dimanche 11 mars 2012

Billet N°150 – Brève relâche dans les sables de Sandwich Harbour, Namibie…

Samedi 28  Janvier 2012 -
Par Olivier


Au matin du 28 Janvier, en provenance de Spencer Bay, nous naviguons dans la brume vers le nord, à une quinzaine de milles de la côte. Veille radar, veille visuelle dérisoire, juste pour apercevoir les phoques qui nagent à quelques mètres du bord…Vers 09H00, la visibilité s’améliore un peu, laissant filtrer quelques pâles rayons de soleil.

Il fait frais, 17°C, et l’humidité ruisselle partout. La température de l’eau de mer est à a peine plus de 13°C. Le vent qui souffle en bordure du désert apporte toujours avec lui quantité de fines particules de sable, qui se mélangent avec les gouttelettes d’eau condensées : le bateau est sale, mais il faut s’y habituer, lutter dans ce cas pour tenter de le garder à peu près propre ne sert à rien.



Jangada est un des rares voiliers (pas plus de 5 à 10% de la flotte des bateaux de voyage) ayant contourné l’Afrique qui, après le passage à Cape Town, a effectué le crochet par la Namibie. La plupart des bateaux renoncent à cause des difficultés annoncées de la navigation dans le courant de Benguela. Ils gagnent directement Sainte-Hélène. C’est vraiment dommage, car la Namibie vaut le détour et la peine. Il convient de largement relativiser le problème. Certes, après des mois passés dans les eaux chaudes des tropiques, enfiler sa veste de quart et parfois même une paire de chaussettes et des bottes (à force de tremper dans l’eau froide du pont au cours de la nuit, j’avais parfois froid à mes pieds nus) est une perspective assez peu enthousiasmante. Mais si l’on décide, comme nous l’avons fait, de remonter la côte avec une sécurité latérale systématique d’au moins 10 milles, qui vous met largement à l’abri de tous les dangers côtiers, mais aussi de la plupart des bateaux de pêche (qui travaillent plus près de la côte) et des navires marchands (qui passent plus au large), en ayant un œil régulier sur le radar (d’ailleurs pas indispensable, simplement une aide supplémentaire appréciable dans la région), et sur la dérive due au courant, généralement parallèle à la côte, pour finalement ne faire route vers le havre choisi qu’avec un angle minimum de 60° le moment venu, la navigation le long des côtes namibiennes ne pose pas de difficultés insurmontables. Les bons mouillages sont relativement peu nombreux, c’est vrai. Question timing, nous nous adaptions à l’alternance des vents thermiques qui sévit dans la bande côtière : petit vent de secteur nord (5 à 15 nœuds) le matin, disparaissant en milieu de journée pour laisser la place vers 15H00 à un vent de secteur sud plus soutenu (15 à 25 noeuds).



Je décide de tenter d’approcher le havre de Sandwich Harbour, à une trentaine de milles au sud de Walvis Bay. Sandwich Harbour n’a jamais été un port, tout au plus un mouillage bien protégé du temps où les phoquiers, baleiniers et pêcheurs pouvaient entrer avec leurs navires dans cet étrange lagon au pied des dunes de ce qui est aujourd’hui le Namib-Naukluft National Park. Le nom de la lagune provient de celui d’un baleinier de l’armement londonien Enderby & Sons, qui avait pris l’habitude de relâcher dans le lagon en 1785 et 1786. Le navire savait y trouver un mouillage parfaitement protégé, en eaux profondes.  Quelques installations rudimentaires ont été montées à terre à la fin du 19ème siècle (1880-1890), mais il n’en reste plus aucune aujourd’hui… Seulement quelques débris rouillés, que le temps achève de détruire. Le poisson y était débarqué, l’huile de requin, les peaux de phoques, et le guano aussi. Les marins trouvaient autrefois, à la base des dunes, quelques filets d’eau douce résultant principalement de la condensation des fines particules d’eau en suspension dans l’air, constituant la brume.

En 1895, les lois obscures de l’hydrologie combinées à celles non moins prévisibles à l’époque de l’hydraulique eurent pour action conjointe d’ensabler la passe. Le Porto d’Ilheo des découvreurs portugais n’est plus aujourd’hui qu’une lagune à l’entrée de laquelle on ne trouve plus guère qu’un mètre d’eau à marée haute. Plus question d’y entrer en voilier, d’autant que l’intérieur de la lagune est également très peu profond, y compris pour l’annexe.

