Notre voilier s’appelle « Jangada », cinquième de la lignée des bateaux que j’ai aimés, les miens ! Il y a eu le premier « Jangada », un Chatam de 10 m en acier, à gréement de cotre. Le second était un Damien II de 14 m, toujours en acier, gréé en ketch. Le troisième était un superbe voilier de 16 m en aluminium. Puis je suis passé au catamaran, avec le quatrième « Jangada » de 14,5m, et dès lors que Barbara a compris la différence en terme d’espace et de confort, je n’ai jamais pu envisager de revenir au monocoque pour les navigations familiales !!! C’est vrai que de ce point de vue, il n’y a pas photo…
Mais au fait, « Jangada », cela signifie quoi ? Et pourquoi donc appeler ainsi son voilier?
Réponse : respect.
Respect de la part du marin professionnel débutant, que j’étais à l’époque.
Respect de l’esthétique et du beau geste maritimes.
Respect des hommes, pauvres, qui les armaient, ces jangadas, pour ramener de la mer le poisson qui ferait survivre leur famille sur les plages du Nordeste brésilien.
Là, je vais être un peu obligé de « raconter mes guerres », ce que Barbara me pardonne rarement… Tant pis. Retour sur mes débuts au long cours, à bord des cargos de la Marine Marchande. Année 1975. Compagnie de Navigation d’Orbigny (armement originaire de La Rochelle, comme Alcide, de la même famille). Je venais d’avoir 20 ans, et la pénurie d’officiers aidant, j’y naviguais déjà comme lieutenant chef de quart à la passerelle. (En évoquant cette promotion - probablement dangereuse en regard des dispositions du Règlement International pour prévenir les Abordages en Mer de 1972 - avec mon grand-père paternel, il se rappela d’ailleurs qu’il détenait, acquises du temps de son séjour rochelais, quelques vieilles actions de la Cie). Cette vénérable Compagnie donc, qui armait alors cinq cargos classiques, desservait l’Amérique du Sud, côté atlantique, en lignes régulières avec l’Europe, atlantique ou méditerranéenne. Elle était déjà filiale de la Transat et des Messageries Maritimes, qui venaient tout juste d’être réunies dans la nouvelle CGM (1974 je crois). Et elle avait la réputation, je dois dire justifiée – pour y avoir contribué directement moi-même d’abord comme officier pont ou machine, puis comme Second Capitaine - , de voir venir à elle tous les officiers qui aimaient rigoler, tirer des pistes (entre autres), sortir et rentrer tard voire pas se coucher du tout (eh oui, j’ai bien changé… !), ne pas rater le moindre des coups pendables qui pouvaient se présenter, et même s’adonner à un peu de trafic (whisky Johnny Walker et parfums bon marché surtout, quitte à débarquer les cartons dans la vedette des Douanes elle-même, ce que j’ai fait plusieurs fois, en baie de Rio de Janeiro le plus souvent) lequel avait pour objectif louable non pas de s’enrichir, mais de diminuer l’impact financier des coupes franches laissées sur nos bulletins de solde par les « avances » (financières, essentiellement en cruzeiros à l’époque) concédées par la Cie pour nos nombreuses sorties à terre, un objectif incontournable pour les marins mariés en bigoudennie, qui plus est avec charge de famille…
Pour autant régnait à bord le culte du boulot, comme il doit être fait, c'est-à-dire bien. Et pas autrement. Mais la différence avec d’autres compagnies, c’est que sur cette ligne essentiellement de beau temps, l’uniforme était réduit au strict minimum nécessaire, on ne se prenait pas inutilement au sérieux, et tout l’équipage, du Commandant au novice, se retrouvait tous les soirs à 18H15 (sauf le personnel de quart) à l’arrière du château, à proximité de la cale 5, pour une caïpirinha générale (cachaça brésilienne, pas n’importe laquelle, Pitu, et citrons verts, glace pilée), et parfois (à la moindre occasion validée par le Commandant) un asado de viande argentine embarquée à Buenos-Aires ou à Bahia-Blanca.
