimander, que je ne lui ferais jamais autant de peur qu’il venait d’en avoir à terre. »



(A noter, par ailleurs, que quelques vingt années plus tard, le célèbre Capitaine Bligh, débarqué de force du « Bounty » par les mutins de Fletcher Christian, et oublieux de ses excès d’autoritarisme et de son absence de charisme à bord du navire, indiquera que le charme des Tahitiennes est intervenu pour une grande part dans les raisons de la mutinerie intervenue sur son navire le 28 Avril 1789 :



« Les femmes d’O-Taïti sont belles, douces, agréables dans leurs manières, leur conversation est enjouée, elles ont beaucoup de sensibilité ; et leur délicatesse est bien capable d’inspirer pour elles des sentiments d’admiration et d’amour. » )



Le retour de l’escadre de Bougainville vers la France sera difficile jusqu’aux Moluques. Intempéries, périls d’une navigation hasardeuse en territoires inconnus, agressions des Papous, famine, scorbut : l’été 1768 sera redoutable pour l’expédition française.

Le 17 Juin 1768, Bougainville écrit :



« Malheureusement le plus cruel de nos ennemis était à bord, la faim. Je fus obligé de faire une réduction considérable sur la ration de pain et de légumes. Il fallut aussi défendre de manger le cuir dont on enveloppe les vergues et les autres vieux cuirs, cet aliment pouvant donner de funestes indigestions. Il nous restait une chèvre, compagne fidèle de nos aventures depuis notre sortie des îles Malouines où nous l’avions prise. Chaque jour elle nous donnait un peu de lait. Les estomacs affamés, dans un instant d’humeur, la condamnèrent à mourir ; je n’ai pu que la plaindre, et le boucher qui la nourrissait depuis si longtemps a arrosé de ses larmes la victime qu’il immolait à notre faim. Un jeune chien, pris dans le détroit de Magellan, eut le même sort peu de temps après. »



Impossible, pour Bougainville, de faire escale pour se ravitailler, les indigènes se montrant extrêmement belliqueux envers les navires de l’escadre.

L’écrivain officiel de « La Boudeuse », Saint-Germain, précise :



« Je mangeai hier un rat avec le prince de Nassau (qui faisait partie de l’expédition) : nous le trouvâmes très excellent, heureux si nous pouvions en avoir souvent sans que d’autres viennent à les trouver bons. »



A l’époque, on ignorait que les rats ont une faculté particulière, celle de fixer la vitamine C dans leur corps. Les équipages de Bougainville, qui furent obligés d’en manger beaucoup, ne s’en portèrent que mieux…



Mais, au milieu de l’adversité, le rôle du chef de l’expédition fut parfois moins ingrat…



Dix-huit mois après le départ des côtes de France, Bougainville doit se rendre à bord de « L’Etoile », le deuxième navire de l’expédition : une affaire, entre autres, l’y appelle.



Bougainville écrit :



« Tandis que nous étions entre les grandes Cyclades, quelques affaires m’avaient appelé à bord de L’Etoile , et j’eus occasion d’y vérifier un fait assez singulier. Depuis quelque temps, il courait un bruit dans les deux navires que le domestique de Mr de Commerçon, nommé Baré, était une femme. Sa structure, le son de sa voix, son menton sans barbe, son attention scrupuleuse à ne jamais changer de linge, ni faire ses nécessités devant qui que ce fût, plusieurs autres indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Cependant, comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous avions vu suivre son maître dans toutes ses herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glaçés du détroit de Magellan, et porter même dans ces marches pénibles les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avaient mérité du naturaliste le surnom de bête de somme ?Il fallait qu’une scène qui se passa à Tahiti changeât le soupçon en certitude. Mr de Commerçon y descendit pour herboriser. A peine Baré, qui le suivait avec les cahiers sous son bras, eût mis pied à terre, que les Tahitiens l’entourent, crient que c’est une femme et veulent lui faire … les honneurs de l’île. Le Chevalier de Bournand (enseigne de vaisseau), qui était de garde à terre, fut obligé de venir à son secours et de l’escorter jusqu’au bateau. Depuis ce temps il était assez difficile d’empêcher que les matelots n’alarmassent quelquefois sa pudeur. Quand je fus à bord de L’Etoile , Baré, les yeux baignés de larmes, m’avoua qu’elle était une fille : elle me dit qu’à Rochefort elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement ;… que née en Bourgogne et orpheline, la perte d’un procès l’avait réduite dans la misère et lui avait fait prendre le parti de déguiser son sexe ; qu’au reste, elle savait, en s’embarquant, qu’il s’agissait de faire le tour du monde et que ce voyage avait piqué sa curiosité. Elle sera la première, et je lui dois la justice qu’elle s’est toujours conduite à bord avec la plus scrupuleuse sagesse. Elle n’est ni laide ni jolie, et n’a pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. »



Incroyable, non ?

Mais, d’après moi, cette péripétie jette une ombre sur le naturaliste Commerçon, tout de même !

Soit Comerçon est un petit malin qui joue au naïf, soit il est un naturaliste distrait, je lui laisse le choix.

Ce qui me semble le plus probable, c’est que Commerçon a bien du, à un moment ou à un autre, au cours du voyage, et vraisemblablement assez vite, découvrir qu’il s’était fait piéger par Baré au départ. Mais comme Baré était extrêmement vigilante, et que ce n’était pas pour Comerçon une position facile à tenir vis-à-vis des équipages des deux navires, de son commandant et du chef d’escadre, de reconnaître sa méprise, sans doute a-t-il pris le parti de laisser les choses aller d’elles-mêmes. C’est pour moi le plus vraisemblable.



Le récit de Bougainville ne le dit pas, mais moi, si j’avais été à la place du chef d’escadre, j’aurais convoqué Commerçon à dîner à bord de « La Boudeuse », histoire d’en savoir un peu plus sur cette histoire, et de me marrer !



Et c’est ainsi que Baré, l’aide naturaliste de l’expédition de Bougainville, fut, à Saint-Malo, au printemps de 1769, la première femme à boucler le tour du monde…



Quelle belle époque !

Le mythe des Mers du Sud perdure, lui, non sans raisons, depuis plus de deux siècles…

Olivier
Arrivée de Jangada à la presqu'île de Tahiti (Tahiti Iti)

Le buste de Louis-Antoine de Bougainville dans le parc du même nom, à Papeete.

L'escadre du navigateur anglais James Cook à Moorea (1769).

Une goélette d'aujourd'hui, ici le Taporo VI.

La plus célèbre boisson de Tahiti...

Le marché central de Papeete.

Fleurs de tiaré, au parfum si envoûtant...

Culture de la vanille.

Séchage des gousses de vanille.

Vente de la vanille, à Papeete.

Pièges à poissons dans la lagune.

Pirogues doubles à 12 rameurs, avant le départ...

Courses de pirogues à balanciers, à 3 rameurs.

Fare sur pilotis, dans le lagon.