Les navires se dirigèrent alors vers Walvis Bay, et, à l’aube du XXème siècle, la lagune de Sandwich Harbour ne vit plus perdurer que l’exploitation du guano. A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, plus de 700 tonnes de guano étaient extraites chaque année à Sandwich Harbour. Une activité dont la guerre entama le déclin définitif.



Comme je l’espérais, la visibilité s’améliore d’heure en heure, et nous entrons dans la baie avec 2 milles de visibilité, tendance à l’augmentation. Il est 11H00 du matin. Nous approchons prudemment des langues de sable basses qui bordent l’entrée de Sandwich Harbour, difficilement repérable de loin. De nombreux oiseaux marins ont élu domicile dans le lagon. Nous passons entre quelques navires de pêche locaux, à l’ancre dans la baie. Le fond de sable remonte de façon régulière, et nous jetons l’ancre par 8 mètres d’eau à une centaine de mètres de l’entrée de la lagune, à l’extérieur et légèrement dans l’ouest pour éviter la veine de courant principal que l’on aperçoit au droit de la passe. Le mouillage semble tenir bon, nous tirons copieusement sur les 70 mètres de chaîne dévirée avec les deux moteurs en arrière, histoire de ne pas retrouver notre catamaran à la côte.

Une demi-heure plus tard, nous embarquons dans l’annexe et partons à la découverte de la lagune.

Nous nous faufilons dans la passe, entre les bancs de sable qui affleurent à la surface, et sur lesquels l’eau accélère. La marée descend, il y a 3 ou 4 nœuds de courant sortant dans le goulet. Sur la grève, quelques pélicans d’un blanc immaculé, et des centaines de cormorans d’un noir d’encre se sèchent aux premiers rayons du soleil. La lagune est envahie de bancs de sable qui obligent à chercher un passage à tâtons vers la base des dunes. Moteur relevé au maximum, on s’échoue, on revient un peu en arrière, on contourne, ça passe. Puis on touche à nouveau, on descend, on hale l’annexe à la main, la profondeur s’améliore un peu, on remonte dans le dinghy, et on repart. Après environ 2 milles d’un parcours sinueux, nous atteignons le fond de la lagune.

Dans les années 1930, il y eût une tentative de créer une île à guano à Sandwich Harbour.. Des pompes venues de Hollande acheminèrent des milliers de tonnes de sable au centre du lagon ; mais le sable ne manque pas dans le coin, des millions de tonnes, il en revenait toujours : les marées sont un phénomène immuable capable de venir à bout de n’importe quelle entreprise humaine. L’entreprise fût ruinée avant même d’avoir commencé : les chacals parvenaient à passer à marée basse, ils se rendaient sur l’îlot aux oiseaux, et ceux-ci ne s’estimant pas en sécurité, ne s’y installèrent jamais vraiment…

La nature a repris ses droits, les hommes sont partis - en laissant, comme d’habitude, quelques traces de leurs activités passées -, et les oiseaux, les phoques et les chacals sont restés. Les méduses aussi. Ce sont elles que nous découvrons en premier en débarquant au pied de ces immenses dunes. D’incroyables méduses aux couleurs rouges, étendues sur le sable, abandonnées par l’eau le temps d’une marée.

Les enfants foncent vers les dunes avec leur wake, ils comptent y faire des glissades, mais il faudra auparavant les escalader, ce qui représente un bel exercice physique. On se hisse de 50 cm, on redescend de 30 cm, on a donc progressé de 20 cm, et on recommence…

Nous les laissons à leurs jeux d’ados, et Barbara et moi, qui aimons bien marcher, filons vers les herbes hautes et les petits bosquets de verdure rabougris que l’on aperçoit au loin, logés au creux des dunes en bordure de lagune.

J’aperçois au loin un chacal en maraude sur la grève. Les visites à Sandwich Harbour sont rares, bien que quelques visiteurs viennent parfois de Walvis Bay en 4 x 4 ; il s’est fait surprendre et file se cacher dans les hautes herbes qui poussent à l’abri des buttes de sable.

