dimanche 11 septembre 2011

N°9 – TRAVERSEE COCOS KEELING – RODRIGUES

MESSAGE N°9 _ Dimanche 11 Septembre 2011
Distance à l’arrivée : 501 milles/Distance au départ: 1483 milles Distance journalière parcourue vers Rodrigues : 183 milles



Bel après-midi hier, avec un horizon à nouveau ensoleillé et sous nos yeux de grandes vallées marines, une houle ample venue de loin, sur laquelle le bateau s’élève et redescend sans effort,  presque imperceptiblement pour l’équipage. Grand-voile à un ris et solent, on marche à 8 nœuds environ.

J’ai mis une ligne à l’eau sans succès, je n’ai plus mes leurres orange préférés, tous arrachés par des gros poissons aux dents acérées entre Christmas Island et les Cocos (Keeling). Je me demande toujours comment font les poissons prédateurs qui mordent à l’un de nos leurres, et qui, trop gros pour le calibrage de la ligne (80/100) cassent le bas de ligne et partent avec l’hameçon et le leurre, généralement un octopus en plastique fluo, dans la mâchoire.. Certains doivent parvenir à s’en débarrasser, mais d’autres sûrement pas, compte tenu de la difficulté que l’on a parfois à leur enlever de la gueule, une fois ramenés à bord.

Et dans ce cas, il doit être difficile pour eux de continuer à être performants dans leurs chasses. Affaiblis dans leur nage, ils doivent probablement se rabattre sur des proies plus faciles, plus petites.

S’adapter pour survivre. Certains doivent même changer radicalement de statut, et de celui de prédateur chassant, passer à celui de proie chassée. Dur dur… Je suis toujours emmerdé quand cela se produit, d’une part pour avoir perdu un bas de ligne, mais encore plus de savoir que le poisson a contracté un sacré handicap pour sa survie.



Barbara (qui sera - vous vous en doutez - contente d’arriver à Rodrigues, mais nous aussi !) nous a confectionné un délicieux gâteau au chocolat noir à la vanille, que l’on a fini ce matin au petit-déjeuner.



J’ai terminé un bon roman, « Le marin américain » de Karsten Lund, qui a reçu le prix Gens de Mer – Etonnants voyageurs (Actes Sud/Babel - Merci Blandine, comment vas-tu, on pense fort à toi !). Ca se passe au Danemark, du côté de Skagen, entre Skagerrak et Kattegat, dans les landes désolées du Jutland. Je passai de bons moments à le lire ces derniers jours, et n’avais pas trop envie que l’histoire se termine… Je ne lis pas à la même vitesse que Barbara, qui doit lire dix bouquins, quand j’en lis un. Je prends, je lis deux chapitres, je savoure, je pose, puis je reprends. Je ne suis qu’un amateur de la lecture, elle est une pro… Du coup, quand je lui dis : « Ouais, c’est bien écrit ce bouquin, et y a un bon scénario ! »  La belle de me répondre : « C’est pas mal, mais il y a quand même des passages un peu cul-cul, trop prévisibles ! ». Ca obscurcit un peu mon plaisir, ce jugement de pro, moi je me contente de lire au premier degré, conformément aux seules choses que je sache faire…



Cette nuit, la plaine lune portait un éclairage argenté et scintillant de mille reflets bien agréables sur les étendues marines autour de nous.

La mer avait beaucoup perdu de sa force, et le bateau partait sur la houle dans de grandes glissades aquatiques, pas mauvaises pour la moyenne journalière. Lors d’une ronde de quart, j’ai eu la surprise de découvrir une forme habituelle sur la batayolle avant bâbord. Le genre de truc qui me saute aux yeux en une fraction de seconde, même de nuit, tellement mon regard est désormais habitué à remarquer le moindre détail anormal à bord. C’était une visite nocturne. Un grand fou de bassan, qui avait choisi notre voilier pour venir s’y reposer. Je n’ai pas assisté à ses travaux d’approche aériens, relativement longs en général, car les animaux sauvages sont bien sûr naturellement méfiants et n’exposent pas leur vie facilement au prédateur humain. Le pont désert l’avait mis en confiance : il dormait. Mais un fait souvent constaté m’a toujours interpellé. Il faudrait que je demande une explication à mon copain Fabrice, le piafologue (pardon ornithologue) patenté qui, shangaïé volontaire comme moi par la Grande Dame (Isabelle Autissier) pour aller naviguer en Antarctique en 2006, saurait m’expliquer ce choix des oiseaux de mer. Car il faut faire le distingo, il y a plusieurs catégories d’oiseaux qui décident d’apponter sur un voilier au large.