En 1975 donc, en fin de 2éme année à l’Hydro du Havre, je fais, avec un copain d’enfance, l’acquisition de la coque nue en acier de ce qui sera finalement mon premier voilier, lequel n’a pas encore de nom. Et j’appareille pour l’Amérique du Sud pour un premier voyage comme Officier avec la Compagnie de Navigation d’Orbigny. A l’approche de la côte du Ceara, le Commandant, sans doute à juste titre un peu inquiet de devoir confier la marche du navire, sa navigation, et la vie de 25 marins à un jeune Officier aussi peu expérimenté, me briefe sur les « jangadas » rencontrées aux environs du Cap Sao Roque, de sommaires embarcations à voile qui pratiquent la pêche au large, jusqu’à une centaine de milles de leur plage de départ de l’état du nordeste brésilien.
Et il m’indique que les « jangadeiros » qui les servent (2 ou 3) ont la désagréable habitude d’allumer au dernier moment une petite lampe à pétrole, une petite luciole difficilement repérable, lorsqu’ ils constatent qu’un navire de commerce leur vient vraiment droit dessus. Pas d’électricité biensûr à bord des jangadas, pas de moteur non plus, et elles ne sont par ailleurs pas détectables au radar, faites de bois, et trop basses sur l’eau…
Le mot portugais jangada signifie radeau, mais l’origine du mot est discutée. Ces embarcations, construites à l’origine en troncs de balsa, d’un franc-bord ne dépassant pas un demi-tronc d’arbre (15 cm, autant dire que le « pont » est submergé en permanence), dotées d’une mâture de bois, d’un gréement de cordages de récupération, d’une voile rapiécée mille fois, d’une ancre de bois et de pierre, sont les embarcations traditionnelles les plus esthétiques qu’il m’ait été donné de voir. Je les ai découvertes ensuite de plus près, sur les plages de Natal et de Fortaleza. Les vraies jangadas de construction traditionnelle en balsa ont depuis disparues, elles existent toujours mais en version contre-plaqué… Admiratif de la vie de ces hommes, de leur courage à aller chercher leur survie en mer sur des embarcations aussi rudimentaires, mais aussi esthétiques, j’ai décidé d’appeler ainsi mon premier bateau, laborieusement construit en 5 années, avec lequel j’ai entrepris à partir de Juin 1982 un voyage vers l’Afrique et l’Amérique du Sud, au cours duquel je suis passé revoir les « jangadas » et les « jangadeiros » du Ceara brésilien, quelques semaines après avoir amarré ce premier « Jangada » dans le port de Salvador de Bahia, pour participer au carnaval ! C’est au cours de ce voyage (initiatique) que j’ai appris à naviguer en solitaire. A l’époque biensûr, il n’y avait pas de pilote automatique (mais des régulateurs d’allure mécaniques, j’avais un Atoms), et pas de GPS (mais je savais me servir d’un sextant).
Je n’ai malheureusement pas fait numériser les photos argentiques des jangadas brésiliennes que j’ai réalisées il y a plus de 30 ans, mais vous trouverez sur Internet plusieurs sites en français (dont celui d’une association nantaise http://jangadanantes.free.fr ) qui traitent de ce sujet passionnant. Barbara, il n’y a pas si longtemps, m’a offert le précieux livre « Mucuripe » (du nom du quartier des pêcheurs jangadeiros de Fortaleza, la grande ville du Ceara brésilien), disponible à la librairie de la Corderie Royale de Rochefort.
Avez-vous remarqué ? Sur notre voilier sont apposées çà et là des petites voiles jaunes de jangadas.
Voilà, vous savez pourquoi j’ai donné ce joli nom à mes voiliers successifs, et peut-être aussi pour me faire pardonner un peu si jamais, de nuit, au large de la côte du Brésil, je n’ai pas toujours su voir la petite luciole lorsque j’étais Officier de quart à la passerelle des cargos de la Compagnie de Navigation d’Orbigny…
A bientôt, vous tous, cette fois pour larguer les amarres, et voir s’éloigner dans le sillage de « Jangada » les tours de la cité rochelaise.
Olivier, jangadeiro
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