La faune et la flore de Sandwich Harbour sont particulières. Elles profitent de la réunion rare du désert et de la mer incluant la présence exceptionnelle de l’eau douce, due au courant de Benguela, dont les eaux froides provoquent la formation très régulière de la brume. La brume, c’est l’eau, et l’eau c’est la vie. La progression des dunes est freinée par la végétation qui pousse en bordure de lagune. Les springboks, les autruches, les chacals à dos brun et les hyènes brunes fréquentent régulièrement Sandwich Harbour. Mais aussi des insectes et des reptiles endémiques de cette zone humide mondialement connue des biologistes spécialistes.

La lagune est aussi, surtout, un paradis pour une multitude d’oiseaux marins. Aux pélicans et cormorans s’ajoutent les flamands, les grèbes, les sternes et, selon la saison, de nombreuses autres espèces de migrateurs. Les ornithologues estiment que 70 000 oiseaux sédentaires résident à Sandwich Harbour, mais un recensement effectué en pleine saison en 2001 en a dénombré près de 320 000.

Ce paysage dunaire est majestueux, mais ici, la vie est localisée sur la côte. Un grand goéland mécontent de notre visite vient faire mine de nous attaquer en piqué, mais son stratagème est surtout bruyant. Il ignore certainement qu’à ce niveau j’ai fait mes classes en Antarctique, où les skuas, peu habitués à la présence humaine, se montrent parfois agressifs, surtout lorsqu’ils ont des petits, allant jusqu’à percuter la caméra ou l’appareil photo, comme cela m’est arrivé plusieurs fois. La réponse est facile, lorsque les oiseaux attaquent : le poing en l’air, et ils prennent aussitôt cette nouvelle extrémité, la plus haute, comme repère, ce qui met à l’abri votre visage. Sur le sable de l’estran, des empreintes fraîches de chacal. Ils ne sont pas loin, à l’affût d’une opportunité alimentaire.

Au fond d’une petite anse, entre deux dunes de sable vierge, un petit vallon parsemé de buttes de sable durci est recouvert d’une maigre végétation. Il doit y avoir une nappe phréatique là-dessous, à quelques mètres de la surface.

A quelques centaines de mètres de la mer, hors de portée de la marée, nous découvrons les débris de ferraille d’un ancien atelier, mais il est difficile de savoir à quoi il servait : traitement du poisson, des foies de requins, de la graisse de baleine, des peaux de phoques ?

Encore quelques années, et ces dernières traces de l’activité humaine à Sandwich Harbour auront complètement disparu.

Nous faisons le tour des ferrailles, mais ce qui m’intéresse davantage depuis quelques minutes, c’est le manège des chacals. Ou plus exactement d’un chacal.

Car le vallon est habité par plusieurs de ces animaux. Mais ils ont tous fui à notre approche. Tous sauf un. Oh, non pas en détalant à toute vitesse, la peur au ventre, mais plutôt à regret, en trottinant pour monter sur la dune la plus proche, en s’arrêtant au sommet, en essayant de jauger le danger représenté par ces deux intrus bipèdes sortis d’on ne sait où, puis en disparaissant sur l’autre versant.

Seul le plus grand d’entre eux, un mâle, a décidé de dominer sa peur instinctive et de tenter de jauger l’éventuelle opportunité que représente notre visite. C’est un black-backed jackal, l’espèce la plus commune sur la côte namibienne. Dès que j’ai aperçu ce chacal, à une bonne centaine de mètres, j’ai vite constaté en l’observant attentivement qu’il était plus curieux et moins téméraire que les autres. Probablement le mâle dominant de la bande. Dès lors, laissant Barbara en arrière (elle n’est jamais à l’aise avec les animaux, qui le perçoivent très vite), je me suis efforcé d’avancer à découvert, sans chercher à me cacher à ses yeux, mais très lentement, en évitant le moindre geste vif ou qui pourrait être interprété comme agressif ou dangereux par l’animal. Je l’observe du coin de l’œil, mais je m’efforce de ne jamais me diriger ostensiblement vers lui. Il bouge, change de place, ne me quitte pas un seul instant des yeux, et maintient toujours entre nous une distance de sécurité. Au début de cette séquence d’observation - ou de séduction - réciproque, elle est de l’ordre de cinquante mètres. Mais, au bout d’un quart d’heure sans faux-pas, elle s’est réduite de moitié. Le chacal est toujours prêt à fuir à toutes jambes, mais il prend sur lui et reste dans la zone, qui est à l’évidence la sienne. Nous sommes des intrus, il nous le fait comprendre en n’abandonnant pas le terrain. Mais il a analysé la situation, et compris que nous n’étions pas des proies abordables pour lui. Pas de signe de faiblesse physique, pas de réflexe de méfiance ou de peur chez nous. Il sait que le rapport de forces, le critère d’analyse le plus important chez les prédateurs, ne lui est pas favorable, loin de là.