Les oiseaux terrestres d’abord, qui ont perdu leurs repères et sont paumés en mer depuis des heures, parfois des jours, et qui se posent en catastrophe, épuisés et traumatisés. Ils sont dans un environnement hostile, inhabituel pour eux. La plupart du temps, ils ne mangent pas ce qu’on leur propose, et boivent rarement. Si le voilier ne passe pas à brève échéance à proximité d’une terre salvatrice, en général ils meurent. Ca m’emmerde toujours. J’ai envie de leur expliquer qu’ils n’ont qu’à se planquer dans un coin abrité du vent, à bouffer et boire ce qu’on leur donne en abondance, à déféquer sans se gêner, et à attendre un peu dans notre petite pension de famille pas chère, les traversées ne sont jamais bien longues. Mais non, la nature est faite autrement. Leur traumatisme est trop grand, ils se laissent le plus souvent dépérir, et meurent en quelques heures. Les oiseaux de mer, c’est différent. Ils sont beaucoup mieux armés pour survivre. La plupart sont juste sujets à une faiblesse passagère. D’autres malades, ou en fin de vie. Certains doivent assimiler le bateau à un flotteur providentiel, comme il en existe en mer. Naturels (troncs d’arbre, souches, planches, branches de palmier à la dérive…), ou artificiels (fûts métalliques, bidons plastiques, flotteurs de pêche ou de perliculture…). D’autres encore sont simplement opportunistes. Ils observent l’activité sur le pont, et, s’ils constatent que c’est calme, se disent pourquoi ne pas en profiter pour passer une nuit au sec, plutôt que posés sur l’eau ? Dans ce cas, l’approche aérienne commence, et, avec les mouvements du bateau, ceux de la mâture et du gréement, elle n’est pas facile. Les plus méfiants tentent la tête de mât, ou la corne de grand-voile, mais aucun n’y tient perché plus de quelques secondes : les mouvements là-haut sont trop brutaux. A bord de Jangada, équipé de batayolles rigides en inox tout autour du pont (un gros atout pour la sécurité), c’est  sur la main courante supérieure qu’ils choisissent quasiment tous de se poser. Mais ce qui m’étonne, c’est qu’ensuite ils y restent, au lieu de gagner le pont,  l’abri du pied de mât ou celui des coffres latéraux, beaucoup plus confortables et protégés. Ils passent ainsi toute la nuit en équilibre instable, en plein vent, et sont même parfois tenus de déployer brièvement leurs ailes pour ne pas être désarçonnés. J’ai toujours envie de leur dire : « Hé, mon pote le piaf, mets toi plutôt là, à l’abri, tu seras en sécurité, pas besoin de lutter pour garder l’équilibre, personne t’emmerdera, tu dors, tu récupères, tu reprends des forces, tu repeins le pont c’est pas grave on lavera, et demain tu repars vivre ta vie d’oiseau du large, en pleine forme. C’est cadeau, profites-en ! » Mais non, le piaf restera toute la nuit sur sa batayolle, à lutter contre le vent et les mouvements brutaux. Allez comprendre. C’est sans doute qu’ils sont faits pour ça, ça ne les gêne guère. T’en penses quoi, le piafologue ?

A l’aube, j’ai passé une heure à observer le fou de la nuit s’éveiller doucement, tourner la tête, regarder en l’air le mât et les voiles derrière lui, faire sa toilette, se pomponner les plumes, larguer une petite crotte, s’ébrouer, déployer les ailes sans quitter son perchoir, s’échauffer, regarder avec dédain le long du bord les premières tentatives d’envol maladroit des petits poissons volants (1 à 2 cm de long), et puis, avant que le disque solaire ne passe l’horizon, s’envoler pour de bon. Il a virevolté deux ou trois fois autour du bateau, comme s’il hésitait à quitter définitivement un si bon guest-house, et puis il s’est éloigné, et a disparu à mes yeux loin dans les vagues.

Ciao, l’oiseau, et bon vent !

Olivier