Alors, j’imagine qu’il est sous l’emprise de la curiosité, certainement mêlée à l’opportunisme qui habite cette espèce. Il y aura peut-être quelque chose à gagner à cette rencontre, à manger s’entend, voilà ce que pense mon chacal. Il a sans doute eu l’occasion, un jour ou l’autre, de finir les restes d’un pique-nique au bord de la lagune. Et comme l’intrus que je suis a l’air calme et non agressif, l’animal parvient à dominer sa peur instinctive de l’homme. Au moindre de mes gestes cependant, ses oreilles se dressent, ses yeux me fixent avec intensité. De temps à autre, je m’assois, sans trop le regarder. Puis je me lève doucement, mon lourd téléobjectif à la main, et j’entreprends de me rapprocher de lui, mais jamais de front, toujours par des voies détournées. Et je m’immobilise à nouveau. A chaque fois, le chacal est sur le point de s’enfuir, mais il finit par s’habituer à cette nouvelle donne, et il s’immobilise à nouveau, tendu, tous les sens en alerte, mais toujours là. Alors, par jeu, je continue mon manège. J’aurai plaisir à raccourcir de plus en plus la distance de sécurité imposée par l’animal. Au bout d’une demi-heure de concentration déguisée chez moi en nonchalance, elle ne sera plus que d’une petite dizaine de mètres. Je suis content de ma petite performance animalière ! Mais Barbara s’impatiente, elle a commencé à rebrousser chemin vers ses propres petits. Des fois qu’un chacal…

Je prends quelques images et puis, après un dernier regard amical à mon chacal de rencontre, nous nous séparons sans un mot. Chacun reprend la vie que lui a dicté la nature.

Je me lève avec lenteur, fais demi-tour et m’éloigne doucement vers la lagune. Par-dessus mon épaule, j’observe le chacal. Il me laisse parcourir quelques dizaines de mètres, puis entreprend de me suivre à distance.

Je disparais bientôt à sa vue au détour d’une dune qui chute dans le lagon, et ne le reverrai plus. Il passera sans doute du temps à renifler nos traces, mais ne trouvera rien à se mettre sous la dent.

Alors il repartira arpenter les rives de Sandwich Harbour, à la recherche d’un oiseau malade, d’un jeune phoque ou d’un reptile imprudent…

Longue vie à mon black-backed jackal !

En route vers Walvis Bay !

Photo 1 - Mouillage à Sandwich Harbour...
Photo 2 - D'immenses dunes de sable, que les enfants (au centre) dévalent sur un wake...
Photo 3 - C'est parti pour Adélie!
Photo 4 - Après la prise d'élan, le larguage...
Photo 5 - ... puis la glissade vers le lagon!
Photo 6 - Des dunes grâcieuses à l'infini...
Photo 7 - Barbara, Marin et Adélie dans les sables du Namib...
Photo 8 - Pour parvenir au fond de la lagune, tous les moyens sont bons!
Photo 9 - Sous l'oeil des autochtones à plumes...
Photo 10 - Pélicans et cormorans...
Photo 11 - En arrivant sur le rivage...
Photo 12 - ... on découvre d'étranges méduses...
Photo 13 - ... que le Captain fixe sur la pellicule...
Photo 14 - Jolies méduses, ma foi...
Photo 15 - Une beauté étrange...
Photo 16
Photo 17
Photo 18
Photo 19
Photo 20 - Nous marchons un peu, Barbara et moi...
Photo 21 - ... et découvrons des restes d'activité humaine...
Photo 22 - Des morceaux de ferraille...
Photo 23 - ... que le temps qui passe...
Photo 24 - ...aura bientôt complètement détruits...
Photo 25 - Mais je me souviendrai de ma rencontre...
Photo 26 - ... avec ce black-backed jackal...
Photo 27 - Une demi-heure d'observation réciproque...
Photo 28 - ...et quelques images...
Photo 29 - ... en guise de souvenir...
Photo 30 - ... de l'énigmatique chacal de Sandwich Harbour!